Par Jacob Cohen
Les dernières élections ont vu le parti dominant subir une défaire cinglante et être relégué loin derrière les autres partis. Ce qui peut sembler un phénomène relativement rare mais classique prend ici d’autres significations et même au-delà des frontières.
Le Parti pour la Justice et le Développement, que l’on qualifie habituellement d’islamiste, a subi un échec spectaculaire, qui a surpris par son ampleur et sa soudaineté. Rarement un parti aura passé de l’exercice du pouvoir au sommet à la quasi-disparition.
Le PJD paie ainsi son aveuglement face à la réalité du pouvoir marocain, son louvoiement constant entre le respect de ses principes et les nécessaires compromissions, son refus de trancher dans les moments décisifs.
Dès son lancement, le parti avait connu une vague de sympathie impressionnante. On sortait de décennies d’immobilisme politique, avec les mêmes acteurs qui se soumettaient au bon vouloir du Souverain. La corruption et la gabegie régnaient partout. Le vernis libéral était un leurre savamment entretenu grâce à la complaisance étrangère.
Le peuple marocain fantasmait sur un renouveau improbable. Et puis est venu ce parti avec des idéaux qui lui parlaient, des gens hors du système, qui promettaient la moralisation de la vie politique avec une référence marquée pour la religion. Ce dernier point avait son importance. Le Maroc se prétendait certes un pays musulman, avec des cérémonies religieuses officielles, par exemple les causeries du Ramadan présidées par le Roi, mais peu étaient dupes du double discours et des pratiques sur le terrain. Rappelons pour mémoire la construction de la grande mosquée saoudienne et des institutions culturelles y attenantes sur la Corniche de Casablanca, censée faire oublier des excentricités peu compatibles avec l’Islam des visiteurs du Golfe.
C’est dire si l’apparition du PJD avait suscité de grandes espérances, et ses références à l’islam n’étaient pas pour déplaire. La société marocaine est majoritairement attachée aux valeurs traditionnelles. C’était aussi l’époque où dans le monde arabe on espérait trouver dans l’islam politique une issue naturelle après l’échec de toutes les idéologies importées et une corruption endémique qui leur était imputée. Un gouvernement dirigé par des pratiquants sincères ne pouvait que défendre les intérêts fondamentaux du peuple. Et ce d’autant que le PJD ne se présentait pas comme le parti qui voulait imposer une tyrannie intégriste. Beaucoup de Marocains, modernistes par essence et par culture, n’auraient pas vu d’un mauvais œil un « assainissement » indispensable que seul ce parti pouvait réaliser.
On peut penser ce qu’on veut de la Monarchie marocaine, mais elle est d’une perspicacité redoutable pour déceler la moindre menace à son pouvoir absolu et pour la juguler avec maestria et cynisme. Il suffit de rappeler comment Hassan II s’était joué de l’USFP et de son chef historique pendant 30 ans avant de lui offrir enfin un pouvoir démonétisé dont il avait su seul tirer tout le bénéfice. Le Palais offrit alors au PJD de se présenter aux élections mais en limitant volontairement sa participation sur une partie du territoire. Question de « stabilité » dans un Maroc qui doit évoluer avec « prudence ». Le parti « islamiste » joua le jeu et arriva même au sommet du pouvoir. Mais pour faire quoi ?
Le Parti pour la Justice et le Développement a occupé pendant deux législatures des postes clés dont celui de premier Ministre. Certes il devait partager le pouvoir avec d’autres partis, mais le principal obstacle à l’application de son programme était le Monarque. Non seulement la constitution marocaine donne au Roi des pouvoirs exorbitants – à l’image de la constitution française dont elle s’est inspirée – mais ce dernier dispose d’une aura qui le rend intouchable, politiquement parlant. Lorsque Mohamed VI a organisé un référendum en 2011 réformant la constitution, pour éliminer toute velléité de « printemps marocain », et bien que cette réforme ne fût que cosmétique, tous les partis ont appelé à voter oui. Personne n’aurait imaginé une autre prise de position. Toute réserve aurait été considérée comme une atteinte à la personne sacrée du Roi.
Le PJD était conscient de cet obstacle insurmontable. Il fut constamment « assis entre deux chaises ». D’un côté il connaissait la nature du pouvoir et son inclination pour un capitalisme mondial grevé de prébendes et dont le Monarque était un des principaux bénéficiaires. De l’autre il pensait bénéficier de la légitimité populaire pour pousser à quelques réformes décisives.
Au final, si on juge un arbre à ses fruits, le PJD aura totalement échoué. On peut même dire qu’il est tombé dans le piège royal avec une facilité consternante. Il a joué son rôle historique voulu par le Roi avant de prendre la sortie, une sortie probablement définitive et sans honneur. Son désaveu aura montré à la population que la politique est décidément chose sérieuse que l’on ne peut confier à quelques idéalistes dépassés par l’Histoire, et que la morale religieuse n’a rien à voir dans la conduite d’un pays. Les Marocains auront bien appris la leçon puisqu’ils ont conduit à la tête du gouvernement un homme d’affaires accompli, un businessman ouvert à l’international et très compréhensif des intérêts économiques de la Monarchie.
Sans revenir sur les nombreuses occasions qui auraient pu permettre au parti islamiste de « sauver l’honneur » et de ne pas trahir totalement son électorat, citons la dernière. Le Roi avait décidé de normaliser ses relations avec Israël. Il avait ses raisons. Ce n’est pas le lieu ici de les évoquer. Cette décision ne rencontrait pas l’adhésion populaire, c’est le moins que l’on puisse dire. Les partis politiques traditionnels, habitués aux magouilles, aux prébende et aux trahisons, et sachant que les faveurs viennent de Sa Majesté, ont mis leurs convictions (s’ils en avaient) dans leurs poches et un mouchoir dessus et ont fait de la surenchère dans leurs flatteries au Monarque visionnaire.
Mais le PJD ? Ce fut la dernière couleuvre qu’il avala. Il avait pourtant une très belle carte à jouer. Quelle sortie audacieuse ! Mais il demeura tétanisé, comme tout autre homme politique qui aurait eu la terrible charge d’être en désaccord avec le Roi. Pour le peuple marocain, il était alors devenu un parti comme les autres, triste constat, alors autant remettre au pouvoir les orfèvres affairistes et ne plus vivre d’illusions.
Les déboires du PJD nous amènent à faire cette remarque sur la nature du régime politique. Ce dernier a toutes les apparences d’un système moderniste reposant sur des législations cohérentes et appliquées par une administration relativement efficiente. Mais le système reste en dernier ressort profondément absolutiste, gouverné par un monarque tutélaire, devant qui toutes les dispositions législatives et tous les équilibres politiques s’évaporent pour laisser place à un rapport quasi féodal. C’est probablement ce trait que les dirigeants du PJD n’avaient pas pris suffisamment en compte.
Il nous reste à souligner la terrible désillusion de cet échec, non seulement au Maroc, mais dans tous les secteurs du monde arabe, qui cherchent depuis deux ou trois décennies, une voie d’émancipation nationale combinant l’identité islamique, l’héritage philosophique et culturel et les apports universels. La plupart de ces expériences s’étant réalisées dans la violence ont laissé un goût amer. On pensait qu’un gouvernement islamiste « modéré » – suprême exigence pour être adoubé par l’Occident – allait réhabiliter cette voie. Mais il semble que des forces obscures n’avaient pas intérêt à ce qu’elle réussisse.
Jacob Cohen