Par Khider MESLOUB
Au reste, autre spécificité inhérente au mode de production dominant : le capitalisme a érigé le travail en socle de l’identité sociale de tout individu. La centralité du travail, érigée en unique identité sociale, a contribué à rendre la valeur travail en norme sociale essentielle de l’existence. Sans travail, pas d’identité sociale. La bourgeoisie est de ce fait la première classe qui a fait du travail, ou du moins de son exploitation, le centre de sa « culture », de sa « vie quotidienne », parce qu’elle identifie son propre développement avec celui du processus de travail.
En effet, si les anciennes classes dominantes de l’époque féodale et antique avaient employé le « temps historique » sans impacter l’économie, la bourgeoisie, qui a fait de l’essor de la production de marchandises sa principale activité, a réinvesti le temps qu’elle a exproprié dans la base économique. Même le temps libre, le temps de loisirs, est phagocyté par la marchandisation des rapports sociaux. Désormais, le temps libre, accordé avec parcimonie (dans certains pays il ne dépasse pas deux semaines de congés), n’existe que comme prolongement de l’activité économique, un moment d’investissement lucratif pour les capitalistes activant dans les secteurs des loisirs.
La société capitaliste vante les mérites de la civilisation du loisir, selon la célèbre formule éponyme du livre de Joffre Dumazedier, paru au début des années 1960, en pleine période des Trente Glorieuses (devenues Éternelles piteuses depuis le milieu des années 1970, date de l’entrée du capitalisme dans la crise économique systémique).
La société capitaliste encense les 4 semaines de congés annuels octroyés aux esclaves salariés. Or, sous l’ancien Régime, à l’époque féodale, en Europe les lois de l’Église garantissaient au travailleur plus de quatre-vingt-dix jours de repos. Mieux : à l’époque de l’Antiquité, à Rome, le nombre de jours fériés pouvait atteindre le chiffre faramineux de 175 par an, sans parler de fêtes extraordinaires. Qui a dit que les classes dominantes de l’Antiquité et du Moyen-âge étaient plus barbares avec leurs sujets dominés que nos classes exploiteuses capitalistes contemporaines ?
Autre modalité inhérente au capitalisme pleinement développé, fondé sur l’anarchie de la production : les êtres humains, même leur gouvernement, ne décident pas à l’avance de ce qu’ils vont produire ni dans quelles conditions. Dans le capitalisme, ce sont des producteurs individuels – particuliers ou entreprises – qui produisent frénétiquement des marchandises pour des marchés anonymes dans des conditions de concurrence anarchique totale. C’est le règne de la production pour la production, destinée à une consommation solvable hypothétique et volatile. De la résulte les crises de surproduction permanentes. La société pourvue d’une solvabilité anémique ne peut absorber l’immense production de marchandises déversées abondamment sur le marché par des capitalistes assoiffés de profits, mais jamais soucieux de la satisfaction des besoins essentiels de l’humanité.
Autre caractéristique du capitalisme : la division du travail entre un travail intellectuel de gestion contrôlant et conservant une vue d’ensemble de l’appareil de production, et un travail manuel identifié a une pure exécution. Ne jamais perdre de vue que le travail intellectuel du dirigeant consiste à gérer le travail manuel des esclaves salariés. La domination du corps social par la sphère intellectuelle est une domination de classe. Le travail intellectuel est le privilège social qui accorde au dirigeant son pouvoir de domination. Elle lui octroie cette prérogative de gouverner les travailleurs manuels condamnés à l’esclavage salarié.
Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme
Ironie de l’histoire, selon la bourgeoisie, le travail est la condition nécessaire de la liberté. Pourtant, le travail n’a été paradoxalement dévolu qu’aux seuls prolétaires pour être accompli. Le travail rend libre, proclame la bourgeoisie. Néanmoins, la bourgeoisie, elle, s’est emparée de la seule liberté, en exploitant le travail des prolétaires. La liberté du bourgeois consiste à ôter aux autres leur liberté (d’exister socialement, de s’organiser politiquement, de s’autogérer économiquement : moyens concentrés par la classe dominante).
Cette même bourgeoisie a naturalisé le travail. Elle s’est ingéniée à présenter le travail comme une nécessité naturelle. En réalité, le travail n’est que la forme sous laquelle le capitalisme façonne l’activité humaine. En effet, on confond activité humaine et travail. Or, il faut distinguer ces deux notions. Si l’activité humaine a toujours existé pour permettre à l’être humain de se nourrir et de se perpétuer, le travail, lui, n’est que la forme spécifique que lui a imprimée le capital pour se valoriser.
Au reste, comme on l’a indiqué précédemment, le vocable travail est né à l’époque de l’éclosion du capitalisme. Étymologiquement, le terme travail vient du latin tripalium et signifie « instrument de torture ». Le mot est composé de « tri » (trois) et de « palus » (pieu), trois pieux ; il était surtout utilisé pour dompter les esclaves jugés trop paresseux, et aussi comme joug pour immobiliser les animaux. Au XIIe siècle, l’idée de souffrance était inhérente au concept du travail ; le sens de travail devient plus moderne, signifiant celui qui tourmente. Le mot travailler évoque aussitôt l’image de l’homme comme animal devant trimer comme une bête de somme pour vivre, souvent sous le joug d’un patron.
En revanche, le mot œuvrer, tiré du terme « œuvre », renvoie à l’idée de l’homme fabricant, qui fabrique (librement son œuvre – ce qui le distingue de l’animal qui, lui, travaille quand il a été dompté par l’homme -) consciencieusement son existence. Mais pour œuvrer il faut pouvoir disposer librement de son œuvre, ce qui n’est jamais le cas du travail (salarié) dont le produit revient intégralement au détenteur des moyens de production, autrement dit le capitaliste détenteur de l’argent.
En effet, être actif est autre chose que travailler, notamment dans le système capitaliste. Dans certaines sociétés fondées sur une autre forme d’économie, l’activité se faisait non en fonction de l’argent et du marché, mais sous la forme du cadeau, du don, de la contribution, de la création pour soi, pour la vie individuelle et collective d’individus librement associés.
Dans la future société humaine universelle débarrassée du capitalisme, l’homme va œuvrer, au sens noble du terme, mais ne plus travailler au sens animal du terme. Il œuvrera en artisan (de sa vie). Le mot artisan vient de l’italien artigano, dérivé lui-même du latin artis (art).
À l’origine, l’artisan est celui qui met son art au service d’autrui. En outre, comme on l’a souligné plus haut, ce noble mot artisan a la même origine que le terme « artiste ». Les deux mots sont demeurés synonymes jusqu’à la naissance du capitalisme au XVIIe siècle. Par la suite, artiste s’est appliqué à ceux qui utilisent leur art pour la distraction (de la bourgeoisie), tandis qu’artisan a été dégradé, essentiellement lié à l’esprit commercial, mercantile. Dans le processus de différenciation entre « travail » et « loisir » introduit par le capitalisme, on parle depuis lors d’artisan maçon, d’artisan menuisier, pour marquer l’aspect laborieux du terme, mais d’artiste peintre, artiste musical, pour souligner l’aspect noblement culturel du terme. Artisan renvoie au monde du « travail », tandis qu’artiste réfère à l’univers culturel raffiné. Alors qu’originellement les deux termes étaient associés, synonymes.
Le travail, exercé au sein du capitalisme, ne sert exclusivement qu’à fabriquer des produits et services en vue de multiplier l’argent, contraignant ainsi des millions de travailleurs à des labeurs inutiles. Dans cette société capitaliste de pacotille, quatre-vingts pour cent de la production est absolument superflue. Inutile. Cette production superfétatoire représente un dramatique gaspillage de temps et d’énergie de l’Humanité, mais aussi un tragique pillage de la richesse naturelle de notre Terre. Dans le capitalisme décadent domine la gadgétisation de la production. Pour assouvir sa soif de profits, assurer sa valorisation, le capital invente chaque jour de nouveaux besoins factices. Inutiles.
Pour bénéficier de la consommation frénétique de ces produits factices, la possession de l’argent est indispensable. Et pour posséder cette matière toxique, il faut se résoudre à se déposséder en travaillant, autrement dit se vendre, s’aliéner au double sens du terme. Le travail étant la seule valeur rapportant de l’argent, au capitaliste comme au salarié, comme source respectivement de plus-value et de salaire, l’homme est contraint de vendre sa force de travail pour gagner ce sésame qui ouvre toutes les portes des cavernes d’Ali-Baba de la consommation : l’argent.
Qui plus est, l’esclave-salarié doit toujours travailler plus pour payer à crédit sa vie misérable ; jusqu’à s’épuiser dans le travail, à accepter de subir les pires humiliations. Ainsi, il consent à sacrifier sa vie au travail pour le profit de son patron. Aussi, pour lui rappeler la chance d’avoir un travail grâce à la générosité de son patron, le chômage a été inventé comme épouvantail afin d’effrayer le travailleur de toute inactivité. Car le chômage est vécu comme une déchéance sociale, une désocialisation, la fin de la consommation effrénée à crédit.
L’homme aliéné contemporain : esclave de son patron, exécutant de la machine ou de l’ordinateur
Que pourrait-il bien faire sans cette torture qu’est le travail ? Aussitôt, il serait désigné du doigt comme un impie de la société productive, un hérétique du travail, un blasphémateur de la servitude professionnelle. Et dire que ce genre d’activité aliénante est présenté comme une libération, une chance d’accomplissement social, de réalisation de soi. Quelle dégradation morale. Quelle déchéance sociale. Pourtant, enfermé dans ces bagnes de la production où tout est chronométré, millimétré, délimité, le travailleur est totalement dépossédé de lui-même. Il ne s’appartient plus. Il est l’esclave de son patron, l’exécutant de la machine ou de l’ordinateur.
Quand l’humble humanité laborieuse se résoudra-t-elle à abolir ce marché des esclaves salariés où viennent s’approvisionner les négriers des temps modernes, aujourd’hui marché professionnel banalisé à l’instar de la légendaire foire aux bestiaux ? Où est la différence entre l’esclave, le serf, le colonisé, le salarié ? Si différence il y a, elle est de degré et non de nature. Modernité oblige, et imposture démocratique aidant, il est vrai que, à la différence de ses congénères serviles des sociétés de classes des époques antérieures, le salarié a la chance de signer librement son contrat d’asservissement. Quel prodigieux progrès ! L’honneur est sauf : par la grâce du paraphe désormais à la portée de la multitude massivement scolarisée pour les besoins de la production-valorisation- reproduction du système capitaliste.
L’organisation scientifique du travail constitue l’essence même de la dépossession des salariés : à la fois du fruit de leur travail mais aussi de leur temps, sacrifié à la production automatique des marchandises ou des services dont les bénéfices reviennent aux seuls patrons. Assigné à reproduire les mêmes tâches répétitives et rébarbatives « intellectuelles » ou physiques, le salarié-esclave est cantonné à besogner uniquement dans un domaine spécialisé de la production. Sans maîtrise ni vue d’ensemble des autres « process » de fabrication. Cette spécialisation se retrouve à l’échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. La conception s’élabore en Occident, la production en Asie, le néant économique et la mort existentielle en Afrique. Pour le bénéfice du dieu-argent mondialisé.
Dans cette société capitaliste, le dieu-argent régente notre vie. Tout le monde est soumis à sa puissante attraction. Tout le monde lui voue un amour passionné. Chacun le courtise, veut l’atteindre, l’étreindre, le mettre sous son matelas, le coucher sur son compte bancaire pour le féconder, lui assurer des héritiers. L’argent impose sa puissance sociale. De là vient qu’il nous contraint constamment à calculer, à dépenser, à économiser. À être créditeur, débiteur. L’argent humilie l’homme. L’argent corrompt l’homme. L’argent pourrit les gens. L’argent est une matière nocive qui n’a pas d’équivalent, son pareil. Il s’impose comme l’unique valeur devant laquelle toutes les autres valeurs humaines s’inclinent, déclinent, se ruinent. Les valeurs humaines ne rivalisent pas devant sa puissante position dissolvante destructrice.
Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme. L’obligation de tout acheter et de (se) vendre constitue un obstacle à toute libération et autonomie authentiquement humaines. L’argent transforme les individus en concurrents, en rivaux, en ennemis. L’argent dévore l’humanité de l’homme. L’échange (monétaire, marchand) est une forme barbare du partage. Le calcul et la spéculation sont devenus le moteur des rapports sociaux.
Comme le proclame un commerçant dans une pièce de théâtre de Bertolt Brecht : « Je ne sais pas ce qu’est qu’un homme, je ne connais que son prix ». Telle est la doxa de toute civilisation asservie au culte de l’argent. Au sein de la société capitaliste, l’homme, en guise de cerveau, s’est doté d’une calculette. Sa raison raisonnante ne raisonne plus. Car elle est accaparée par les calculs égoïstes de sa vie glaciale, parasitée par sa logique comptable. Le quantitatif a triomphé du qualitatif. L’avoir a supplanté l’être, a planté son être.
L’argent nous ampute de nos possibilités. Car, dans ce système mercantile, ces possibilités ne se réalisent qu’au moyen de la solvabilité. L’argent méconnaît l’investissement gratuit, il n’est attiré que par l’échange lucratif. De sorte que des millions d’énergies créatives meurent faute d’oxygène monétaire nécessaire à leur accomplissement.
Combien d’intelligences demeurent en friche pour ne pas être nées riches. Des millions de diplômés sont réduits au chômage faute de débauché professionnel. Quelle aberration humaine, quel gâchis : le système capitaliste anarchique « éduque-forme » 20 ans durant des centaines de millions dans ces écoles-casernes pour, au final, leur offrir aucun avenir professionnel, perspective d’insertion sociale, car il n’a pas les moyens de les intégrer dans la production régie par l’argent, la valorisation, l’accumulation.