Contribution

DÉCRYPTAGE

Le commerce administré

Le commerce administré, le marché et les taxes ont été créés à Sumer (4000-2000 av. J.C) et à Babylone (2300 -539 av. J.C) [Irak et Syrie actuels].

Par Mohamed Belhoucine*

Le commerce administré, le marché et les taxes ont été créés à Sumer (4000-2000 av. J.C) et à Babylone (2300 -539 av. J.C) [Irak et Syrie actuels].

‘’ Les Mésopotamiens auraient donc inventé l’écriture, mais ne s’en seraient pas servis pour systématiser ni interroger leurs savoirs. À quoi servait-elle alors? D’abord à gérer les domaines, le commerce et l’administration, Les principales qualités de l’homme mésopotamien demeurent, le pragmatisme et le sens de l’observation, bien davantage que l’esprit spéculatif ou l’élan mystique’’.

Samuel Noah Kramer

 L’histoire commence à Sumer, édit. Champs, Flammarion 1956

Abstract :

  • L’économie sociale a été créée en Mésopotamie (Bien avant Karl Marx et Léon Walras).
  • La démocratie, le marché libre, les taux d’intérêts et le jubilé (annulation des dettes), n’ont pas été inventés en Grèce et en occident, mais en Mésopotamie (Syrie et Irak) et en Palestine occupée actuelle.
  • La pratique des jubilés (annulation de la dette) par les cananéens (les palestiniens) n’était pas mue par charité ou humanisme, mais motivée pour éviter la montée en puissance des grosses fortunes financières qui auraient menacé le pouvoir.             
  • C’est en tant que militant de l’abolition de la dette que le Christ sera mis à mort. L’église s’est mise définitivement du côté des créanciers et a renié le message du Christ sur l’abolition de la dette. L’église a été toujours du coté des classes dominantes et possédantes.

Dans ses deux ouvrages fondamentaux Karl Polanyi (Trade and Market int the Early Empire, Harry.W édition (1957) ;  Early Mesopotamien Society and Economy at the Dawn of history (Londres et New York), 1992) et ses disciples, auquel il faut ajouter le remarquable travail très synthétique d’Eric Toussain (Le Système Dette. Histoire des dettes souveraines et de leur répudiation, édit. Les Liens qui Libèrent, Pari, 2017), avaient cru pouvoir montrer qu’à Babylone et dans toutes les économies antiques du Moyen-Orient, il existait depuis très longtemps de l’industrie, du commerce et des lieux de marché (market places) mais que ces économies ne fonctionnaient nullement sur le principe du marché autorégulé, dans lequel les prix résultent des variations de l’offre et la demande. Le commerce, selon eux, était un commerce administré, mené par des fonctionnaires (tamkarums) et selon un système de prix fixés par l’Etat et non négociables. Des travaux récents, souvent d’ailleurs effectués par des disciples ou héritiers de Polanyi, établissent que ce n’est que partiellement vrai. Il a bien existé, en effet, un commerce administré, mais il existait aussi, à côté, un commerce de marché, à prix variables et négociables permettant à des particuliers de s’enrichir.

La monnaie a été créée par l’Etat à Sumer et Babylone (Irak et Syrie actuels).

Ce point capital va prendre tout son sens s’il est mis rapport avec une découverte encore plus capitale : celle que la monnaie de type moderne ne naît pas des transactions menées entre des individus selon une logique de troc ou sur les lieux de marché, mais qu’elle est une création de l’Etat, et en l’occurrence, à Sumer et à Babylone ou dans les monarchies voisines, du Palais et des temples. Sa formation première est de permettre aux bureaucrates, aux scribes, de calculer de manière synthétique ce qui doit être avancé à certains artisans et aux paysans ; et quelles taxes ceux-ci, en retour, une fois la récolte terminée, devrons payer au Palais. Les montants de ces taxes, telle quantité de grain de céréales, telle quantité d’argent, sont fixés à l’avance (Les tableaux confectionnés et fournis par Polanyi illustrent bien les prix préfixés à Sumer) pour que chacun sache bien à quoi s’attendre, ce qu’il devra payer précisément. Pourquoi une monnaie ? Parce qu’elle sert à mesurer dans une même unité les prix de tout un ensemble de biens et donc d’assurer leur convertibilité. Ce n’est pas le cas des monnaies archaïques comme le montrait très bien les travaux pionniers de Philippe Rospabé (La dette de vie. Aux origines de la monnaie, la découverte 2010) et que la monnaie créée par les Sumériens n’existait pas dans la Grèce archaïque ou en Crête, où les tribus versés au palais étaient évalués en nature. 

Ce sont les perses Achéménides (550-330 avant J.C) qui ont transféré tout le savoir monétaire des Sumériens et Babyloniens en Grèce (faits rapportés par Petru Rossi, ‘’La cité d’Isis’’). Et à ce titre selon Rospabé, ce sont les phéniciens (1200-300 Av J.C) qui ont introduit l’idée des taux d’intérêt monétaires en Grèce et en Italie vers 300 Avant J.C.

Le prix de la Dette à Sumer et Babylone

Les récoltes peuvent être plus ou moins bonnes. Si elles sont mauvaises, nombres de petits paysans ne pourront pas s’acquitter de leurs impôts. Il leur faudra s’endetter envers les plus riches qu’eux, et notamment auprès des commerçants ayant fait fortune sur le marché. En gage de leur dette ils donneront en esclavage à leur créancier, leur épouse, leurs enfants ou leurs propres esclaves.

L’annulation de la dette (qu’on appellera des jubilés) en (1500 -1000 avant J.C) par les cananéens et les ammonites (palestiniens actuels).

Dans les pionniers et remarquables travaux des assyriologues et des disciples de Polanyi, une découverte montrera que cet esclavage pour dette n’était pas irrémédiable. Les rois du temps des cananéens et des ammonites, notamment pour leur accession au trône, mais pas seulement, pouvaient en effet proclamer l’abolition des dettes personnelles, ce que la tradition palestinienne antique appellera des jubilés (les dettes commerciales, au contraire, celles qui avaient été faites à un commerçant ou à un entrepreneur qui avait investi avec cet argent, étaient conservées) et donc la libération des esclaves donnés en gage de ces dettes. Ils le pouvaient d’autant plus qu’une part importante de ces dettes concernaient des impôts non payés, autrement dit des dettes envers eux-mêmes.

La pratique des jubilés (annulation de la dette) par les cananéens (les palestiniens) n’était pas mue par charité ou humanisme, mais motivée pour éviter la montée en puissance des grosses fortunes qui aurait menacé le pouvoir.

Nulle charité ou humanisme dans cette pratique des jubilés, désormais bien documentée et avérée grâce aux recherches archéologiques et anthropologiques en Irak. Il était en effet essentiel pour le palais de conserver une importante classe de petits paysans propriétaires, plus efficaces et productifs que des esclaves, disponibles pour la corvée royale et pour le service militaire, d’une part ; et, d’autre part, d’éviter la montée en puissance d’une classe de riches créanciers, gros commerçants ou propriétaires qui aurait menacé le pouvoir du Palais et du Temple (parfaitement démontré par Polanyi, dans ses deux ouvrages fondamentaux cités ci-dessus).

C’est cette formule « d’économie mixte », appelé abusivement économie sociale qui a perduré pendant des millénaires et a assuré la prospérité des économies proche-orientales et la solidité (relative) de leurs structures politiques.

La démocratie, le marché libre et le jubilé (annulation des dettes), n’ont pas été inventés en Grèce et en occident, mais en Mésopotamie [Irak et Syrie actuels].

Dans ses remarquables travaux M. Hudson (Land Monopolization, Fiscal Crisis and Clean Slate ‘’jubilee’’ 1994 Robert Hunt edit.), montre que le marché libre existait à Babylone, en articulation avec le commerce administré. Pour l’essentiel en matière économique, les Grecs ont repris ce qui existait déjà, mais en l’affranchissant du contrôle de l’Etat. Là où ils ont innové, de manière pas vraiment démocratique, c’est en supprimant (sauf avec Solon, 640-558 av. J.C) l’institution du jubilé et la tradition de l’abolition des dettes et de l’esclavage pour dettes. 

La spécificité de la Grèce Athénienne c’est moins la démocratie, peut-être, que le triomphe définitif et irrévocable des créanciers sur les débiteurs. La Rome impériale consacrera cette victoire et l’imposera dans tout le bassin méditerranéen et au-delà.

Vers l’an 1000 av J.C ce sont les cananéens (Palestiniens) qui vont emprunter à Babylone la pratique des jubilés, l’annulation des dettes tous les cinquante ans.

Quand Jésus Christ commence sa prédication, la domination romaine est bien établie, et, de toute façon, les créanciers ont déjà définitivement assuré leur victoire et fait passer aux oubliettes la pratique des jubilés. Le grand prêtre Juif Hillel explique que si on abolit les dettes, plus personne ne pourra prêter et l’économie s’effondrera (tous les travaux récents montrent que c’est l’abolition au contraire qui permettait de faire repartir l’économie. Un exemple éloquent, est relatif à l’annulation des dettes de l’Allemagne en 1947 par les alliés qui a fait repartir l’économie allemande de façon époustouflante). 

C’est contre cette doctrine que Jésus se rebelle. Quand il chasse les marchands du temple ( aucune trace de ce ce temple selon Finkelstein et son équipe d’archéologue israéliens qui ont mené plus de 60 ans de fouilles archéologiques sans succès) c’est après leur avoir rappelé les sermons d’Isaïe qui, lui aussi, appelait à la rémission des dettes. La fameuse formule chrétienne « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés » veut en réalité dire « remettez-nous [pardonnez-nous] nos dettes comme nous les remettons à ceux qui sont endettés envers nous ». 

C’est en tant que militant de l’abolition de la dette que le Christ sera mis à mort. L’église s’est mise définitivement du côté des créanciers et a renié le message du Christ sur l’abolition de la dette.

L’église chrétienne a renié et a réinterprété le message du Christ. Les dettes ne pouvant plus être remises, ce sont les péchés qui vont pouvoir être pardonnés, et ils ne le seront pas tant ici-bas que dans l’au-delà. Spiritualisation de la dette. Mais qui signifie aussi sa sacralisation. Les dettes doivent être remboursées car s’endetter est un péché. Pourtant, de la tradition économique moyen-orientale, qui abolissait les dettes personnelles mais non les dettes commerciales, l’Eglise gardera une distinction essentielle, celle entre l’intérêt et l’usure.

Le dernier rapport 2022 d’Oxfam est accablant, nous assistons à un triomphe planétaire sans partage, et jamais vu, des créanciers sur des débiteurs asservis à la dette (nations et Etats comme individus). A l’hégémonie des 0,1% sur les 99,9% ? Comment en sommes-nous arrivés là ? Sur ce point Karl Polanyi nous livre des pistes et des éléments de réflexion tout à fait cruciaux. Une partie de la réponse passe par la mise en lumière de la défaite qu’ont subie à la fois l’économie politique classique à partir de 1870 et les réformateurs progressistes, inspirés par elle, de la fin du XIXe au début du XXe siècle (voir mes 6 papiers sur la rente et les revenus immérités).

Les chrétiens vénèrent toujours la parabole de Saint-Simon dénonçant les classes oisives et plaidant la cause des classes productives, travailleurs comme entrepreneurs. Toute l’économie politique classique de Smith à Stuart Mill en passant par Ricardo et Marx, nous rappelle Polanyi, procède de la même inspiration. Elle dénonce les revenus non gagnés, les enrichissements sans causes, les rentes, et entend en finir avec eux. Même Marx croit et espère que la finance, rationalisée et industrialisée, sera mise au service de l’industrie lui laissant le temps de se ressaisir dans son ouvrage qui résument toute la pensée Marxiste (Grundrisse, 1857-1858). Depuis une quarantaine d’années au moins c’est le contraire qui s’est produit, c’est l’industrie qui s’est financiarisée et qui se retrouve au service de la finance et soumise à sa loi.

Thorstein Veblen.

Dans ces deux siècles et demi d’évolution de la pensée économique, un auteur auquel est consacré de longs et passionnants articles est Thorstein Veblen, joue au tournant du XXe siècle un rôle central. Il est le plus important représentant de l’école américaine d’économie politique (ou encore institutionnaliste), frottée à l’école historique allemande (il faut savoir que les économistes américains à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle faisaient leur formation en Allemagne). En France, Veblen n’est à peu près connu que comme un sociologue, ou apparenté, auteur de la fameuse « Théorie de la classe de loisir » (si influente dans l’œuvre de Bourdieu). Mais, en réalité, il est avant tout un économiste, qui dénonce avec acharnement toutes les rentes, prévarications, ententes illicites, monopoles ou manœuvres frauduleuses qui entravent le développement de l’industrie et donc la satisfaction des besoins du plus grand nombre. Le propos dérangeait et vaudra à Veblen d’être exclu du royaume de la nouvelle science économique et relégué, « au sous-sol des sciences sociales, dans la sociologie ».

La dissimulation de la rente, des revenus non gagnés et de l’enrichissement sans cause par la nouvelle science économique postclassique actuelle, totalement entre les mains des judéo-khazars.

C’est que depuis 1870, avec l’apparition du marginalisme de Carl Menger, Stanley Jevons et Léon Walras, la « science économique » avait radicalement changé d’orientation et de style. Tous les faits économiques étaient supposés procéder des choix des individus consommateurs, de leur courbe d’utilité (marginale) ou de leurs préférences (nous avons été martelés par les courbes Walrassiennes de l’utilité marginale et de l’optimum de Pareto apprises en classe d’économie à l’université). Dans cette nouvelle donne épistémique, il n’y a plus de place pour les classes sociales, plus de distinctions entre salariés, entrepreneurs ou rentiers, il n’y a plus que des individus. Plus de distinctions non plus entre secteurs productifs et secteurs improductifs puisque tout ce qui trouve acheteur est censé satisfaire une utilité. Si quelqu’un perçoit de l’argent pour un produit ou un service, quelle qu’en soit la nature, c’est, par définition, qu’il l’a bien mérité, que ce bien ou ce service est par hypothèse « utile ». Mais utile à qui ? That’s the question, qui n’est plus guère posée depuis le triomphe de la science économique postclassique. 

Il est grand temps de tout revoir.

L’origine de la richesse de l’Etat du monde aujourd’hui.

L’essentiel de l’enrichissement aujourd’hui dans le monde capitaliste résulte moins d’une augmentation de la productivité industrielle, d’une meilleure satisfaction des besoins, que de la captation des rentes et de toute une série de possibilités d’enrichissement sans cause (notamment la finance et la corruption).

*Docteur en Physique et DEA en économie

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