Par Khider Mesloub
Dans sa forme antique comme dans sa version moderne, la démocratie, produit d’une société déchirée par les clivages sociaux, est le mode de gouvernance élaboré par les classes dominantes pour administrer pacifiquement leurs conflits, gérer politiquement leurs intérêts économiques. À l’époque grecque antique, berceau de son éclosion, la démocratie, qui n’eut qu’une existence éphémère, ne s’appliquait qu’aux hommes libres. Elle était exercée exclusivement par les hommes libres, en l’espèce une portion infime de la population.
En effet, la majorité de la population laborieuse (les esclaves, métèques, prolétaires et paysans) était exclue du jeu et des enjeux « démocratiques » des propriétaires d’esclaves (les ancêtres des capitalistes contemporains). Qui plus est, si la démocratie fut inventée pour les « citoyens » libres afin de s’administrer directement eux-mêmes, l’exercice effective de cette liberté fut permis par leur affranchissement de l’obligation de travailler : le travail étant assuré par les seuls esclaves. Par conséquent, à l’époque antique grecque, déjà la démocratie était fallacieuse. Ce fut une démocratie d’argent, elle avait une caractéristique « aristocratique » manifeste, autrement dit un caractère de classe. Les classes laborieuses étaient exclues du pouvoir « législatif », à plus forte raison bannies du pouvoir exécutif, apanage des classes possédantes.
La « démocratie » : forme d’organisation politique la plus idoine pour protéger les intérêts du Capital
Plus tard, au tournant des 17e et 18e siècles, à la faveur des révolutions bourgeoises anglaise, américaine et française, la remise en scène de la démocratie comme mode de désignation des saltimbanques politiques préposés à l’administration des intérêts économiques des riches ne fut pas le fruit du hasard, un accident de parcours de l’Histoire. La démocratie bourgeoise s’imposa d’emblée comme la forme de domination politique la plus efficiente et la plus durable, en ce qu’elle associe l’esclave-salarié, baptisé par euphémisme citoyen, au choix politiques de ses maîtres. Cette forme d’organisation politique de gouvernance est la plus idoine pour protéger les intérêts économiques de la bourgeoisie, défendus par des mercenaires politiciens fabriqués par les puissances financières.
À cet égard, il est important de relever que la sphère économique est paradoxalement exclue du scrutin démocratique. Voit-on un banquier ou un patron de conglomérat industriel élu au vote universel ? L’économie – le capital et sa reproduction élargie –, propriété exclusive de la minoritaire classe capitaliste, ces négriers des temps modernes, ne fait l’objet d’aucune forme de gouvernance démocratique. Les dirigeants d’entreprise, ces propriétaires d’esclaves-salariés de notre époque civilisée, ne sont jamais élus démocratiquement par les travailleurs mais désignés discrétionnairement par les détenteurs de capital. L’entreprise, pourtant lieu de production des richesses et matrice de la reproduction de la vie, n’est pas soumise à une gestion coopérative démocratique mais à un management dictatorial patronal exercé contre les salariés, à qui il n’est pas permis de s’immiscer dans les affaires de l’entreprise à capital privé ou public.
À ses débuts, de la fin du 18e siècle jusqu’à la fin du 19e siècle, la démocratie bourgeoise fut élitaire, « mandarinale », socialement ségrégationniste, politiquement aliénante. En effet, les classes bourgeoises dominantes en phase de consolidation de leur pouvoir politique et étatique, plus honnêtes que leurs descendantes contemporaines relativement à la caractéristique sociale inégalitaire de leur société de classe, ne se trompaient pas (et ne trompaient pas le peuple opprimé) sur la visée réelle de leur démocratie financière.
D’emblée, leur démocratie capitaliste fut placée sous le signe de la propriété privée, de l’opulence, apparentée à la richesse. Aussi, pour être éligible et électeur, fallait-il posséder un grand patrimoine, s’acquitter d’impôts élevés, en un mot être riche. Cette démocratie des riches était symbolisée par le suffrage censitaire.
L’institutionnalisation du suffrage universel est récente. Ce mode de scrutin fut instauré sous l’instigation des révoltes populaires en lutte pour bénéficier (croyaient-ils) des mêmes droits parlementaires que les classes possédantes. Sous la pression des récurrentes insurrections populaires, les classes dominantes se résignèrent, contraintes et forcées, à instituer le suffrage universel mais en le verrouillant au moyen d’artifices constitutionnels qui permettent à la classe dominante d’imposer toujours ses lois sans passer par la loi (le fameux 49.3 illustre la nature dictatoriale de la démocratie bourgeoise). Ou, comme aux États-Unis, au pays de la démocratie contrôlée par Wall Street, au moyen du droit de veto qui permet au président de bloquer, donc de rejeter, tous les textes adoptés par le Congrès (surtout les textes relatifs à la protection du peuple).
À la fin du 19e et, surtout, au 20e siècle, après avoir consolidé sa domination totalitaire sur la société, passage de la domination formelle à la domination réelle du capital, pour mieux mystifier le peuple, en particulier dans les pays développés en proie à l’âpreté de la lutte des classes, la bourgeoisie eut l’ingénieuse idée d’associer électoralement (non politiquement, ni économiquement : la différence est importante. Car le peuple, hormis les éphémères périodes électorales racoleuses, est totalement exclu des permanents enjeux politiques, comme il est intrinsèquement exclu des structurels enjeux économiques, apanages des politiciens stipendiés, et des patrons et financiers) le peuple à son système régalien de gouvernance.
Mais à une condition fondamentale : à aucun moment ce « privilège électoral », formellement concédé par les représentants du capital, ne doit servir de tremplin aux classes populaires pour remettre en cause la hiérarchie des pouvoirs de la société de classe, ni le mode de production capitaliste. Autrement dit, le suffrage universel constitue, depuis sa création, une mascarade électorale, permettant d’associer les prolétaires à la reproduction sociale de leur exploitation et aliénation. L’Histoire retiendra plus tard que la société démocratique capitaliste aura été la seule structure sociale où ses citoyens auront cultivé la servitude volontaire jusqu’au délire d’élire eux-mêmes intrépidement leurs propres maîtres.
Historiquement, le droit de vote fut concédé avec parcimonie, de manière graduelle, aux différentes couches sociales de la société, des propriétaires fonciers jusqu’aux couches populaires en passant par les paysans et les femmes sans emploi. L’expérience électorale élargie ayant été concluante – à savoir qu’aucune formation politique, y compris radicale, ne profitait de cette fenêtre d’opportunité « démocratique » pour contester l’ordre établi et s’emparer du pouvoir parlementaire et exécutif en vue de promouvoir les intérêts du Travail au détriment du Capital –, la bourgeoisie se convainquit de l’utilité politique du suffrage universel, lui assurant toutes les garanties de pérennité de sa domination économique et politique. Le vote, c’est ce que concède le capital au vaincu (citoyen atomisé) pour qu’il accepte sa défaite sociale (politique) mais, bien sûr, dans la dignité démocratique et marchande.
Dépossession du collectif réel combatif au profit du citoyen abstrait atomisé
À la même époque, parallèlement, l’irruption menaçante du prolétariat sur la scène politique allait contraindre la bourgeoisie à changer son fusil d’épaule : à ne plus l’épauler contre les prolétaires souvent insurgés contre le pouvoir. Aussi, pour mieux museler le mouvement socialiste révolutionnaire naissant (autrement dit, acheter la paix sociale), avait-elle discerné tout l’intérêt qu’elle pouvait tirer de la participation des partis ouvriers (longtemps interdits) aux mascarades électorales. La bourgeoisie consentit à intégrer les partis socialistes et communistes au cirque électoral pour mieux les corrompre de l’intérieur, c’est-à-dire les vider de leur substance révolutionnaire en transformant leurs dirigeants en mandarins parlementaires dotés de substantiels appointements. Elle y est parvenue, à observer la mutation des partis ouvriers qui troquèrent la Révolution contre le parlementarisme. Cette transmutation militante donna naissance au Réformisme, cette naïve croyance qu’on peut améliorer la condition de l’ouvrier en faisant l’économie de la Révolution. Aujourd’hui, avec la paupérisation absolue de l’ensemble des prolétaires du monde entier, l’histoire vient démentir les élucubrations des réformistes sur le prétendu caractère progressiste du capitalisme, ou la nature démocratique des institutions gouvernementales et parlementaires censément définitivement établie. Ces institutions, politiquement purulentes et moralement polluantes, sont actuellement dans tous les pays, en particulier en Occident, en voie de durcissement autoritaire, autrement dit de transition dictatoriale.
Cette concession « démocratique » constitua une imposture « électoraliste » dictée par le grand capital à la gauche collaborationniste pour lui permettre de se crédibiliser auprès des ouvriers et de dévoyer la gronde du prolétariat pressuré. Ce fut le début de l’aliénation citoyenne, autrement dit l’esquisse de la dépossession du collectif réel combatif au profit du citoyen abstrait atomisé.