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Du mépris colonial au génocide. De l’Algérie à la Palestine. 

« Depuis 2019, l’Algérie a connu plusieurs changements politiques, via des élections qui, si elles n’ont pas mobilisé beaucoup d’électeurs, se sont néanmoins déroulées de manière transparente – grâce au travail de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE).

Par Yazid Ben Hounet

« Depuis 2019, l’Algérie a connu plusieurs changements politiques, via des élections qui, si elles n’ont pas mobilisé beaucoup d’électeurs, se sont néanmoins déroulées de manière transparente – grâce au travail de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE).

L’armée n’a pas été utilisée pour réprimer la population algérienne, ni d’autres populations d’ailleurs. Les seuls militaires morts dans leur mission l’ont été en sauvant des citoyens lors des incendies survenues au mois d’août 2021 en Kabylie.

Sur la même période (2019-2021) : la France, septième puissance militaire du monde, en opération dans plusieurs pays – dont le rapport Duclert (2021) a mis en avant le rôle d’appui dans le génocide au Rwanda –, soutenait militairement encore le dictateur tchadien Idriss Déby (mort le 20 avril 2021).

En métropole et dans les territoires ultra-marins, le mouvement social des Gilets jaunes faisait l’objet d’une des répressions les plus féroces depuis 1962. Au Maroc, une bonne partie de l’armée demeurait employée à occuper illégalement le Sahara occidental, et à y réprimer les populations locales.

Israël, quant à elle, utilisait encore son armée pour maintenir son occupation coloniale, mettre au pas les Palestiniens et bombarder Ghaza de manière répétée.

Curieusement, dans les médias mainstream français et francophone (et au-delà), l’Algérie est toujours dépeinte comme une dictature ou un régime militaire. Il y est à peine permis de s’inquiéter de la dérive autoritaire de la France. Le Maroc est encore présenté, en particulier dans Le Monde, comme un ami de la France « à l’inquiétante régression autoritaire » – pas encore un régime autoritaire donc. Et Israël est, bien entendu, toujours « la seule démocratie du Proche-Orient ».

À méditer… »

« Dans le tumulte de cette hogra médiatique, en contexte postcolonial, Frantz Fanon (1961), encore et toujours, nous indique le cap : « Nous ne sommes rien sur cette terre, si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause : la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers- Monde et, si j’ai tenu, c’est à cause d’eux » (1961). 

Aux peuples réellement opprimés

Aux Palestiniens et Sahraouis.

Aux Algériens éclairés et solidaires »

En 2021, j’ai publié un petit essai critique en Algérie, intitulé Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial qui commençait et finissait par les deux passages mis ici en exergue (avant-propos et épilogue). J’y développais notamment une thèse confirmée par le traitement politico-médiatique français du génocide en Palestine et le récent positionnement de la France s’agissant du Sahara Occidental (30 juillet 2024) : l’invisibilisation de la colonisation de la Palestine – et celle du génocide en cours depuis octobre 2023 –, mais aussi celle du Sahara Occidental, ont pour corollaire la diabolisation de l’Algérie.

Ce pays est un immense cadavre dans le placard de la « bonne conscience néocoloniale » et une arête dans la gorge de certains groupes en France, en raison notamment de son soutien indéfectible aux causes palestinienne et sahraouie. Ce déni ou plus encore ce mépris colonial est à ce point prégnant qu’il favorise en France l’émergence d’une doxa génocidaire, ce qu’Alain Gresh et Sarra Grira ont qualifié à juste titre « d’escorte médiatique d’un génocide ».  

La publication de mon essai avait suscité, à l’époque, quelques petites polémiques et médisances de la part de collègues de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, mais aussi de chercheurs en Algérie qui sans l’avoir lu ont considéré qu’il s’agissait d’un ouvrage contre le hirak et donc en soutien du « régime » ou du « pouvoir » en Algérie.

Ces petites disputes m’ont permis de mieux saisir l’ampleur du mépris colonial et de l’Algérophobie, en France, y compris de la part de collègues censés être spécialistes de l’Afrique du Nord et du Proche et Moyen-Orient. J’ai découvert aussi que certains chercheurs en Algérie demeuraient, encore au 21ème siècle, aliénés à la doxa coloniale ou néocoloniale. Espérons, en cette période de crise et de vérité, que le génocide à Gaza contribuera du moins, pour reprendre les mots de Frantz Fanon (cf. infra), à démystifier définitivement les plus aliénés des colonisés.

Lorsque le hirak a surgi en février 2019, je m’en suis réjoui et j’ai publié un texte dans le journal français AOC (Analyse Opinion Critique). Le responsable de ce journal a ensuite accepté deux autres de mes analyses en lien avec le sujet, dont l’un sur les apories du traitement médiatique du hirak et un autre où j’annonçais les évolutions prévisibles en Algérie. Mes textes, pourtant étayés, ont ensuite été refusés dans les médias en France et j’y ai vu prospérer des « spécialistes » en tout genre.

Petit exemple : en mars 2019 déjà, j’avais été contacté, puis écarté, d’une émission de la chaine LCP (La chaine parlementaire, une chaine publique). A été préféré comme « spécialiste de l’Algérie », un certain Mohamed Sifaoui, actuellement empêtré dans le scandale du détournement des fonds Marianne (suite à l’assassinat terroriste de l’enseignant Samuel Paty).

Bien que n’ayant aucune compétence scientifique, il a été préféré à un chercheur du CNRS car il a pour lui deux compétences que je n’ai pas.

1. Il flatte les penchants islamophobes d’une partie des rédactions et du public français.

2. Dans un réflexe propre aux supplétifs néo colonisés, il a pu écrire, sans se dédire, que « l’Algérie est le pays le plus raciste au Monde » (1er juin 2021).

Toute honte bue, on le voit encore en août 2024, invité sur la chaine LCI, justifier le génocide en cours en Palestine en s’étonnant « qu’il n’y ait pas plus de morts à Gaza » (2 août 2024, 20h49).

On pourrait déjà conclure ici que le tropisme colonial de LCI est tel qu’il autorise cette chaîne à s’affranchir du minimum de décence à l’égard des victimes innocentes : les enfants palestiniens, en premier lieu, morts par milliers dans le cimetière pour enfants qu’est devenu Gaza ; Samuel Paty, en second lieu, et sa famille particulièrement choquée par les auditions au Sénat concernant le scandale des fonds Marianne, et en particulier celle de Mohamed Sifaoui.  

J’ai pour ma part continué à publier dans la presse en Algérie et j’ai rassemblé tous mes textes sous la forme d’un essai. Voici donc la genèse de Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial, publié en 2021. 

J’analyse, pour ma part, cet épisode et les multiples censures que j’ai subi en France comme des manifestations de ce mépris colonial.

Le lendemain du 7 octobre, j’ai pu saisir avec effroi l’ampleur de ce mépris qui explique en grande partie la montée importante de la droite et de l’extrême droite en France, mais aussi le soutien inconditionnel à l’État colonial d’Israël, puis le relativisme et la mise en silence d’un génocide en cours –  un génocide en stream- live, sans aucun doute le mieux documenté au Monde, et pourtant le plus invisibilisé par la doxa politico-médiatique française, mais aussi européenne et nord-américaine.   

J’ai compris, à ce moment-là, en dépit de tous les discours de façade, que le point de vue, et plus encore les vies des colonisés comptaient toujours « pour du beurre » aux yeux des dites « consciences civilisées ».

J’ai vu comment la machine politico-médiatique s’est mise en œuvre pour travailler les consciences collectives en invisibilisant d’une part les souffrances des Palestiniennes et Palestiniens, ante et post 7 octobre, et en promouvant d’autre part un consentement au massacre sous couvert d’un hallucinant « droit d’Israël à se défendre ». 

« Il ne faut pas dire qu’un acte froisse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu’il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons», écrivait fort justement Emile Durkheim.

C’est ainsi qu’au lendemain du 7 octobre on a façonné les sentiments collectifs en France (mais aussi en Europe et aux USA) – drapeaux israéliens sur la tour Eiffel, sur des édifices de la République ; directs 24h/24h sur les différentes chaines de télévision, focus sur les victimes et les proches de victimes israéliennes, propagations des fakes news jusque chez Biden, comme celle des bébés décapités, interdiction des « oui, mais… », menaces d’apologie du terrorisme, impossibilité de contextualiser, etc. – pour faire en sorte que le public réprouve de la plus forte des manières les attaques du 7 octobre, qui ont fait près de 1200 victimes dont environ 2,75% d’enfants (moins de 18 ans) selon le décompte de l’UNICEF de la mi-novembre 2023.

C’est ainsi également qu’au fur et à mesure qu’Israël perpétrait son génocide, on a fait silence sur les réalités des massacres perpétrés par l’armée israélienne, que les souffrances des Palestiniens sont devenues des sujets relégués dans la presse, qu’on a nié, relativisé les avertissements des juristes, des organisations de défense des droits humains, de la CIJ, de la CPI, multiplié à la télévision les « oui, mais.. » jusqu’à l’écœurement, qu’on a criminalisé les soutiens à la Palestine, que le gouvernement, les institutions et des intellectuels ont participé de cette criminalisation, et qu’on a tenté, et continue encore, de façonner l’opinion publique de telle sorte qu’elle accepte comme allant de soi la mort de plus de 40 000 victimes palestiniennes (près de 186 000 selon l’estimation d’une correspondance du The Lancet, du 5 juillet 2024, plus de 100 000 selon les estimations début juillet 2024 de l’analyste militaire Guillaume Ancel), dont plus de 40% d’enfants. Et ce n’est malheureusement pas fini.  

Le 17 octobre 2023, quelques jours après le 7, j’avais transmis, sur la mailing list de discussions internes à l’EHESS, un petit texte en mémoire du 17 octobre 1961, en conseillant, notamment pour prendre un peu de recul avec « l’actualité tendue du moment », la lecture de l’article d’Agnès Maillot, « La Presse française et le 17 octobre 1961 », publié en 2001.

Je recommandais également le documentaire de Daniel Kupfertsein, « 17 octobre 1961, dissimulation d’un massacre », réalisé la même année (2001). J’avais pensé que l’évocation de ce crime de l’histoire coloniale française, perpétré qui plus est sous les balcons de beaux quartiers parisiens et jusque Nanterre (et les environs), serait de nature à faire réfléchir les étudiantes et étudiants, la présidence et les collègues de l’EHESS (et des centres de recherche sous sa tutelle).

C’est qu’on voyait déjà poindre au sein même de l’EHESS – sous couvert d’apologie du terrorisme – l’amorce d’une séquence maccarthyste qui s’est amplifiée les mois qui on suivi, visant à criminaliser les perspectives anti- coloniales ou décoloniales, et donc pro- palestiniennes, ainsi que, par la suite, celles et ceux dénonçant le génocide en cours en Palestine.

La rhétorique de « l’apologie du terrorisme » a été brandie pour étouffer toutes les voix critiques – y compris auprès des universitaires spécialistes du Proche-Orient et du Monde Arabe.

Dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre, un large collectif de chercheurs travaillant en France s’est opposé dans une déclaration à cette dérive. Celle-ci s’est néanmoins poursuivie par la suite. Par exemple, le 9 juillet 2024, François Burgat, directeur de recherche émérite du CNRS, était placé en garde à vue pour « apologie du terrorisme ».

Ces mesures d’intimidation, de répression et de censure se sont multipliées : outre l’interdiction des premières manifestations de soutien à la Palestine, citons les nombreuses conférences interdites ou annulées (comme celles de Rima Hassan et de l’Union Juive Française pour la Paix), le Dr Ghassan Abu Sittah interdit d’entrée sur le territoire français (le 4 mai 2024) ; l’arrestation et la garde à vue de 88 étudiants suite à une occupation de la Sorbonne (7 mai 2024) ; toujours le 7 mai : blocage du campus de Sciences Po vers 7h du matin. Vers 10 heures, deux étudiants sont interpellés et placés en garde à vue ; on ajoutera les conseils de discipline qui se sont mis en place dans différentes universités.

Que l’Etat français et son personnel politico-médiatique (et une partie du monde académique) aient, plus de 62 ans après les faits, encore des difficultés à reconnaitre pleinement le plus grand massacre d’État de la 5ème République française – la répression d’État la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine, selon les historiens Jim House et Neil MacMaster (2006) – explique, à mon avis, leurs incapacités à voir, entendre et comprendre les souffrances des Palestiniennes et Palestiniens, le fait colonial et les crimes qu’il génère en Palestine, allant jusqu’à nier ou atténuer les alertes, les plausibilités, puis les rapports (ex. Human Rights Council de l’ONU et FIDH) concernant le génocide à Gaza.

L’article d’Agnès Maillot et le documentaire de Daniel Kupfertsein avaient, par ailleurs, l’avantage de pointer du doigt la complicité de la Presse – y compris Le Monde – et de la télévision dans la dissimulation de la réalité du 17 octobre 1961. 

Je terminais cette évocation du 17 octobre par un passage des Damnés de la Terre de Frantz Fanon, rappelé et mis en exergue initialement par l’intellectuel algérien Khaled Satour, et qui annonçait déjà fort pertinemment le double standard, et le continuum colonial, des « consciences civilisées » que nous avons hélas grandement constatés depuis : 

« Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avait précisément motivé l’embuscade. »  

J’emploie donc l’expression de mépris colonial car c’est bien elle qui est la plus juste pour rendre compte de ce qui a surgi après l’attaque du 7 octobre. Dans un de mes textes, intitulé « Algérie, décoloniser le regard », publié les 2 et 3 aout 2022 dans Le Soir d’Algérie, j’alertais, dans le sillage de mon ouvrage Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial des effets du déni colonial en France et de la nécessité d’avoir un regard décolonisé pour comprendre l’Algérie. Mais, hélas, plus que du déni, c’est du mépris dont il faudrait maintenant parler. Car, après le 7 octobre, nous n’avons pas été témoin de la poursuite du « conflit israélo-palestinien » ou d’une « guerre Israël Hamas ». Nous avons, au contraire, constaté la manifestation sans retenue du mépris colonial – celui d’Israël et de ses alliés, au titre duquel l’Etat français. Et c’est bien celui-ci qui a permis le génocide perpétré par le gouvernement et l’armée d’Israël, avec les armes et l’assentiment des USA et de puissances européennes – Allemagne et France en tête. 

Je parle de mépris colonial car il convient ici, comme en d’autres contextes, de ne pas essentialiser les choses. Il ne s’agit pas d’un conflit entre le soi-disant monde judéo-chrétien et le monde musulman, et encore moins entre le monde civilisé et la barbarie.

À l’avant-garde de la dénonciation des crimes perpétrés par le gouvernement de Netanyahu et l’Etat d’Israël, on trouve des mouvements comme Jewish Voices for Peace aux USA ou l’Union Juive Française pour la Paix en France, ou encore le jeune collectif Tsedek.

Ce qui caractérise ces organisations, au-delà de la référence à la judéité et à la paix, c’est leur réelle prise en compte de la question coloniale et leur opposition au colonialisme où qu’il se trouve, et en particulier le sionisme.

Dénoncer le mépris colonial, c’est à la fois bien sûr pointer du doigt le colonialisme de peuplement et le suprématisme, mais aussi les narratifs qui invisibilisent et méprisent in fine, le point de vue des colonisés. Ce mépris colonial on le retrouve, à des degrés divers, à la droite de l’échiquier politique en France, aux USA, en Allemagne, mais aussi à gauche. Il est surtout porté par la classe politico-médiatique dominante des anciennes puissances coloniales, ou des pays comme les USA qui se sont bâtis sur des colonisations de peuplement. 

Le mépris colonial c’est bien sûr le soutien inconditionnel à l’Etat colonial d’Israël – celui de Biden, Macron, Braun-Pivet (présidente de l’Assemblée Nationale française), Ciotti (président du parti les Républicains) – quand bien même les responsables politiques et militaires d’Israël aient annoncé publiquement leurs intentions génocidaires. Mais il ne se caractérise pas seulement par un soutien explicite. Il est parfois implicite, sous-entendu.

C’est aussi, par exemple, les rédactions de France Inter, RFI et France Info qui convoquent son excellence l’Ambassadeur de Palestine en France, Mme Hala Abou-Hassira, dans de drôles de procès médiatiques, les jours suivant le 7 octobre, la sommant sans cesse de condamner les attaques des groupes armés… et qui ne l’invitent plus pour condamner Israël alors que son peuple est massacré et sa propre famille décimée. Le mépris colonial c’est justement quand la vie des colonisés comptent pour du beurre. 

Outre le génocide en Palestine, le mépris colonial c’est également, bien entendu, la répression et le traitement médiatique des révoltes en Nouvelle Calédonie – territoire non autonome selon l’ONU –, ainsi que la lettre d’Emmanuel Macron (30 juillet 2024) s’alignant sur les positions marocaines, au mépris des droits légitimes du peuple d’un autre territoire non autonome : le Sahara Occidental.  

Le mépris colonial c’est aussi ces écrivains algériens, maghrébins (ou plus largement du Sud), supplétifs néocoloniaux, islamophobes notoires, comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal, portés aux nues par le bloc bourgeois français ; et dont la seule fonction consiste à prolonger, par la plume et le subterfuge, cette mystification, bien coloniale, de la « mission civilisatrice » de l’Occident… tout en faisant silence sur les crimes coloniaux et le génocide en cours en Palestine. 

Le mépris colonial c’est également ces intellectuels, en France, qui s’inquiètent de la montée de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale, sans la moindre remise en question des atrocités israéliennes à Gaza et en Cisjordanie depuis des décennies et du génocide en cours depuis octobre 2023 ; et qui, plus encore, accusent d’antisémitisme celles et ceux qui dénoncent ce génocide, sans mentionner – malhonnêteté intellectuelle et mépris colonial obligent – que celui-ci est reconnu par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (12 décembre 2023), la Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans le territoire palestinien occupé (24 mars 2024), l’University Network for Human Rights (15 mai 2024) et une foultitude d’intellectuels, de spécialistes du droit international et d’institutions sérieuses (cf. notamment mon texte Génocide en Palestine).  

Le mépris colonial c’est enfin ces hommes politiques et intellectuels qui, contre toutes les évidences, s’opposent à ce qu’on parle de colonialisme lorsqu’il s’agit d’Israël. 

Le génocide palestinien n’aurait en effet pu advenir sans ce mépris colonial, occidental, qui arme militairement, idéologiquement, diplomatiquement l’Etat d’Israël. Et il n’est pas étonnant de voir que ce sont les pays anciennement colonisés – en premier lieu l’Afrique du Sud avec sa procédure à la Cour Internationale de Justice et l’Algérie au Conseil de Sécurité de l’ONU (qu’elle a rejoint en janvier 2024) – qui ont été les premiers à s’opposer au génocide en cours, à soutenir les efforts de la Palestine pour un cessez le feu et une reconnaissance de l’Etat de Palestine.

Outre de dénoncer ce mépris colonial, il faudra aussi le mettre à nu et travailler à l’avenir à révéler les crimes coloniaux qu’il autorise, ceux d’hier en Algérie, ceux toujours en cours au Sahara Occidental et en Palestine (mais également ailleurs), ainsi que, en retour, l’ensauvagement qu’il produit dans les continents européens et nord-américains (voire au-delà). Aimé Césaire nous invitait à entreprendre ce travail, il y a déjà près de 75 ans de cela, dans son puissant Discours sur le Colonialisme : 

« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un œil crevé́ et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et « interrogés », de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. 

C’est un chantier de recherche nécessaire, qui plus est pour les chercheurs sensibles à la question coloniale. 

Dévoiler le mépris colonial, la guerre génocidaire et le consentement aux crimes coloniaux

« Nous imposons un siège complet à Gaza. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de gaz, tout est fermé. Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence », Yoav Gallant, ministre génocidaire de la Défense israélien, 9 octobre 2023. 

Je repense souvent à cette annonce programmée, télévisée, du génocide en Palestine, qui a été formulée dès le 9 octobre 2023. Celle-ci m’a fait froid dans le dos. Elle m’a horrifié, et je me suis vite rendu compte qu’elle a, à peine, troublé les nombreux commentateurs autorisés (éditocrates) et responsables politiques en France. Sans doute, beaucoup se sont réjouis, sous cape, de cette intention génocidaire explicite. 

Douze jours plus tard, le 21 octobre, la présidente de l’Assemblé Nationale française, Yaël Braun-Pivet, accompagnée d’Éric Ciotti (président du parti les Républicains) et des députés Mathieu Lefèvre et Meyer Habib, participait de la propagande menée par Israël, en s’affichant aux cotés de l’armée génocidaire israélienne. Trois jours après, le 24 octobre, le président français Emmanuel Macron, en visite à Jérusalem, dans les bureaux du premier ministre de l’Etat hébreu, enfonçait le clou en proposant de mobiliser la coalition internationale contre l’Etat Islamique pour « lutter contre le Hamas ». Tout cela, en ayant connaissance et peut être in fine en soutien des déclarations du ministre génocidaire de la Défense israélien.

En dépit des alertes au génocide ! 

Avant même les déplacements de Yaël Braun-Pivet et d’Emmanuel Macron, l’anthropologue Didier Fassin (Le Monde, 18 octobre) avait établi la comparaison avec le génocide des Herero et Nama (Namibie) pour alerter l’opinion publique française quant à la « responsabilité de protéger » les populations palestiniennes. En vain… 

Le goût du sang palestinien – le consentement à l’écrasement de Gaza, aux massacres de masse – a donc prévalu – et prévaut encore – sur la « responsabilité de protéger ». 

Et sans doute, non sans raison. Le mépris colonial, un temps refoulé, ressurgissait à l’occasion. Plus loin que le génocide en Namibie, une partie de la France revivait là son propre passé colonial, en bonne partie occulté, et laissait cours à ses instincts enfouis, à sa violence coloniale, à sa haine raciale, au relativisme moral, selon les mots d’Aimé Césaire. A resurgi, en fait, via Yoav Gallant, le ministre génocidaire de la Défense israélien, la figure d’un autre militaire, longtemps encensé en France, jamais inquiété, et dont la place est pourtant dans les poubelles de l’Histoire : le maréchal Thomas-Robert Bugeaud, Gouverneur Général d’Algérie de 1841 à 1847.

Car, en l’espèce, avant même les Herero et Nama et les ordres explicites du général allemand, Lothar von Trotha (1904), il nous faut bien remonter à ce militaire, français celui-ci, dont les intentions génocidaires étaient on ne peut plus claires et fort similaires à celles de Yoav Gallant : « Le but n’est pas de courir après les Arabes, ce qui est fort inutile ; il est d’empêcher les Arabes de semer, de récolter, de pâturer, de jouir de leurs champs […].

Allez tous les ans leur brûler leurs récoltes, ou bien exterminez-les jusqu’au dernier », affirmait-il dans les premiers temps de la conquête/dévastation coloniale française en Algérie. L’extermination directe ou par la destruction des moyens de subsistance ; les enfumades comme forme primitive d’emploi de l’arme chimique. En Algérie, sous Bugeaud, la frome primitive du génocide palestinien.    

Il y a, pour ainsi dire, une continuité tant dans les mots, la pratique mais aussi dans l’occultation des crimes : depuis les immondes massacres – les enfumades de Sebha (1844), de Dahra (1845), le massacre de la population de Laghouat (1852), etc. – perpétrés par Bugeaud et les militaires français sous ses ordres ou dans son sillage (comme les généraux Cavaignac, Saint Arnaud et Pélissier) jusqu’au génocide en Palestine. Plus de 180 ans après ces horribles massacres qui eurent lieu en Algérie, les villes et les villages de France comptent toujours de nombreuses rues, avenues, statues en l’honneur de ces Bugeaud et consorts, de ces militaires colonialistes, racistes, sanguinaires, génocidaires.

Le mépris colonial fièrement affiché dans l’espace public des décennies durant, sans vergogne aucune. Encore et toujours. Ce mépris, célébré, qui banalise et participe de l’acceptation de la formule génocidaire du ministre de la Défense israélien et du génocide en Palestine.

Il y a, en effet, un a parallèle évident à faire entre, hier, des tribus algériennes exterminées et, aujourd’hui, des familles palestiniennes entièrement annihilées ; entre, hier, la ville de Laghouat au trois quart décimée et, aujourd’hui, Gaza en grande partie détruite. Hier comme aujourd’hui la même morgue colonialiste et cette ahurissante prétention occidentale d’être résolument du côté de la civilisation, des droits humains, de la démocratie. Les intentions et les finalités coloniales et génocidaires sont in fine les mêmes. Seules les armes ont changé, ainsi que le rythme des massacres.

Incapable donc de reconnaitre ses crimes coloniaux d’hier, une bonne partie de la France se refuse à voir, en dépit des images et de la documentation qui circulent, la réalité des massacres et du génocide en cours en Palestine. 

Être Algérien, c’est-à-dire du côté des opprimés et des colonisés, vous rend sans doute davantage sensible au mépris colonial et au racisme abject qui permet l’énonciation de tels propos, les massacres qu’ils autorisent, ainsi que le manque de réactions à leur encontre.

Cela vous interpelle encore plus sur cette archéologie de la violence coloniale et sur la récurrence de son acceptation de la part des dites « consciences civilisées ». Cela vous oblige – moralement, politiquement, éthiquement et en quelque sorte logiquement et instinctivement – à dénoncer ces crimes coloniaux – 132 ans en Algérie, plus de 100 ans en Palestine, mais aussi au Sahara Occidental (ailleurs également) – leurs pics génocidaires, et à dévoiler les mécanismes d’occultation, les formes d’acquiescement aux massacres qui décivilisent et abrutissent la doxa française, et plus largement celles européennes et nord-américaines. 

Il y a près de soixante ans de cela, Simone de Beauvoir avait, elle aussi tenté, vainement, d’alerter l’opinion publique française sur les crimes coloniaux et sur l’effondrement moral auquel leur occultation conduisait. Elle parlait également de la complicité des citoyens français et de la France dans le « génocide » perpétré en Algérie.

En changeant juste quelques mots de son texte, publié en 1962, on constate fort malheureusement qu’il pourrait fort bien être repris aujourd’hui pour la Palestine, et Gaza en particulier : 

« Une Algérienne de vingt-trois ans, agent de liaison du F.L.N., a été séquestrée, torturée, violée avec une bouteille par des militaires français : c’est banal. Depuis 1954, nous sommes tous complices d’un génocide qui, sous le nom de répression, puis de pacification, a fait plus d’un million de victimes : hommes, femmes, vieillards, enfants, mitraillés au cours des ratissages, brûlés vifs dans leurs villages, abattus, égorgés, éventrés, martyrisés à mort ; des tribus entières livrées à la faim, au froid, aux coups, aux épidémies, dans ces « centres de regroupement » qui sont en fait des camps d’extermination – servant accessoirement de bordels aux corps d’élite – et où agonisent actuellement plus de cinq cent mille Algériens.

Au cours de ces derniers mois, la presse, même la plus prudente, a déversé sur nous l’horreur : assassinats, lynchages, ratonnades, chasses à l’homme dans les rues d’Oran ; à Paris, au fil de la Seine, pendus aux arbres du bois de Boulogne, des cadavres par dizaines ; des mains brisées ; des crânes éclatés ; la Toussaint rouge d’Alger. Pouvons- nous encore être émus par le sang d’une jeune fille ? Après tout, – comme l’a insinué finement M. Patin, Président de la Commission de Sauvegarde, au cours d’un entretien auquel j’assistais – Djamila Boupacha est vivante : ce qu’elle a subi n’était donc pas terrible ». 

Relativisme et effondrement moral, hier comme aujourd’hui. À rebours de l’Histoire qui s’écrit. Car, l’Algérie a vaincu le colonialisme. Et la Palestine et le Sahara Occidental le vaincront tôt ou tard. 

Il reste à savoir si la France pourra encore traiter cette gangrène colonialiste qui semble s’être durablement installée, derrière les « inertes gémissements ». 

« L’armée, pour des raisons qui la concernent – et qui n’intéressent qu’elle – veut maintenir dans l’asservissement un peuple résolu tout entier à mourir plutôt qu’à renoncer à son indépendance. Contre cette volonté collective et indomptable, elle se voit obligée de défier toutes les lois, écrites et non écrites ; son problème ne comporte en effet qu’une solution : l’extermination. « Et ubi solitudinem faciunt, id pacem appellant« , disait Tacite des Romains.

Ces mots s’appliquent exactement à ce que les militaires appellent pacification : elle n’est accomplie que dans les régions qu’ils ont transformées en désert ; elle ne s’achèverait que si tous les Algériens étaient morts ou en train d’agoniser derrière des barbelés.

Aucune autre victoire n’est concevable. Si donc c’est la victoire qu’on vise, comme le proclament généraux, colonels, parachutistes et légionnaires, comment chicaner sur les moyens ? La fin les justifie pleinement, tous ; et même elle les dépasse, de loin. 

« Je ne suis qu’une détenue parmi des milliers d’autres », disait l’autre jour Djamila à son avocate. En effet, il y a 14 000 Algériens enfermés dans les camps et les prisons de France, 17 000 dans les prisons d’Algérie, des centaines de mille parqués dans les camps d’Algérie.

Les efforts dépensés à propos de Djamila manqueraient leur but s’ils ne devaient éveiller la révolte contre les traitements infligés à ses frères, et dont son cas ne représente qu’un exemple très ordinaire. Mais cette révolte n’aura de réalité que si elle prend la forme d’une action politique.

Il n’existe qu’une alternative : ou bien vous qui pleurez si volontiers et si abondamment sur des malheurs anciens – Anne Franck ou le ghetto de Varsovie – vous vous rangez parmi les bourreaux de ceux qui souffrent aujourd’hui. Vous consentez paisiblement au martyre que subissent, en votre nom, presque sous vos yeux, des milliers de Djamila et d’Ahmed.

Ou bien vous refusez non seulement certains procédés mais la fin qui les autorise et les réclame. Vous refusez cette guerre qui n’ose pas dire son nom, l’armée qui, corps et âme, se nourrit de la guerre, le gouvernement qui plie devant l’armée. Et vous mettez tout en œuvre pour donner une efficacité à vos refus. Pas de troisième voie : J’espère que ce livre contribuera à vous en convaincre.

La vérité vous attaque de partout, vous ne pouvez plus continuer à balbutier: « Nous ne savions pas… » : et, sachant, pouvez-vous feindre d’ignorer ou vous borner à quelques inertes gémissements ?

J’espère que non. » 

Incapable de se regarder en face, l’Etat français ne semble définitivement pas se rendre compte qu’il s’est déjà rendu complice de deux génocides – celui de la Shoah avec le régime de Vichy ; celui des Tustsi au Rwanda –, et probablement déjà d’un troisième, à Gaza (Palestine). Plusieurs spécialistes consciencieux et courageux le caractérisent désormais comme tel (comme Aryeh Neyer et Omer Bartov, outre les différentes analyses et rapports mentionnés dans mes précédents textes). Ils seront bien sûr plus nombreux quand les responsables politiques du moment ne seront plus au commande – ce qui est inévitable. 

Mais ailleurs, et notamment dans la partie de l’Afrique dont je puis parler avec une certaine expérience directe, on n’hésite plus à dénoncer comme génocidaire les massacres coloniaux perpétrés par la France elle-même – comme cela fut le cas de la « guerre d’Algérie », qualifiée de génocide notamment par Simone de Beauvoir (cité dans ce texte), mais également des massacres de Setif, Guelma et Kherrata (1945), de ceux de Madagascar (1947), ceux perpétrés durant les premières décennies de la conquête / dévastation coloniale en Algérie, entres autres massacres…   

Peut-on construire une nation civilisée en occultant un tel bilan ? Que se passera-t-il après l’annihilation de Gaza et de la Palestine ? 

Yazid Ben Hounet

Nous sommes avec la Palestine ! | Le Club (mediapart.fr)

We stand with Palestine, whether right or wrong – Allegra Lab (allegralaboratory.net)

Palestine : terrorisme, génocide et propagande | Le Club (mediapart.fr)

« L’avenir de l’homme occidental est la femme palestinienne » (lundi.am)

Génocide en Palestine (lundi.am)

Génocide en Palestine : ce qui se joue à la Cour Internationale de Justice (lundi.am)

Sahara occidental : périssent nos principes plutôt que la dernière colonie d’Afrique ? (lundi.am)

Gaza : du déni à l’occultation. Retour sur un entretien du Monde avec Eva Illouz et Derek Penslar – CONTRETEMPS

Gaza : du déni à l’occultation (lundi.am)

Quelques illustrations

Prise de Laghouat par le général Pelissier (1794-1864) le 4 décembre 1852, 1853 - Jean Adolphe Beauce

Prise de Laghouat par le général Pelissier (1794-1864) le 4 décembre 1852 (1853)

Jean Adolphe Beauce

La peinture montre la tentative d’enfumade de la cité de Laghouat (travail des régiments des sapeurs). La technique avait été initialement utilisée pour les enfumades des grottes de Sbéha (1844) et de Dahra (1845) où s’étaient réfugiées des populations algériennes. 

Les soldats français se tiennent devant les nombreux Algériens qu’ils ont massacrés en 1945 [5pillarsUK].

Source : Remembering the massacre of 45,000 Algerians – Middle East Monitor 

1947, massacre à Madagascar ou la pacification française | France Inter

3500 rebelles parqués dans la région de Tamatave après le soulèvement nationaliste des Menalambas (après 1947) à Madagascar. ©AFP – AFP : Source : 1947, un massacre colonial français à Madagascar – L’Humanité (humanite.fr) 

Khan Younis – Les cimetières étant débordés, ou alors détruits ou rendus inaccessibles par l’armée israélienne, les Palestiniens massacrés par l’occupant sont enterrés dans des fosses communes – Photo : réseaux sociaux

Source : Génocide : Euro-Med Monitor a répertorié les charniers les plus importants de Gaza (chroniquepalestine.com)

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