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La crise de la gouvernance ou la politique bourgeoise à l’ère de la récession économique (II)

Historiquement, avant l’avènement du capitalisme, les sociétés prémodernes, unies à la nature dont elles dépendaient, furent essentiellement fondées sur une économie de subsistance, à l’instar de la société algérienne jusqu’à l’orée de son indépendance. Du fait de la faiblesse de leurs forces productives, ces sociétés prémodernes, à dominante agraire, ne disposèrent pas d’une économie au sens moderne du terme. De même, quoique déchirées par des tensions internes et des conflits externes, elles ne furent pas régies par une instance «politique». Ces deux catégories historiques, économie et politique, étaient inconnues des anciennes sociétés.

Par Khider Mesloub

Historiquement, avant l’avènement du capitalisme, les sociétés prémodernes, unies à la nature dont elles dépendaient, furent essentiellement fondées sur une économie de subsistance, à l’instar de la société algérienne jusqu’à l’orée de son indépendance. Du fait de la faiblesse de leurs forces productives, ces sociétés prémodernes, à dominante agraire, ne disposèrent pas d’une économie au sens moderne du terme. De même, quoique déchirées par des tensions internes et des conflits externes, elles ne furent pas régies par une instance «politique». Ces deux catégories historiques, économie et politique, étaient inconnues des anciennes sociétés.

Dans ces formations historiques prémodernes, il n’exista donc pas de sphère économique distincte de la vie sociale. Corollaire de cette absence d’économie dominante, il n’y eut pas non plus de sphère politique différenciée, ni de lois politiques, ni de «sciences politiques».

Contrairement aux conceptions idéologiques des intellectuels organiques contemporains prompts à se livrer à des extrapolations historiques anachroniques au nom d’une forme de déshistoricisation et d’onthologisation des catégories économiques et politiques actuelles calquées sur toutes les anciennes civilisations, les sociétés prémodernes reposaient sur des fondements radicalement différents de notre époque moderne hautement technologique. Elles fonctionnaient sur des bases distinctes, incarnées par des rapports sociaux spécifiquement inhérents à leur mode de production à dominante agricole.

Les notions d’espace public et privé étaient inconnues au sein de ces sociétés à économie de substance. Elles fonctionnaient dans une forme de totalité sociale par ailleurs corsetée par la religion qui chapeautait jusqu’à la reproduction de la vie. En effet, la religion, à l’exemple du fétichisme de la marchandise dans la société capitaliste moderne déterminant l’identité sociale et façonnant la psychologie individuelle, incluait, dans son fonctionnement, l’ensemble de la «vie sociale». Néanmoins, la religion, dans ces sociétés agraires, ne constitua pas une simple «superstructure idéologique», elle fonctionna plutôt comme fondement de relations sociales et de reproduction de la vie.

Dans ces sociétés agraires, modelées par la religion, celle-ci régissait, sans structures médiatrices telles la politique, l’économie ou l’Education nationale, tous les aspects de la communauté, enfermant la société dans une structure traditionnelle solidement établie et difficilement évolutive. Au cœur de ces anciennes sociétés agraires, enserrées dans un corset traditionnel stationnaire et immuable, toutes les relations sociales eurent un fondement immédiatement religieux, à l’exemple de la société algérienne. Contrairement à notre époque moderne capitaliste régentée par la marchandise et l’argent, dans ces sociétés prémodernes, fondées sur une économie de subsistance (de petites unités de reproduction autarciques), qui plus est essentiellement déterminées par la religion, ces deux valeurs (la marchandise et l’argent) demeurèrent totalement marginales dans leurs relations sociales. L’«homo oeconomicus» et l’«homo politicus», ces avatars dissociés inventés par le capitalisme, sont inhérents au monde capitaliste au sein duquel la société est médiatisée par le biais du mécanisme du marché, qui prend possession de la totalité du rapport social réduit à des relations purement marchandes.

La disjonction entre sphères de l’économie et de la politique est inhérente au système de la production marchande capitaliste. Cette dissociation, impulsée par le capitalisme, fut longtemps source de tensions et de luttes idéologiques avec les survivantes formations sociales historiques anciennes, aujourd’hui totalement annihilées par l’uniformisation des modes de production et de penser.

L’Etat : agent accélérateur du développement du capitalisme

Sous le mode de production capitaliste, la sphère économique est incarnée par le marché, et la sphère politique par l’Etat. Néanmoins, contrairement à la définition bourgeoise pour qui le marché serait cette «main invisible» qui régule naturellement les mécanismes économiques, le «marché», loin d’être ce démiurge économique, est le nom générique euphémistique pour désigner la puissance financière des géants du Capital (autrement dit le marché n’est pas un deus ex machina mais un véritable système régenté et contrôlé par la bourgeoisie mondiale). Le marché n’est pas une abstraction ou une désincarnation, mais une concrétion financière incarnée par les différents capitalistes qui tirent les ficelles de l’économie, ces «ficelles financières» avec lesquelles ils étranglent le prolétariat, ils ligotent la société.

Au cours de l’évolution du capitalisme, en fonction des rapports de force entre les différentes classes antagoniques représentées par des partis politiques, soit le marché dictait ses lois (la bourgeoisie industrielle et financière puissante et autonome, promotrice du libéralisme), soit l’Etat s’imposait comme instrument de régulation pour arbitrer et orienter les tendances économiques.

Ainsi, l’Etat intervient comme agent de régulation de la production et de la distribution, et à ce titre remplit une mission politique. C’est ce qu’on appelle le capitalisme d’Etat, reproduit sous de variantes configurations : soviétique, fasciste, hitlérienne, rooseveltienne, castriste, maoïste, tiers-mondiste, etc.

A cet égard, dans les pays du tiers-monde (l’URSS, la Chine, l’Algérie, etc.) marqués par la faiblesse de leurs forces productives, historiquement c’est l’Etat qui prit en charge la mission de la transition vers le mode de production capitaliste, d’agent accélérateur du développement du capitalisme.

Autrement dit, la «politique» s’imposa comme le mode de régulation par lequel le système de production capitaliste fut greffé sur une société archaïque pour briser plus violemment les résistances des anciennes formations sociales, avec plus au moins de succès. Dans ces sociétés semi-féodales, semi-coloniales, du fait de l’absence d’une classe bourgeoise entrepreneuriale capable de révolutionner de manière immanente la société, ce fut à l’Etat qu’échut la tâche d’accomplir cette mission d’accélération de l’histoire. Telle fut la situation en Algérie régentée par un capitalisme d’Etat implanté par la nomenklatura étatique.

Dans ces sociétés archaïques, sans la force politique étatique, l’économie capitaliste n’aurait pas pu s’implanter par son propre processus immanent. Telle fut la situation de l’Algérie postindépendance, dépourvue de formations sociales et économiques bourgeoises où l’Etat, contrôlé par une nomenklatura étatique, fut la seule structure institutionnelle en mesure d’impulser, quoique de manière imparfaite, le développement des forces productives, autrement dit d’instaurer un embryon d’un capitalisme d’Etat difforme, contrefait, caricatural, tant ses promoteurs bureaucrates ne furent jamais à la hauteur de leur mission historique, autrement dit pourvus de compétences en matière économique. On ne bâtit pas une maison par un cabinet d’architectes, par les seuls plans architecturaux. Mais sur le terrain, avec de vrais bâtisseurs, des maçons compétents dotés d’une réelle expérience professionnelle et d’un abondant outillage adéquat. On ne développe pas le capitalisme par des bureaucrates mais de vrais entrepreneurs. La sinistre expérience historique soviétique l’illustre ironiquement, avec sa tentative de greffer un capitalisme d’Etat par des oukases, baptisé du nom de socialisme.

Ere d’idéologisation des masses

Globalement, la société féodale était structurée en ordres (aristocratie, clergé, tiers-Etat). Pour les besoins de son économie en gestation, la bourgeoisie s’affaira pour jeter les bases de l’abolition du servage et, corrélativement, de l’extension du salariat. Aussi le capitalisme embryonnaire, pour pouvoir se déployer, était-il contraint de briser les obstacles dressés par le système féodal, notamment par le dépassement de l’économie traditionnelle étroitement locale, opéré grâce à la constitution d’une économie nationale et des Etats nationaux, par le dépassement du corporatisme social féodal, opéré grâce à l’instauration de la démocratie bourgeoise, cette entité politique chargée de réguler «pacifiquement» les contradictions et conflits de classes. La démocratie, dans son fonctionnement de pacification des rapports entre les différentes classes, répondait aux intérêts de la nouvelle formation sociale dominante : la bourgeoisie.

En effet, dès l’éclosion du capitalisme, porté par une bourgeoisie entreprenante et résolue à conquérir le pouvoir, la «politique» s’imposa comme le mode de régulation des rapports entre les différentes formations sociales antagoniques, basculées par l’émergence de la nouvelle dynamique classe bourgeoise. La politique est l’arme idéologique idoine, échafaudée par la bourgeoisie pour briser les résistances du système féodal.

Si la dissolution de «l’économie féodale» s’opéra de manière intelligente et pacifique grâce à la supériorité productive des manufactures capitalistes, la conquête du pouvoir politique emprunta, elle, des voies parfois plus conflictuelles et violentes, notamment en France où la bourgeoisie conquit le pouvoir par la révolution.

De façon schématique, ce conflit entre les deux formations sociales bourgeoises et féodales antagoniques fut incarné par deux tendances politiques définies sur l’échiquier de la lutte comme une opposition droite-gauche, en référence à l’emplacement des députés dans l’hémicycle de l’Assemblée, lors de la Révolution française de 1789. La droite politique, d’extraction aristocratique, dominée par l’idéologie réactionnaire de l’Ancien régime ; la gauche, elle, portée par la bourgeoisie révolutionnaire, accorda la prééminence au combat idéologique pour la démocratie formelle assortie d’un volet social. Démocratie formelle car, pour la gauche, il n’a jamais été question de remettre en cause les fondements économiques de la société bourgeoise, autrement dit de combattre le système d’exploitation et d’oppression capitaliste et, à plus forte raison, son sacro-saint fondement : la propriété privée.

Ce système de partis, matérialisé par un schéma d’alternance gauche-droite, s’imposa jusqu’à la fin du XXe siècle. Cette phase de combats politiques peut être qualifiée de période d’idéologie, d’ère d’idéologisation des masses arrachées aux relations de leur société archaïque fondée sur une vie sociale dépourvue de sphère politique disjointe de l’activité globale humaine. Il n’y avait ni politique séparée, ni classe politique spécialisée, comme l’histoire de l’Algérie l’illustre : il n’y avait ni économie séparée, ni politique séparée, en d’autres termes ni classe bourgeoise, ni formations politiques.

Khider MESLOUB 

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