Par Khider Mesloub
A notre époque moderne, à l’ère de la domination réelle du capital, de la subsomption du travail, la politique, cette sphère particulière du capital, a achevé sa mission historique.
Tout comme l’Eglise, longtemps partenaire idéologique cruciale pour le capital, a fini par se désagréger faute d’utilité sociale, la politique emprunte le même processus de désintégration. Aux yeux du «citoyen», l’inutilité et l’inefficacité de la politique n’est plus à démontrer. La progression de l’abstentionnisme à chaque scrutin nous le prouve amplement. De même, la médiocrité et la vacuité de la politique ne sont plus à démontrer.
Si la politique nous semble aujourd’hui partout si vulgairement médiocre et sinistrement morose, en dépit du tapage médiatique déployé pour égayer les campagnes électorales lors de chaque cirque électoral spectaculairement sanctifié, c’est parce qu’elle ne peut être le lieu d’aucun débat qui ne soit interne au capital. Toutes les idéologies des défuntes ou survivantes classes sociales ont été englouties, perverties ou récupérées par le capital. Aujourd’hui, les intérêts en conflit relèvent directement de la concurrence capitalistique. Les partis politiques ne constituent rien d’autres que des groupes de lobbies capitalistes, financés pour rassembler des voix par les méthodes de marketing afin de favoriser les intérêts de tel ou tel groupe capitaliste.
Seul le programme du capital est l’objet d’enjeu (ou plutôt de jeu) politique. La politique est devenue un simulacre, une imposture. Si elle a perdu sa fonction originelle, c’est parce que plus personne ne vit d’autre chose que du capital. Vidée de son contenu, la sphère politique ne connaît plus une grande variété d’idéologies mais deux à trois formulations de la même problématique capitaliste : le libéralisme. C’est le capital lui-même, en accédant à sa domination réelle sur le travail et la société, qui a détruit la politique et ses conditions d’existence, sa raison d’être.
Dans sa phase de domination réelle correspondant à notre époque, le capital englobe dans son procès de valorisation toutes les activités humaines et sociales. Toute la société, depuis la cellule familiale jusqu’à l’école, en passant par la médecine et les loisirs, adopte les catégories marchandes du capitalisme (son idéologie, son discours, sa sémantique, sa culture, ses valeurs monétisées). Toutes les institutions, depuis l’école-caserne d’endoctrinement, en passant par l’hôpital-cimetière jusqu’à la famille nucléaire en pleine implosion, sont normalisées par la logique marchande, modelées en fonction des besoins du capital. Elles épousent même son langage capitalistique dans les rapports humains. La valeur marchande est désormais l’unique dictatoriale régulatrice sociale.
En effet, ce qui caractérise la domination réelle, c’est que le capital a transformé la société tout entière en sa propre communauté dominée par des rapports marchands dévotement fétichisés, qu’il a fait de toute activité son propre procès orienté exclusivement vers sa valorisation. Dans la domination réelle du capital, il n’y a plus de politique parce que la seule idéologie qui reste, pour la bourgeoisie (elle-même transformée, désormais salariée), comme pour la classe ouvrière, ne peut être que le discours immédiat des catégories du capital, et du capital seulement.
Avec la domination réelle du capital, nous sommes entrés dans l’ère de l’aliénation totale (totalitaire), de la domination marchande de la société, de la réification des rapports sociaux, de la financiarisation de l’ensemble des sphères de la vie. La «classe politique» est devenue un simple appendice de l’administration capitaliste, agent d’exécution des directives du capital financier international.
Avec la disparition des idéologies a disparu la matrice de la politique traditionnelle d’affrontements programmatiques divergents et alternatifs. Seule domine désormais sur l’échiquier politique l’alternance sans alternative, le choix entre la gauche du capital et la droite du capital. Aujourd’hui, la politique consiste en auto-contemplation du capital, en narcissisme de la bourgeoisie triomphante. La force de travail n’a plus d’autre idéologie que le discours immédiat de sa propre existence au sein du capital : défense des salaires, de l’emploi et autres revendications ne dépassant pas la structure sociale actuelle, autrement dit le capitalisme. La force de travail n’existe que par et pour le capital.
Tous les partis, de droite comme de gauche, se sont intégrés à cette unique et exclusive idéologie capitaliste. C’est parce qu’il n’y plus guère d’opinions privées, mais seulement le point de vue du capital, qu’on peut ainsi parler d’un marché politique dominé par une opinion publique monolithique, quantifiable et mesurable, objet d’étude des instituts de sondage, ces instances idéologiques de conditionnement des citoyens, selon les besoins du capital.
Le dépérissement de la politique a transformé également la nature du Parlement. Autrefois, lieu d’affrontements entre les multiples factions de la bourgeoisie et classes sociales résiduelles, mais surtout de négociations entre le capital et le travail, le Parlement a perdu toute sa force politique, métamorphosée spectaculairement en farce politique. Même les factions bourgeoises parlementaires sont incapables d’infléchir l’action de l’Etat. La domination réelle du capital a réduit le Parlement à la portion congrue, à une simple chambre d’enregistrement des recommandations du grand capital financier.
En Europe, par exemple, les Parlements nationaux ont été dessaisis de leurs prérogatives législatives au profit du grand Parlement européen dominé par le capital apatride. C’est dans cette enceinte extra-territoriale, au travers des commissions missionnées par le capital, que s’affrontent les différentes factions capitalistes au service d’occultes puissances financières.
Autre conséquence de la domination réelle du capital. Aussi longtemps que le capitalisme, par son insuffisant développement, n’avait pas unifié la société, d’autres modes de communauté permettaient de parfaire les liens entre les hommes, d’adoucir les mœurs prédatrices et psychopathiques inhérentes au capitalisme. Or, depuis qu’il a détruit tous les autres modes de production, unifiant la société planétaire dans une communauté entièrement soumise aux catégories marchandes, toute son inhumanité se dévoile à la lumière de sa barbarie ontologique. Toute sa destructrice aliénation apparaît dans toute sa nudité amorale. C’est la terrible réalité du monde capitaliste contemporain parvenu à son ultime stade suprême de domination totalitaire de la société, de l’aliénation planétaire.
Aujourd’hui, le capital est nu. Il ne peut se draper d’idéologies humanitaires des anciennes sociétés humaines traditionnelles décimées par le capitalisme culturophage (génocidaire de cultures traditionnelles millénaires). Si l’Algérie s’est «barbarisée», c’est sous l’effet de l’envahissement du modèle pathogène et criminogène capitaliste. Jadis, depuis des millénaires jusqu’au début des années 1980, les Algériens étaient des êtres civilisés, pourvus d’humanité.
Longtemps, les survivantes sociétés traditionnelles (à l’instar de l’ancienne société collective algérienne), pourvues de valeurs humanistes, contenaient sa rapacité meurtrière, sa nature destructrice, assuraient leur rôle de cohésion sociale par leurs valeurs de solidarité. Tel n’est plus le cas aujourd’hui. Livré à lui-même, à sa folle poursuite de valorisation absolue, le capitalisme a réduit toutes les sphères et les relations humaines à des marchandises, ancrées dans une société individualiste où le chacun-pour-soi a été érigé en mode d’existence.
Avec la domination totale du capital, nous sommes entrés dans l’ère de la barbarie intégrale.
Lire : La crise de la gouvernance ou la politique bourgeoise à l’ère de la récession économique (V)