Dans une interview accordée à Algérie54, Claire Billet auteure et réalisatrice évoque son dernier film documentaire « Algérie-Section armes spéciales » de l’historien Christophe Lafaye, consacré au dossier mémoriel de la torture, le déplacement des populations et la guerre chimique menée par l’armée coloniale française en Algérie. Le film documentaire « Algérie-Section armes spéciales » prévu sur France 5 samedi 16 mars, a été reprogrammé, suscitant moults réaactions des deux rives de la Méditerranée .
La diffusion du film documentaire « Algérie-Section armes spéciales » survient en pleine crise diplomatique entre Alger et Paris , sachant que le dossier de la mémoire est au centre des tensions entre l’Algérie et la France. Cette dernière refuse toujours de reconnaître ses crimes de guerre et ses crimes contre l’humanité, la restitution des archives, la restitution des crânes exposés dans les musées de l’hexagone comme des trophées, et aussi la décontamination des sites des essais nucléaires français en Algérie ayant fait des dizaines de milliers de victimes algériennes et aussi françaises et causé d’importants préjudices à l’éco-système.
Algérie54: Le film-documentaire « Algérie-Section armes spéciales », que vous avez réalisé, a fait l’objet d’un grand intérêt en Algérie, et a fait l’objet d’une censure déguisée en reprogrammation par France Télévisions. Quel était votre sentiment après l’engouement suscité en Algérie, et la polémique en France?
Claire Billet: Je ne pense pas qu’on puisse parler de censure déguisée car le film existe grâce aux financements publics, grâce à France Télévisions et à son équipe documentaire, à la TSR et aux fonds d’aide public français. J’attends toujours une date de diffusion mais le film est visible sur la plateforme France.tv et il a été diffusé sur les chaînes algériennes.
Je pense qu’il faut dépasser les questions de polémique, de guerres de pouvoirs politiques et nous tous, ensemble, des deux côtés de la Mediterranée, continuer à faire connaître les faits historiques coloniaux dans leur ensemble. La société française est clivée mais je pense que les gens, pour la plupart, ont besoin de ou veulent connaître l’Histoire, elle a de lourdes conséquences sociales et familiales.
En Algérie, les gens que j’ai rencontrés ont besoin de la dire et d’être entendus. Le plus important pour moi était le sentiment des témoins qui ravivent leurs traumatismes pour s’exprimer. Ils sont tous satisfaits du film, ça signifie beaucoup.
Algérie54: La diffusion de ce documentaire, survient en pleine crise diplomatique entre l’Algérie et la France, et en pleine détermination d’Alger à mettre sur la table les dossiers de la torture, les essais nucléaires français dans le sud Algérien et aussi à la période de la conquête marquée par des masscres des enfûmades perpétrés dans plusieurs régions Algériennes, comme celles de la Dahra ou de Laghouat. Pensez-vous que l’heure est venue pour que la lumière faite sur ce déni de droit permettant aux générations actuelles des deux rives de la Méditerranée d’accéder aux archives et à rétablir les victimes dans leurs droits?
Claire Billet: Pour moi, la crise diplomatique est très dommageable pour nous tous, en tant que citoyens et peuple. Les plaies sont trop profondes, leurs conséquences trop lourdes, portées par plusieurs générations des deux côtés de la mer, dans la société et dans les familles, pour que les responsables politiques ne viennent rajouter de l’huile sur ces sensibilités. Le travail que j’ai mené, à mon sens, et d’abord celui de l’historien Christophe Lafaye a pour but de contribuer modestement, même dans une douleur, à faire connaître ce passé colonial et ses brutalités. Il faut les verbaliser et les entendre. Moi égoïstement, j’ai appris et je transmets ça à mes enfants. J’espère que ça intéressera le plus grand nombre. Pour le moment, ça n’a eu aucun effet sur l’accès aux archives. Pour le rétablissement des victimes dans leur droit, je ne peux pas m’exprimer à leur place mais je constate, dans mon travail depuis de nombreuses années, que les stigmates des conflits, les silences, les tabous et les « récits nationaux », les injustices cachées sous les tapis, ne conduisent qu’à exacerber les violences. Ce que je constate aussi de positif, c’est que je rencontre, grâce au film, de nombreuses personnes qui me parle, qui se libère de quelque chose en disant: « moi aussi, dans ma famille »… Les récits sont terribles mais le film, d’une certaine façon, donne un élan de paroles individuelles que je n’attendais pas, et qui soulage.
Algérie54: Comptez-vous réaliser d’autres documentaires sur ce sujet qui demeure otage des tensions politiques et de la volonté des nostalgiques de la colonisation à occulter et à étouffer les massacres perpétrés par le colonisateur français?
Claire Billet: J’ai l’impression, mais je peux me tromper, qu’en France, les nostalgiques de la colonisation ne disent rien (ou presque) publiquement, parce qu’ils ne peuvent rien nier de faits évidents. J’ai fait en sorte que le film soit une démonstration implacable. Dans ce silence-là, je comprends qu’un travail énorme est encore à faire en France, notamment avec la montée de l’extrême droite. Dans ces conditions, une parole vraie et simple, hors des passions, est indispensable. Les conséquences sont trop lourdes pour nous tous et je pense que, compte-tenu des liens indissociables qui nous lient, Algériens et Français, nous avons tout à gagner à préserver l’amitié des peuples et pas renforcer les jeux politiques. Cette question des violences coloniales, j’aimerais continuer de la traiter. J’ignore comment pour le moment.
Entretien réalisé par M.Mehdi