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Crise de la gouvernance bourgeoise  

 Par Khider Mesloub

Dans ce texte, premier d’une série d’articles consacrés à la crise la gouvernance, nous nous intéressons à la question du dépérissement de la politique bourgeoise à l’ère de la récession économique doublée d’une crise institutionnelle, amplifiée successivement par la crise sanitaire du Covid-19, la crise énergétique et l’hyperinflation. La première, la crise sanitaire, a constitué une opportunité politique pour le capital qui a su l’instrumentaliser à des fins de reconfiguration despotique du monde à la fois pour juguler, par le haut, la crise économique et pour circonscrire, par la militarisation rampante de la société, la résurgence de la lutte des classes. 

Cependant, avant d’examiner en détails la problématique de la désaffection de la politique bourgeoise contemporaine, nous allons nous pencher brièvement sur l’histoire de l’apparition de la politique comme mode d’organisation administrative de la société moderne. Pour étayer notre analyse sur le dépérissement de la politique, notre étude s’appuie sur les deux principaux pays pionniers en matière de révolutions politiques et sociales : les États-Unis et la France, tous deux aujourd’hui en proie au déclin de leur économie et de leurs structures politiques et culturelles longtemps érigées en modèle universel.

Comme l’écrit Friedrich Engels : « Ce qui distingue la bourgeoisie de toutes les classes qui régnèrent jadis, c’est cette particularité que, dans son développement, il y a un tournant à partir duquel tout accroissement de ses moyens de puissance, donc, en premier lieu de ses capitaux, ne fait que la rendre de plus en plus inapte à la domination politique. ».

Avec l’assaut du Capitole à Washington, perpétré au cœur de la première puissance planétaire, au sein de la « plus grande démocratie du monde », les États-Unis illustrent avec acuité la décomposition mondiale du capitalisme. « C’est ainsi que les résultats sont contestés dans les républiques bananières », avait déclaré l’ex-Président George W. Bush. Les scènes d’envahissement du Capitole rappellent effectivement les séditions post-électorales des « républiques bananières ».

La « profanation du temple de la démocratie américaine » symbolise l’extinction de la croyance en la démocratie bourgeoise, au sein d’une société américaine en pleine putréfaction institutionnelle et sociale, gangrénée par la violence, déchirée par les injustices sociales (explosion du chômage, aggravation de la misère, accentuation des attaques contre les conditions de vie et de travail des prolétaires).

Ce coup de force contre la démocratie américaine témoigne de la dégénérescence des institutions, de l’aggravation spectaculaire du climat chaotique social et politique, accentué par la crise économique, amplifiée par la gestion calamiteuse et criminelle de la pandémie. Force est de constater que cette immersion dans la décadence atteint également les principaux pays capitalistes occidentaux, en particulier la France en proie à des convulsions économiques, fractures sociales, crises politiques, au surgissement des populismes dont les principales manifestations se traduisent par l’exacerbation des affrontements identitaires au sein de la population (« blancs » contre les « noirs », « élites » contre le « peuple », femmes contre les hommes, hétérosexuels contre les homosexuels ou l’inverse, citoyens français laïques contre résidents immigrés arabes musulmans, etc.). Tout se passe comme si ces affrontements identitaires à caractère sexuel, ethnique ou confessionnel sont entretenus par le grand capital, intéressé par les divisions sociétales artificielles. Le capital préfère les luttes sociétales aux luttes de classe.

Assurément, la crise multidimensionnelle actuelle nous invite à analyser ce phénomène de dislocation institutionnelle et sociale, à nous interroger sur les enjeux de cette nouvelle situation historique marquée par l’effondrement économique, le délitement social, la corruption de la politique.

Sans conteste, toutes les civilisations sont mortelles. Tous les modes de production du passé ont vécu une phase d’ascendance et une période de décadence. Du point de vue marxiste, la première phase correspond à une pleine adéquation des rapports de production dominants avec le niveau de développement des forces productives de la société. Quant à la seconde phase, elle révèle que ces rapports de production deviennent trop étroits pour contenir ce développement.

Aujourd’hui, on peut considérer que le capitalisme est entré dans cette seconde phase de déclin, autrement dit le mode de production capitaliste est à son tour dans sa période de décadence.

Cependant, ironie de l’histoire, la particularité avec le déclin du capitalisme, c’est que la crise historique de l’économie à l’origine de la décadence ne découle nullement d’un problème de sous-production, comme ce fut le cas pour les précédentes formations économiques et sociales, mais elle résulte de l’excessive surproduction. Engendrant, corrélativement, en raison de la disparité extraordinaire entre les potentialités des forces productives et la paupérisation généralisée répandue dans le monde, des guerres économiques, puis militaires, suivies du durcissement du pouvoir et de la militarisation de la société, comme nous le vivons actuellement, à la faveur de l’apparition de la pandémie du Covid-19 politiquement instrumentalisée, de la crise économique et de la marche forcée vers la guerre généralisée. En effet, dans cette période de déclin du capitalisme, la tendance est à l’hypertrophie de l’État, avec comme conséquence la subsomption totale de la société civile au Léviathan étatique. Comme l’a écrit Marx dans le Manifeste communiste « Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s’abat sur la société, – l’épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu’une famine, une guerre d’extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l’industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d’industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle ; et toutes les fois que les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles précipitent dans le désordre la société bourgeoise tout entière et menacent l’existence de la propriété bourgeoise. Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. – Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D’un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l’autre, en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. À quoi cela aboutit-il ? À préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s’est servie pour abattre la féodalité se retournent aujourd’hui contre la bourgeoisie elle-même. ».

Globalement, le capitalisme repose sur le triptyque production-circulation-valorisation, intégré dans une reproduction immanente sociale. Or, depuis plusieurs années, la dernière sphère, la valorisation, est en crise, due à la baisse du taux de profit, obérant la reproduction normative des rapports sociaux. Le capitalisme, certes, maintient encore en fonctionnement la production et la circulation des marchandises. Mais sans pouvoir générer la moindre valorisation, autrement dit accumulation de capital.

Aussi, cette incapacité d’assurer le procès de valorisation du capital propre à garantir la croissance économique marque-t-elle l’entrée du capitalisme dans une crise systémique finale, induisant l’impossibilité de la reproduction immanente des rapports sociaux, particulièrement manifeste dans le bloc occidental en plein décrochage économique, incapable de soutenir la concurrence face au dynamique modèle capitaliste chinois hautement technologique et compétitif, mais également malmené par la crise mondiale.

Nul doute, avec l’accentuation de la crise, le délitement du tissu social matérialisé par la paupérisation généralisée et l’explosion des violences multiformes, le divorce entre gouvernants et gouvernés, illustré par l’abstentionnisme électoral et le discrédit de la classe politique et gouvernementale, la société capitaliste n’assure plus sa reproduction sociale de manière immanente. La rupture sociale et politique entre les classes dominées (prolétariat, classes moyennes et petites bourgeoises en voie de paupérisation et de déclassement) et les classes dirigeantes est consommée. De là s’explique l’intervention permanente de l’État, par le truchement de ses forces répressives et ses appareils de propagande médiatiques, pour assurer violemment la cohésion sociale, la reproduction factice des rapports sociaux menacés d’éclatement, voire d’implosion. Au vrai, l’apparition du coronavirus avait servi de paravent pour occulter la crise finale du capitalisme, déjà latente depuis des années. L’imposture sanitaire étatique avait pour dessein de dissimuler l’imminence de l’effondrement économique, commercial et bancaire. D’entraver despotiquement le déclenchement des contestations sociales. De neutraliser par la répression la lutte des classes.

L’histoire nous enseigne que, dès lors que le capitalisme ne trouve plus dans les forces économiques la possibilité de se développer, de se valoriser, il tente toujours de résoudre cet obstacle par la force des armes, autrement dit par l’arme de la force : la guerre. C’est l’ultime prochaine phase du capitalisme en crise, la guerre mondiale, voire, pire, les guerres civiles.

Ainsi, à notre époque, le capitalisme n’assure plus sa valorisation, autrement dit il est en proie à la baisse structurelle de son taux de profit. Dès lors, il n’est plus en mesure de préserver la cohésion sociale, d’offrir une perspective progressiste à l’ensemble de l’humanité. Les rapports de production capitalistes sont devenus des entraves à la croissance des forces productives, à l’amélioration des conditions de vie et de travail, au développement social. Les symptômes de déficience de perspectives se manifestent également au plan idéologique et politique avec la résurgence des populismes, des communautarismes. Mais surtout au niveau sociétal, notamment au travers de l’accroissement de la corruption de la classe politique, des États, des instances financières, scientifiques et médicales (illustrée lors la crise sanitaire du Covid-19), de la hausse vertigineuse de la criminalité et de la violence, du regain du nihilisme, de la flambée des suicides des jeunes, de la progression de la haine, de la xénophobie, de la consommation des stupéfiants, des psychotropes, de la recrudescence du fanatisme religieux, etc.

Dans le système capitaliste, les formations politiques et leurs représentants constituent l’expression politique d’intérêts économiques et financiers particuliers. Aussi, pour n’évoquer que le cas des États-Unis, n’était-il pas surprenant que la politique tendanciellement isolationniste et patriotique prônée par l’ancienne présidence de Trump exprimât les intérêts des capitalistes américains en souffrance, menacés de déclassement par la montée en puissance d’autres pays, secoués par l’exacerbation de la concurrence internationale, notamment chinoise.

Avec l’élection de Trump à la Maison Blanche, les Américains croyaient à une sortie de crise rapide grâce à la politique isolationniste et nationaliste promise par Trump. Or, la crise économique et sociale s’était accentuée sous la présidence du milliardaire Trump, aggravée par la gestion désastreuse de la pandémie du Covid-19. En vérité, en régime bourgeois, les mécanismes démocratiques n’ont jamais constitué des outils d’amélioration des conditions de vie et de travail des prolétaires, encore moins de leur émancipation. Dans le système capitaliste, fondé sur l’exploitation des travailleurs et une instance politique instituée au profit exclusif de la bourgeoisie détentrice de tous les leviers du pouvoir, il ne peut exister de démocratie susceptible d’éviter la récurrence des crises économiques, la permanence des inégalités sociales, la résurgence de la paupérisation, la fréquence des guerres, la multiplicité de la destruction écologique. La démocratie est la couverture idéologique de la domination de la bourgeoisie, c’est la feuille de vigne derrière laquelle se dissimule la dictature du capital. La démocratie constitue la forme de domination politique la plus idoine du capital.

Actuellement, partout les puissants despotes politiques infligent aux peuples leur dictature tentaculaire. Les seigneurs de l’économie et les maîtres de la finance imposent la paupérisation, l’indigence. De Washington à Caracas, en passant par Athènes et Paris, les dirigeants dictent les mêmes mesures d’austérité, imposent des réformes antisociales, des lois liberticides, sur fond de la domestication des esprits et de la militarisation de la société.

Jamais dans l’histoire contemporaine les pays n’ont été gouvernés par des dirigeants aussi irresponsables que dangereux, aussi incapables qu’inutiles, aussi ridicules qu’insignifiants, aussi incultes qu’immatures, aussi cyniques que psychopathes, aussi policièrement agressifs que militairement belliqueux.

Jamais ils n’ont sabordé leur pays avec tant de cynisme, au nom de l’économie capitaliste irrationnelle, activant principalement au démantèlement de tous les services sociaux et à la destruction des moyens de production, exception faite des capitaux financiers des dirigeants en constante augmentation, à la destruction du tissu économique, à l’organisation planifiée de l’inflation matérialisée par la flambée des tarifs des matières énergétiques comme des prix des produits de première nécessité.

Quoi qu’il en soit, avec le déclin du capitalisme l’histoire s’accélère. Le capitalisme est la dernière société de classes, soumise aux lois aveugles économiques du libéralisme et à la paupérisation généralisée des populations. La décadence du capitalisme est celle de la dernière société de classes, fondée sur l’exploitation de l’homme par l’homme, soumise à la pénurie et aux contraintes de l’économie. La première à menacer la survie même de l’humanité et l’écosystème.

Au-delà de l’effondrement économique, nous assistons également au « krach du Politique », objectivé par la désaffection politique, la défiance des institutions, la discréditation de la classe dirigeante. En résumé, la crise de la gouvernance.

Avec la crise économique systémique actuelle, le capitalisme est entré dans sa phase dégénérative. Il ne peut plus s’alimenter de la plus-value de ses exploités expulsés du processus de production en plein effondrement, ni nourrir ses esclaves salariés, prolétaires paupérisés, du fait des contractions salariales et restrictions budgétaires. Corrélativement, de là s’explique la crise de gouvernance de la bourgeoisie, contrainte de perpétuer son règne par la terreur.

 

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