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Anne-Laure Bonnel à Algérie54: la grande majorité des citoyens occidentaux en ont marre de cette guerre.

Dans une interview accordée à Algérie54; la reportere française Anne-Laure Bonnel évoque en toute neutralité et objectivité la situation sur le terrain dans les zones des hostilités armées dans le Donbass. Aguerrie à ce genre de mission, Anne-Laure Bonnel, qui connaît cette région depuis 8 ans, parle de son second documentaire réalisé sur place et qui sera diffusé l’année prochaine ainsi que les répercussions de cette guerre sur le quotidien des Peuples Européens

Algérie54: Nous avons appris que vous venez de réaliser un nouveau documentaire sur la situation dans le Donbass. Pouvez-vous nous en dire plus sur le sujet ?

Anne-Laure Bonnel: Le documentaire sortira vers le mois de mars 2023. Nous travaillons le montage et continuons de filmer en France dorénavant.  Pour comprendre et décrypter un sujet, partir sur le terrain est indispensable. Le reportage de guerre est une forme de reportage avec des contraintes particulièrement grandes. La première contrainte est l’accès à l’information qui est d’une grande complexité.

Dans ce cinquième séjour dans le Donbass, nous avons pu constater que les centres villes de Donetsk et Lougansk sont visés, que de nombreux civils sont touchés et blessés par l’artillerie lourde, des mines etc. 

Mais ce qui nous intéresse est de décrypter l’esprit et les motivations de ceux qui y vivent et n’ont pas fui la zone. Ils sont restés volontairement sur place, malgré huit ans de guerre civile et l’agression russe du 24 février dernier. 

Depuis mon dernier séjour, ces territoires ont basculé dans la Russie. 9 mois après le conflit, je me pose beaucoup de questions : 

  • Se sentent-ils ukrainiens, russes, ni l’un, ni l’autre ?
  • Qui sont ces gens qui refusent le gouvernement post-Maïdan ?
  • Pourquoi se disent-ils indépendantistes depuis 8 ans ?
  • Qu’ont-ils vécu pendant 8 ans de guerre civile 
  •  Comment vivent-ils la guerre déclenchée par la Russie depuis 9 mois ?
  • Pourquoi avoir voté pour le rattachement à la Russie ?
  • Comment considèrent-ils les occidentaux ?
  • Pourraient-ils de nouveau intégrer l’Ukraine ?
  • Que veulent-ils ? 
  • Que pensent-ils de l’OTAN ?
  • Que se passe-t-il en Ukraine depuis 1991 ?
  • Que s’est-il passé en Ukraine depuis 2004 ?
  • Cette guerre était-elle prévisible ?

J’essaye de comprendre ce que pense cette population depuis 2015. Il faut rappeler qu’une guerre civile largement soutenue par les russes et les américains ravage et divise l’Ukraine depuis 2014. Y retourner pour analyser le « cœur » de la population est la suite logique de mon travail. 

C’est très difficile depuis la France de comprendre ce qui se passe au cœur d’une zone peu médiatisée. Nous avons une vision parcellaire, biaisée et confuse. Cela est normal, la confusion est propre à toutes les guerres.  L’enjeu pour moi est de parvenir à donner un sens à des événements. 

Algérie54:Votre travail de reporter aurait été à l’origine de votre  licenciement de l’université de Paris. Qu’en est-t-il au juste?

Anne-Laure Bonnel: C’est plus complexe. Mon contrat n’a pas été renouvelé ni reconduit à l’université à la suite de mon départ pour le Donbass en février 2022. J’y enseignais depuis 2007.  Ma présence sur place a choqué nombre d’étudiants et confrères. Je considère qu’ils n’ont tout simplement pas compris ma démarche à cet instant . 

Lors de mon départ, personne n’était en mesure de prévoir que la Russie envahirait l’Ukraine. Je suis partie le 20 février 2022 pour comprendre ce qui se passait dans la zone que j’avais filmée en 2015. La guerre a éclaté pendant mon séjour. J’ai immédiatement condamné l’invasion de l’Ukraine mais cela n’a pas suffit. Il y a eu un clivage en France. Le débat n’était pas possible. Beaucoup ont eu le sentiment que je trahissais la France en étant dans le Donbass. C’est irrationnel. 

Algérie54: 10 mois après l’opération militaire russe en Ukraine, la propagande et les Fakenews ont pris le dessus sur la réalité sur le terrain. Pourriez-vous nous décrire la situation, suite à votre séjour dans cette région conflictuelle?

Anne-Laure Bonnel: La population a appris à vivre avec la guerre qui gronde au loin chaque heure. Les tirs d’artillerie lourde sont constants. Les villes sont visées. La fourniture d’armes par l’OTAN permet indéniablement à l’Ukraine d’affronter l’armée russe. L’armée ukrainienne résiste honorablement. 

En revanche, combien de morts militaires et civils sont à déplorer, nous l’ignorons. On parle de 100.000 soldats hors de combat de chaque côté. 

La visite de l’hôpital de Donetsk montre beaucoup de blessés chez les civils et chez les soldats. J’en conclu que la situation est un carnage à tous les niveaux. 

Par ailleurs, tout laisse à penser que la guerre peut et va durer. C’est une boucherie. Les soldats que j’ai pu rencontrer sont déterminés. Les deux camps sont armés jusqu’aux dents. On ignore le nombre de pertes civiles à ce jour. Neuf mois après le déclenchement de «l’opération militaire spéciale», aucun traité de paix n’est en ligne de mire. Nous avons de quoi être inquiets pour la sécurité mondiale. 

La propagande et les Fakenews sont une constante des deux camps depuis le 24 février. Personne ne peut savoir véritablement ce qui se joue sur le terrain. Une guerre d’usure semble s’installer. Hormis des hypothèses, rien de sérieux ne peut être annoncé. La situation évolue chaque semaine. La seule certitude que nous avons, en considérant 100.000 soldats hors de combat, c’est que c’est une boucherie et un carnage pour les deux camps. Les inconnues sont nombreuses. La machine industrielle de guerre russe peut-elle contourner le régime de sanctions et s’équilibrer ? Nous l’ignorons. Comment réagira l’opinion russe sur la durée ? C’est incertain. 

Tout est donc possible.

Algérie54: Les peuples occidentaux prennent de plus en plus conscience des répercussions de cette guerre sur leur vie quotidienne, suite à l’alignement de leurs gouvernements sur la position américano-atlantiste. Qu’en pensez-vous?

Anne-Laure Bonnel: Il est encore tôt pour juger de l’évolution des mentalités. La cohésion de l’UE face à la Russie pour supporter les crises énergétiques et économiques auxquelles les effets de la guerre en Ukraine la confrontent vont s’éclairer cet hiver. 

Nous ignorons tout des effets sur les populations de l’UE. Nous ignorons également le comportement des Etats membres qui pourraient ou pas reprendre des relations avec la Russie. 

Ce qui est certain, c’est que la grande majorité des citoyens occidentaux en ont marre de cette guerre. Ils se rendent compte que les pressions sur l’économie russe n’ont pas eu les effets annoncés et que leur pouvoir d’achat est touché. 

Le coût de l’énergie a un impact à tous les niveaux et se répercute dans chaque achat de la vie quotidienne.

Ce qui est problématique, c’est qu’en Europe, on commence à se rendre compte qu’on s’est fait flouer par les Etats-Unis :

– un gaz de schiste acheté au prix fort aux USA (vendu 4 fois le prix) alors qu’il y a un an il avait été refusé par l’Europe, conséquence de la pression des USA pour que l’Europe se désengage du gaz russe.

– pendant ce temps, l’énergie aux USA est à un prix plancher ce qui, commercialement et économiquement, les avantage sur nos industries.

– l’Europe peut en revanche acheter du gaz à l’Inde qui se prend une commission au passage après l’avoir acheté au russe (…), l’hypocrisie en plein. 

– l’industrie aux USA tourne à plein régime (entre autres, le secteur de l’armement et tous ses dérivés) vu qu’ils fournissent l’Europe en armant l’Ukraine et en renflouant les stocks des pays européens qui soutiennent l’Ukraine. Et je ne parle même pas des 35 avions de combat F-35 que l’Allemagne va acheter aux USA plutôt que de privilégier un avion produit en Europe (le Rafale français par exemple).

Tous ces éléments irritent le citoyen européen, qui commençait déjà à saturer des décisions prises par les dirigeants européens durant la crise du COVID.

Une division est en train de se créer entre les pays européens qui doivent se justifier auprès de leur population.

Une division est en train de se creuser entre ceux qui suivent les décisions de nos gouvernements et les autres.

Une division est en train de s’accentuer entre les médias dits « officiels » ou « mainstream » et ceux qui tentent de poser des questions qui fâchent.

Pour tous ces points, les citoyens se sentent trahis, ce qui favorise les extrêmes – gauches et droites – dans tous les pays européens.

Un sentiment de soumission et de dépendance aux USA qui devient plus que dérangeant, même pour nos dirigeants qui semblent pris au piège mais font tout pour faire bonne figure devant leurs électeurs.

Tout ceci ne sent pas bon pour l’avenir. Un nationalisme ambiant. Une défiance totale des élites. Une perte de confiance en ses dirigeants. Des révoltes des citoyens à venir suite à la perte de leur pouvoir d’achat. Une crise économique sans précédent annonçant un tsunami de faillites.

C’est le retour du tragique dans les consciences. 

Entretien réalisé par M.Mehdi

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