Par Ahmed Bensaada
Les « khabardjia » (pluriel de khabardji ; en arabe : informateur dont l’action s’apparente à la trahison ou à la collaboration) est un terme popularisé par le président Abdelmadjid Tebboune. Il désigne ces personnes (journalistes, politiciens, droitdelhommistes, etc.) qui « informent » les ambassades occidentales sises sur le sol algérien pour en retirer un quelconque bénéfice.
La dernière utilisation[1] de cette terminologie très imagée par le président a soulevé un tintamarre médiatique orchestré par la confrérie des saltimbanques du Hirak qui n’attend que ce genre d’occasion pour croasser des salmigondis d’idioties dans le cyberespace.
Même un bataillon international d’avocats, constitué pour défendre le « barbouze » de Radio M [2], s’est prononcé sur la question [3], menaçant de poursuivre toute personne qui « dénigre » leur protégé ou… le bataillon lui-même !
On aura tout vu ! Le « barbouze » a le droit de dénigrer à sa guise toute personne qu’il veut [4] et, lorsque ses quatre vérités sont exposées au grand jour, il se cache sous les robes noires d’un escadron de droitdelhommistes qui se métamorphose subitement en peloton d’exécution de la liberté d’expression de tout un peuple ! Ah, les droits de l’Homme à la sauce « Far West » !
Arborant cape et épée, l’un d’entre eux, l’avocat Pierre Brunisso, s’est même transformé en « Zorro du barreau » :
« On a aussi une autre dimension internationale dans des campagnes de diffamation qui sont portées à l’encontre d’Ihsane El Kadi mais pas seulement depuis l’Algérie, également depuis la France. On a des médias algériens qui ont des propos extrêmement attentatoires à l’honneur de M. El Kadi et qui sont basés en France, en Belgique et également au Canada. C’est pour ceci qu’on a ce comité qui s’est formé. On se réserve toute possibilité légale en termes de défense de M. El Kadi mais aussi d’un point de vue plus offensif. [5]»
Au Canada ? Vous visez qui en particulier ? Certainement pas AlternaTV et tous les saltimbanques qui y ont élu domicile ! Vous ne le savez pas, vraiment ? Alors suivez mon regard !
Ainsi, comme ça M. Zorro, au lieu de défendre votre « client », vous allez poursuivre toutes les personnes qui commentent cette affaire ? Vous allez en avoir du pain sur la planche !
Et puis, c’est une drôle de façon d’exercer le métier d’avocat. À la place de votre « protégé », je me poserais de sérieuses questions sur vos méthodes, surtout, qu’apparemment, vous n’avez prêté serment qu’en novembre 2022[6] ! Va-t-on mettre cela sur le dos de la témérité de la jeunesse ou de son inexpérience ?
Mais revenons à notre sujet principal, celui des « khabardjia ». Cela permettra certainement à cet avocat en herbe et à la cape noire de comprendre les dessous de l’affaire qu’il est supposé avoir scrupuleusement étudié.
Pour y voir plus clair, posons-nous une question cruciale : les « khabardjia », existent-t-ils vraiment ou sont-ils aussi légendaires que les licornes ?
Il est difficile de répondre à cette question pour toutes les chancelleries présentes en Algérie car le métier de « khabardji » exige, évidemment, discrétion et confidentialité. Mais, grâce au travail de Julian Assange, le vrai héros de la liberté d’expression que tous les avocats du monde devraient défendre, il est possible, au moins, d’avoir une bonne idée sur une catégorie en particulier. Que révèlent donc les câbles Wikileaks sur les « khabardjia » estampillés USA ?
Qu’on se le dise, le but de cet article n’est pas de cautionner ou de défendre les personnes qui étaient en poste durant la période couverte par ces câbles, loin de là. Il vise plutôt à dénoncer les pratiques de collaboration informationnelle avec des forces étrangères contre l’intérêt national.
Quel que soit le gouvernement en place, l’opposition politique doit s’accomplir avec les forces vives du pays et demeurer intrinsèque, algéro-algérienne, sans aucune intervention étrangère. Il faut comprendre qu’indépendamment des personnes qui gouvernent, qu’on soit d’accord avec elles ou non, il est impératif de préserver les institutions de l’État algérien. Nous avons trop d’exemples négatifs autour de nous pour nous permettre de jouer avec l’avenir de notre nation et la mener vers une situation désastreuse telle que celle qui prévaut dans d’autres pays de la région.
Pour des raisons pédagogiques et de relative concision, nous allons limiter notre discussion à quatre cas distincts illustrés par quelques câbles Wikileaks choisis.
Cas 1 : M. Ihsane El Kadi
En plus du financement de Radio M par Canal France International (CFI) « un opérateur public majoritairement financé par le ministère [français] de l’Europe et des Affaires étrangères »[7], le directeur de ce média controversé a eu au moins un contact avec l’ambassade des États-Unis tel qu’indiqué dans le câble Wikileaks 08ALGIERS1267_a daté du 2 décembre 2008.
Cliquez ici pour lire le câble Wikileaks 08ALGIERS1267_a |
Dans la section intitulée « Des priorités grandes, brillantes et mal placées », on peut lire :
« Malgré le désir de Bouteflika d’être considéré comme un président bâtisseur, les Algériens ordinaires sont frappés non seulement par la taille des projets, mais aussi par les milliards dépensés alors même qu’ils luttent pour joindre les deux bouts. […] Pendant ce temps, les augmentations des prix des produits alimentaires et des produits de base au cours des 12 à 18 derniers mois – en l’absence d’augmentations salariales parallèles ou de plus grandes opportunités d’emploi – ont sérieusement mis à rude épreuve la vie quotidienne de la plupart des Algériens. Le journaliste d’El Watan, El-Kadi Ihsane, nous a dit récemment qu’ » il est très difficile pour quelqu’un qui gagne 12 000 dinars (environ 180 USD) par mois de voir des milliards et des milliards dépensés pour tout sauf eux. » »
Signé par David D. Pearce, ambassadeur des États-Unis en Algérie (2008-2011), ce document classé « Confidentiel » montre que le « barbouze » de Radio M « a dit » des choses aux diplomates américains.
À qui d’entre eux ? Dans quel cadre ? Pour quelle raison ? Dans quel but ? Le câble ne le précise pas, mais pourquoi diable un journaliste irait « dire » des choses à des diplomates étrangers ? Pourquoi donner des informations sur la vie socioéconomique de son pays ou sur le ressentiment du peuple envers ses dirigeants aux représentants d’une puissance étrangère ?
Cette activité peut-elle rentrer dans la case « khabardji » ?
Cas 2 : M. Karim Tabbou
Karim Tabbou est un des « ténors autoproclamés du Hirak » dont j’ai volontairement évité de citer le nom dans mon livre sur le sujet pour cause d’incarcération[8]. Cet activiste très prolixe a lui aussi disserté sur la notion de « khabardji ». Invité par Al Magharibia[9], chaine proche de l’ex-FIS, il a déclaré :
« Si nous définissons ″khabardjia″, il s’agit d’un mot illégal et non politique […]»
Le nom de Karim Tabbou a été cité dans au moins six (6) câbles Wikileaks, de 2007 à 2009. Le premier par ordre chronologique porte la référence 07ALGIERS1323_a, a été rédigé le 17 septembre 2007 et signé par l’ambassadeur américain Robert S. Ford (2006-2008). On peut y lire :
« Après deux jours, le FFS a élu Karim Tabbou au poste de premier secrétaire national. Tabbou est jeune, ambitieux et bien éduqué, mais il lui manque le charisme d’Ait Ahmed et les références nationalistes sacrées. »
Cliquez ici pour lire le câble Wikileaks 07ALGIERS1323_a |
Après cet avis mitigé sur la personne, l’ambassadeur Ford a signé un second document diplomatique en date du 19 octobre 2007, soit environ un mois après le premier. Il s’agit du câble 07ALGIERS1527_a qui montre assez clairement que le premier secrétaire du FFS a été rapidement approché par les diplomates américains en poste à Alger. Dans ce document classé « Confidentiel », le nom de Karim Tabbou a été cité pas moins de 13 fois! On peut y lire, par exemple :
« Karim Tabbou, le directeur opérationnel du Front des Forces Socialistes (FFS), le plus ancien parti d’opposition d’Algérie, a dit au PolChief [le chef du département politique de l’ambassade] le 17 octobre que le FFS présentait des listes dans une trentaine de wilayas (provinces) mais dix d’entre elles ont été rejetées pour diverses raisons de procédure. »
Alors M. Tabbou, « dire » des choses au PolChief de l’ambassade étasunienne juste après avoir été nommé à la tête du FFS, est-ce légal? Ou peut-être non politique, non?
Et ce n’est pas tout: la scène s’est répétée le mois suivant comme l’indique le câble 07ALGIERS1695_a du 21 novembre 2007 qui, lui-aussi, est classé « Confidentiel » :
« Le coordinateur des élections locales pour le FFS et premier secrétaire du parti, Karim Tabbou, nous a dit lors d’une réunion le 14 novembre [2007] que la politique en Algérie était discréditée. Tabbou a estimé qu’il existe une déconnexion entre les Algériens et leur gouvernement, comme en témoignent les problèmes concernant les prix du pétrole et des pommes de terre (réf. B). En conséquence, il était très difficile de faire voter les Algériens. Abordant les difficultés du FFS avec le processus électoral de novembre 2007, Tabbou a déclaré que le ministère de l’Intérieur avait rejeté huit des listes du parti pour des raisons politiques. […]»
« Nous a dit »? « Lors d’une réunion »?
Se réunir avec des diplomates étrangers pour leur donner des informations sur la situation politique en Algérie et sur la relation entre les Algériens et leur gouvernement ne s’apparente pas, par hasard, avec les caractéristiques d’un « khabardji »? Ou en faut-il un peu plus?
Cas 3 : M. Mostefa Bouchachi
Contrairement à Karim Tabbou, Mostefa Bouchachi est un des « ténors autoproclamés du Hirak » dont j’ai longuement parlé dans mon livre cité précédemment[10]. Son nom figure dans au moins onze (11) câbles Wikileaks entre 2007 et 2009. Voici quelques extraits.
Dans celui portant la référence 07ALGIERS892_a et daté du 25 juin 2007, il est question d’une conversation qu’a eue M. Bouchachi avec les officiers politiques de l’ambassade américaine au sujet de M. Messaoud Boufercha, alors Secrétaire général du Ministère algérien de la justice :
« Le 23 juin, l’avocat des droits de l’homme Mostefa Bouchachi a dit aux officiers politiques (PolOffs) que la réunion avec le secrétaire général du Ministère algérien de la justice (MOJ), M. Boufercha, avait été très productive ».
Un autre exemple où M. Bouchachi (alors président de la Ligue Algérienne de Défense des Droits de l’Homme – LADDH) « a dit » des choses aux diplomates américains figure dans le câble 08ALGIERS1319_a, rédigé le 20 décembre 2008 :
« L’avocat et président de la LADDH Mostefa Bouchachi […] nous a dit qu’il s’attend à ce que le gouvernement continue de resserrer son emprise sur la société jusqu’à la présidentielle d’avril 2009 et a prédit que la situation ne se relâcherait pas nécessairement une fois les élections terminées. Bouchachi a déclaré que la presse indépendante algérienne est devenue une voix fiable pour faire prendre conscience de la nécessité de s’attaquer aux innombrables problèmes des droits de l’homme en Algérie; cependant, il a fait remarquer que la LADDH était de plus en plus préoccupée par la liberté de la presse et prévoyait de faire de cette question la pièce maîtresse du prochain rapport de la LADDH sur les droits de l’homme qui sera publié en janvier »
« Nous a dit », « a dit aux PolOffs », …
Ces formules ne font-elles pas partie des attributs des « khabardjia »?
Il va sans dire que d’autres exemples aussi éloquents peuvent être mentionnés, mais nous allons nous limiter qu’à ces deux-là.
Cas 4 : M. Said Sadi
Comparativement au trois personnalités précédentes, Said Sadi détient le record du nombre de citations dans les câbles Wikileaks en provenance d’Alger. En effet, on en compte au moins dix-neuf (19) entre 2007 et 2009 ! Dans celui portant la référence 07ALGIERS1806_a et rédigé le 19 décembre 2007 le nom de Said Sadi est mentionné pas moins de 27 fois !
Ce câble, classé « Secret », regorge d’informations « croustillantes ». Dans la section intitulée « La stabilité aux mains d’une armée divisée », le document mentionne :
« Sadi, qui entretient des contacts avec des éléments des services militaires et de sécurité algériens, nous a dit que l’armée n’était plus aussi unifiée qu’il y a encore quelques années. Deux scissions émergeaient, a-t-il dit. La première concerne les jeunes officiers qui savent que l’Algérie ne va pas bien et accusent la vieille garde de négligence et de mauvaise gestion. Ces officiers, a déclaré Sadi, veulent du changement et ressentent un sentiment d’urgence croissant que le pays est à la dérive. La deuxième fracture identifiée par Sadi se situe au sein des hauts gradés de l’armée, entre les officiers qui privilégient une approche plus dure de la sécurité et du contre-terrorisme (les « éradicateurs ») et ceux qui sont toujours alignés sur la politique de réconciliation nationale de Bouteflika. »
Et, un peu plus loin :
« Sadi nous a parlé d’au moins une conversation qu’il a eue récemment avec le général Toufik Mediene, le chef du DRS (appareil de renseignement militaire) algérien qui est largement considéré comme la figure clé pour assurer le contrôle et la survie du régime. Il a dit que Mediene a reconnu que tout n’allait pas bien avec la santé de Bouteflika et de l’Algérie en général. Cependant, selon Sadi, Mediene a déclaré qu’il avait besoin d’une sorte d’assurance que toute alternative politique « serait viable » et, par implication, ne déstabiliserait pas le pays. »
Dans le câble 07ALGIERS1749_a du 6 décembre 2007, Said Sadi se plaint du déroulement des élections locales aux diplomates américains :
« Said Sadi, président au franc-parler du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), un parti d’opposition traditionnellement berbère, nous a dit le 3 décembre que des représentants du RCD avaient été physiquement empêchés d’observer le scrutin à Tébessa, Chlef et Collo. »
Ces mêmes élections sont évoquées dans le câble 07ALGIERS1585_a du 30 octobre 2007. Voici ce qu’on peut lire dans son résumé :
« Dans ce qu’il décrit comme un effort pour limiter l’influence de son parti à sa base historique dans la région de Kabylie, le leader du Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), Said Sadi, nous a allégué en privé que des militants du RCD avaient été intimidés, enlevés et, dans certains cas, torturés. »
« Nous a dit », « nous a parlé », « nous a allégué en privé », etc., ne sont-elles pas des locutions spécifiques au « métier » de « khabardji » ? Bavarder dans des chancelleries étrangères sur des informations sensibles concernant l’institution militaire ou d’exactions (réelles ou fictives) durant des élections ne relève-t-il pas des spécificités des « khabardjia » ?
Ce nombre pourtant restreint de câbles Wikileaks montre à quel point les accointances entre ces personnalités et l’ambassade étasunienne à Alger sont évidentes. Une étude plus exhaustive peut montrer que ces personnes ne sont pas les seules. Il en existe malheureusement beaucoup d’autres.
Un seul regret : il n’existe pas encore un autre « Julian Assange » qui pourrait nous dévoiler les documents secrets de l’ambassade de France à Alger. La nuée de « khabardjia » gravitant autour de la Villa des Oliviers aurait été révélée au grand jour et de nombreuses « perles » auraient pu être lues dans les câbles relatant leurs collaborations actives avec les diplomates français.
[1] Madjid B., « Les médias et l’argent, le journaliste et le khabardji », La Nouvelle République, 25 février 2023, https://www.lnr-dz.com/2023/02/25/les-medias-et-largent-le-journaliste-et-le-khabardji/
[2] Ahmed Bensaada, « Hirak : la barbouzerie de Radio M », Ahmedbensaada.com, 5 avril 2021, http://www.ahmedbensaada.com/index.php?option=com_content&view=article&id=555:hirak-la-barbouzerie-de-radio-m&catid=46:qprintemps-arabeq&Itemid=119
[3] Comité de soutien avec Ihsane El Kadi, « Communiqué du collectif d’avocats international pour la défense d’Ihsane El Kadi », Facebook, 7 mars 2023, https://m.facebook.com/story.php?story_fbid=pfbid02VWZ1kJFaG7kdfmtT3wvkgBXJFW2BPjRRU5pLv1HrytNw1CqzfwfVcLir79Ny4Juwl&id=729376338&sfnsn=mo&mibextid=RUbZ1f
[4] Ali Baba, « Le journaleux Ihsane El-Kadi insulte le Dr Ahmed Bensaada sur les ondes de Radio M » – CEE du 16 mars 2021, Youtube, https://www.youtube.com/watch?v=3mC6cpvqfic&ab_channel=alibaba
[5] Cairo Institute for Human Rights Studies, « Sur la Situation des Droits Humains en Algérie: Quatre ans après le début du Hirak », Youtube, 21 février 2023, https://www.youtube.com/watch?v=naTFIBVYMtQ&ab_channel=CIHRS
@ 1h 14’ 49’’
[6] Doctrine, « Pierre Brunisso », https://www.doctrine.fr/p/avocat/LAE57E36B1B2D44C76CA8
[7] Pour plus de détails, voir la référence 2
[8] Ahmed Bensaada, « Qui sont ces ténors autoproclamés du Hirak algérien? », APIC Éditions, Alger 2020, p. 55
[9] Al Magharibia, « Karim Tabou : le discours de Tebboune sera inclus dans le dictionnaire de la laideur politique », Facebook, 3 mars 2023, https://www.facebook.com/watch/?extid=WA-UNK-UNK-UNK-AN_GK0T-GK1C&mibextid=2Rb1fB&v=628521195782463
[10] Voir référence 8