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Toute Révolution est insidieusement associée à la Terreur

Par Khider Mesloub

La Révolution française amorcée en juillet 1789, après cinq années d’effervescence insurrectionnelle culminant à l’époque du triomphe du jacobinisme, impulsée en septembre 1792 avec la proclamation de la République, est au final ligotée et liquidée par les forces conservatrices apeurées, épouvantées par la radicalisation des classes populaires galvanisées par l’idéal de l’égalitarisme social. Au plan de la gouvernance, aux forces populaires animées de la volonté d’éradiquer les inégalités héritées de l’Ancien Régime succèdent les dirigeants bourgeois réactionnaires, résolus à abattre le nouveau régime républicain et démocratique. Le baptême du feu de la contre-révolution est lancé le 9 thermidor 1794, le jour de l’arrestation de Robespierre, suivie de son exécution.

À rebours de la République sociale appliquée au cours de la domination politique jacobine (1792-1794), matérialisée par la répression de la spéculation, le blocage des prix, la saisie des biens des riches et surtout la redistribution des richesses aux citoyens pauvres, la république thermidorienne s’attelle aussitôt à réinstaurer une économie libérale favorable aux seules classes privilégiées.

« Maximilien Robespierre, la veille encore l’homme le plus puissant de France, est étendu, couvert de sang et la mâchoire fracassée. Le grand fauve est capturé. La Terreur prend fin. Avec elle s’éteint l’esprit enflammé de la Révolution ; l’ère héroïque est terminée. C’est l’heure des héritiers, des chevaliers d’industrie et des profiteurs, des faiseurs de butin et des âmes à double visage, des généraux et des financiers », écrit Stefan Zweig.

Aujourd’hui encore, d’aucuns proclament que la Constitution de juin 1793, votée sous la République sociale jacobine, demeure la plus démocratique de toutes les Constitutions promulguées depuis plus de deux siècles. Elle reconnait le droit au travail, accorde le droit de vote aux étrangers, ainsi que leur droit d’éligibilité. En outre, elle institue le droit de secours (d’assurance), et d’autres mesures sociales protectrices. (1)

Pour autant, cette période révolutionnaire qui vit l’émergence de la République démocratique et égalitaire jacobine a toujours été qualifiée par l’historiographie dominante bourgeoise de Terreur.

Au vrai, l’emploi du terme « terreur » (pour qualifier cette période révolutionnaire jacobine) est l’œuvre de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Parce que le peuple voulut imposer l’égalité aux riches et les contraindre à « être honnêtes », les classes possédantes et dirigeantes qualifièrent cette politique sociale du peuple d’entreprise de terreur. Et Robespierre incarnerait, selon les thuriféraires anachroniques du narratif bourgeois couard, la quintessence de la terreur.

Or, contrairement à la majorité des Révolutionnaires, notamment girondins, pour un homme politique qualifié depuis deux siècles de sanguinaire, c’est un des seuls hommes d’État à s’être prononcé, pour des raisons humanitaires, contre la peine de mort dès les débuts de la Révolution. À s’être opposé, pour éviter l’effusion de sang de ses compatriotes français, à une guerre offensive et de conquête, approuvant uniquement le principe d’une guerre défensive contre les armées monarchiques coalisées contre la jeune République jacobine. « La guerre fait nécessairement une diversion funeste. Elle nous force à épuiser l’État d’hommes et d’argent (…) Elle dévore les meilleurs citoyens qui vont à la défense de la patrie menacée », déclare Robespierre.

Depuis plus de deux siècles, Robespierre est anathématisé, fustigé, ostracisé. Une chose est sûre : en comparaison de la carrière politique de son contemporain, Napoléon Bonaparte, Robespierre fait figure d’un enfant de chœur. En effet, Napoléon 1er, magnifié par l’État impérialiste français et encensé dans les manuels scolaires d’histoire, fut pourtant un dictateur parvenu au sommet du pouvoir par le coup d’État du 18 brumaire 1799, doublé d’un boucher sanguinaire qui, sous couvert de propagation des idéaux de la Révolution française, se bâtit, par ses expéditions militaires pillardes et génocidaires, un empire européen à la hauteur de sa mégalomanie délirante impériale. Il est de la plus haute importance d’évoquer cette comptabilité macabre relative aux morts durant le cours règne génocidaire de Napoléon Bonaparte. Globalement, la politique belliciste et impérialiste de l’Empire napoléonien a causé plus de 3 millions de morts. Selon les historiens, du côté des pays victimes des expéditions sanglantes de la France contre-révolutionnaire, incarnée par Napoléon Bonaparte, on compte 2 200 000 morts, dont 300 000 soldats du Royaume-Uni, 600 000 Espagnols. Du côté des soldats français enrôlés de force, on compte 1 000 000 de décès, 100 000 chez les Polonais, 100 000 chez les Italiens et 100 000 chez les soldats du Royaume de Naples.

En comparaison, la période révolutionnaire (1789-1794), insidieusement baptisée époque de la Terreur, a occasionné 35 000 décès, majoritairement parmi les contre-révolutionnaires, neutralisés pour leurs menées subversives. Quant à la guerre, déclenchée par les monarchies européennes opposées à la nouvelle République, elle a causé 200 000, morts pour défendre la jeune République révolutionnaire.

Rappelons que, contrairement au narratif idéologique bourgeois véhiculé depuis deux siècles, le principal artisan de la politique de répression contre les ennemis de la Révolution menacée d’extinction sous le double assaut des troupes européennes et des contre-révolutionnaires autochtones, fut Danton, chef du Comité de Salut Public, qui s’enrichit grâce à sa participation à la Compagnie des Indes.

Rappelons également que les auteurs du coup d’État thermidorien (1794), tant encensés par l’historiographie dominante française, outre d’avoir perpétré ce coup de force institutionnel, procédèrent également à l’arrestation de Robespierre et de ses partisans (70 membres du pouvoir, dont Saint-Just et Couthon), puis à leur exécution sans autre forme de procès, c’est-à-dire sans jugement. Au reste, signe de la cruauté des membres du nouveau régime (baptisé plus tard le Directoire), les corps de Robespierre et de ses compagnons furent ensevelis dans des fosses communes. En outre, les Thermidoriens, auteurs du coup d’État en juillet 1794, notamment Barras, Tallien et Fouché (devenu ministre de la Police sous Napoléon 1er), pour ne citer que les plus célèbres, étaient tous des politiciens véreux enrichis par le pillage des biens des églises, des potentats exerçant leur pouvoir tyrannique sur de nombreuses villes provinciales françaises.

L’ironie de l’histoire, c’est que la chute de Robespierre fut ourdie et précipitée par les pires terroristes de la Convention, comme le souligne l’historien M. François Lebrun, Professeur émérite à l’université de Haute-Bretagne (Rennes II) : « le paradoxe est que celle-ci [la chute de Robespierre] est provoquée non par des adversaires résolus d’un régime dont l »Incorruptible » était devenu le symbole, mais par les pires terroristes de la Convention, craignant d’être les prochaines victimes de la guillotine ». Ce sont ces criminels notoires qui, au lendemain de leur prise du pouvoir, forgèrent l’image d’un Robespierre sanguinaire. D’une Révolution jacobine assoiffée de sang. Au vrai, elle était surtout avide d’égalité politique et de justice sociale.

Fondamentalement, l’historiographie dominante française a toujours œuvrer pour occulter les clivages sociaux et les affrontements idéologiques qui marquèrent cette période révolutionnaire.  Qui plus est, cette historiographie sectatrice s’inscrit dans une opération idéologique tendant à décrire cette phase révolutionnaire populaire égalitariste comme un sinistre épisode de terrorisme actionné par un ramassis de marginaux politiciens sanguinaires, un peuple anarchique animé de cruauté. Cette version, colportée par la bourgeoisie mondiale, s’applique à assimiler toute Révolution à une action sociale terroriste. Et tous révolutionnaires à des sanguinaires avides de sang qu’il conviendrait donc de neutraliser.

Osons une comparaison avec la Révolution algérienne : c’est comme si en 1960 ou 1961, les messalistes étaient parvenus à supplanter les révolutionnaires indépendantistes du FLN par un coup de force, puis se hisser comme les principaux dirigeants et interlocuteurs du pouvoir colonial français. Ils auraient non seulement torpillé le processus d’indépendance de l’Algérie, mais, surtout, exécuté l’ensemble des leaders indépendantistes, puis, en guise de couronnement de trahison, entamé la narration d’une histoire dépeignant les Révolutionnaires algériens comme des terroristes, des sanguinaires, en un mot, des criminels qui auraient fait régner la Terreur durant les « événements » de l’Algérie contre la population musulmane et française pied-noir. L’histoire est toujours écrite par les vainqueurs.

De fait, de tous temps, les vainqueurs, tout comme les classes dominantes confrontées aux révoltes insurrectionnelles, s’acharnent toujours à disqualifier le combat de leurs ennemis. Notamment par l’usage de qualificatifs péjoratifs, délibérément dévalorisants, criminalisants. Ainsi, le combat des Algériens pour se libérer du joug colonial français est toujours considéré, de nos jours encore, par la frange nostalgique de l’Algérie française, comme du terrorisme. Les révolutionnaires algériens étaient taxés de terroristes. De même, les Communards étaient qualifiés de terroristes par les Versaillais. Pareillement, les Bolcheviks étaient également étiquetés de criminels par le tsar et l’armée blanche soulevée contre le nouveau pouvoir populaire soviétique. Les Palestiniens traités de terroristes par l’entité sioniste.

De manière générale, sous quelque régime politique que ce soit, dès qu’il s’agit de remettre en cause l’ordre établi, la classe dominante criminalise le combat de ses adversaires, notamment le peuple insurgé. En particulier, par le recours à une rhétorique outrageante et diffamatoire, notamment par l’usage de termes réservés ordinairement aux criminels de droit commun.

Toujours est-il que, pour neutraliser la révolte légitime du peuple, la classe dominante emploie d’abord les insultes ordurières, ensuite les balles meurtrières.

Au reste, il est fréquent dans l’imaginaire collectif de la société (façonné par l’idéologie bourgeoise), à l’évocation de l’idée de Révolution, d’associer celle-ci spontanément au sang, à la terreur, au massacre. Or, il n’y a rien de plus inexact, de plus fallacieux. La révolution n’est absolument pas synonyme de massacre, source de violences populaires sanglantes. À l’orée de l’insurrection, la Révolution ne génère souvent que quelques victimes. La prise du pouvoir par les Bolcheviks a fait à peine quelques dizaines de morts.

Comme nous l’enseigne l’histoire, c’est la réaction violente des classes dominantes qui provoque les bains de sang. Ce sont les classes régnantes, résolues à se maintenir au pouvoir, qui défendent cruellement leurs privilèges par la violence, répandent par leurs police et armée la terreur (souvent avec l’aide de troupes militaires de pays étrangers). La différence est importante. C’est la classe dominante, appuyée sur ses deux bras armés, les forces répressives policières et militaires, qui ripostent par la terreur contre le soulèvement du peuple désarmé, afin de préserver son ordre établi.

Une chose est sûre, les révolutions n’inventent pas la violence. La violence est consubstantiellement inhérente aux sociétés de classes. Aussi, toute révolution, c’est-à-dire soulèvement radical contre l’ordre établi, ressortit de la protestation contre une violence préexistante abondamment employée par la minoritaire classe régnante contre l’ensemble des opprimés pour les maintenir dans la servitude. La forme de violence employée par les Révolutionnaires dépend du degré et de l’intensité de violence déployée par la classe dominante. Si la contre-révolution s’arme, la révolution s’arme, sous peine de disparaître.

Pour tordre le cou à ces falsifications historiques et manipulations mentales relatives à la question de la terreur prétendument inhérente à toute Révolution, il est de la plus haute importance de rappeler qu’une seule guerre capitaliste (guerre napoléonienne, Première Guerre mondiale, guerre en Irak) a fait des milliers de fois plus de victimes que Toutes les révolutions réunies. La preuve par la guerre capitaliste actuelle en Ukraine : en à peine 1 an le conflit armé aura provoqué des centaines de milliers de morts ukrainiens et russes. La somme de violence déchaînée par le capitalisme dans les guerres mondiales et coloniales, et depuis un demi-siècle, dans les pays du Tiers-Monde (Afghanistan, Irak, Libye, Yémen, Syrie, etc.), est incomparablement plus meurtrière que les révolutions sociales.

Mais, à des fins d’instrumentalisation idéologique, l’historiographie dominante ne retient des révolutions, notamment prolétariennes (la Commune de Paris, la révolution russe) que leurs brèves phases de convulsions brutales. Or, « les révolutions n’inventent pas la violence. Elles résultent au contraire de la protestation contre une violence préalable », notamment la violence sociale objectivée par l’exploitation et l’oppression exercée par la minoritaire classe régnante contre l’immense majorité de la population laborieuse maintenue en servitude par la force cinétique (police, gendarmerie, armée). La forme de violence dont usent les classes opprimées insurgées dépend de la forme de la violence adverse. « Si la contre-révolution s’arme, la révolution s’arme, sous peine de disparaître. Mais sa victoire, fût-elle armée, signifie toujours une défaite et un recul considérable de la violence en général ».

Fondamentalement, pour les révolutionnaires authentiques « la révolution n’est pas ce qui déploie la haine, la violence et le ressentiment mais ce qui – à rebours – rend possible leur extinction définitive ». Tel est le projet politique des Révolutionnaires. La Terreur est l’apanage de la classe dominante qui ne peut régner sans répression, ni accepter son détrônement sans riposter par la violence. Mais, par une inversion accusatoire, la classe régnante incrimine toujours la classe dominée de promouvoir, d’employer et de répandre la terreur, parce qu’elle lutte pour son affranchissement, son émancipation.

 

  1. Lire notre article Le mouvement social de France pourrait-il inaugurer une nouvelle « Constitution-1793 » ?.

 

 

 

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