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L’Islam septentrional de la Grande Mosquée de Paris et le recteur Hafiz auront leur prix littéraire

Par Abdellali Merdaci

L’histoire de la Grande Mosquée de Paris, inaugurée en 1926 (1), est doublement liée à l’Algérie, de la colonisation française à l’indépendance. Depuis Kaddour Benghabrit (1868-1954), garçon de salle à l’Hôpital municipal de Sidi Bel-Abbès, vaguement consul au Makhzen, pressenti pour diriger cette rare institution du culte musulman en France, devenant au gré du temps un dramaturge (2) et un membre du Tout-Paris, conservant son rond de serviette dans toutes les agapes politico-culturelles, ami de Jean Cocteau, paradant dans les étuves du « One-two-two », la présence algérienne ne s’est jamais démentie. Alger continue à nommer les recteurs de la Grande Mosquée de Paris et le gouvernement français n’a jamais discuté cette clause non écrite.

Le dernier recteur en date de la Mosquée de Paris est Chems-Eddine Hafiz. Hormis sa bonne naissance algéroise, un « oulid El mahroça », rien ne devrait plaider pour son élection. Ce n’est ni un imam au verbe tumultueux blanchi sous le harnais ni un théologien de l’Islam aux thèses éprouvées, gardien d’ineffables resucées arabo-andalouses. En peu de mots, l’avocat Chems-Eddine Hafiz, enregistré au barreau de Paris, n’a pas de mérite reconnu, en dehors de sa confession musulmane, qui devrait l’accréditer dans cette institution-phare de l’Islam en France. « Oulid El mahroça », certes, Français de cœur,  promu officier de la Légion d’Honneur au mois de juillet 2022, en supputant la proche rosette de commandeur et de grand-croix. Elle est belle la France des breloques et sa gymnastique effrénée de courbettes. Toutefois, Hafiz aurait des aptitudes pour la fonction : le rectorat de la Mosquée de Paris n’est-il pas un lieu de mondanités compassées ? Même, s’il n’en a pas toujours été le cas. Appelé à la charge en 1982, le recteur Abbas Bencheikh El Hocine (1912-1989), originaire de Mila, sectateur de Sidi Khalifa et père des Français Soheib (mufti) et Ghalib Bencheikh, président de la Fondation pour l’Islam de France, tronquant leur nom civil, était un personnage austère, boudant les diners de ville, les bordels de la République et leur clinquant apparat, il est resté dans l’institution islamique l’ombre ineffaçable du recteur Benghabrit, sauveur des Juifs sous l’occupation nazie de la France, un « Juste », sans mémorial. Dans l’histoire de l’institut musulman de France, entraperçue depuis l’office, ne doit-on pas à Si Kaddour une somptueuse table d’hôte, courue à Paris, où les vignes du Seigneur étaient enchantées ? Amen.

Mais de quelle continuité s’agit-il à la Grande Mosquée de Paris où l’avocat Hafiz est (presque) un intrus, bouleversant les rites de nomination et de transmission du pouvoir religieux  (3) ? Reconnaissons à sa décharge, qu’il ne déparait pas dans une délégation présidentielle française en visite dans un pays musulman. En Algérie, pour l’exemple. Il est, comme ses prédécesseurs, une caution de l’Islam de France. Précisons : l’Islam républicain de France. Et l’épithète n’est pas outrée. Sa dernière trouvaille est la création d’un Prix littéraire de la Grande Mosquée de Paris (Cf. « L’Expression », 6/10/2022). On conjecturerait longuement l’intérêt d’une telle consécration littéraire dans une ville et un pays qui n’en manquent pas, qui s’en gargarisent jusque dans leurs pittoresques foires du vin. Je ne sais quelles sont les motivations justifiant la création et la destination de ce prix littéraire. Mais l’étiquette « Grande Mosquée de Paris » est suffisamment évocatrice.

Dans ce jury de douze membres ont été associées d’illustres personnalités du gotha culturel parisien : des têtes de gondole. Jugez-en : Mmes Hélène Carrère d’Encausse, historienne spécialiste d’une Russie immémoriale, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, Julie Couturier, bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Paris, Aïcha Mokdahi, « présidente d’une fondation », Amélie Petit, directrice des Éditions Premier parallèle ; MM. Souleymane Bachir Diagne, philosophe, professeur à l’Université de Columbia, Jean-Luc Barré, président des Éditions Bouquins, Jean-Pierre Elkabbach, journaliste, Pierre Leroy, président-directeur-général d’Hachette Livres (puissant conglomérat de l’édition parisienne), Jean Moutappa, directeur de la collection « Spiritualités vivantes » chez Albin Michel, Jean-Robert Pitte, géographe, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences morales et politiques, Philippe Robinet, directeur général des Édition Calmann-Lévy, Benjamin Stora, historien de l’Algérie contemporaine, professeur émérite des universités, le seul nom qui parle aux Algériens.

À l’exception de Souleymane Bachir Diagne, musulman sénégalais, auteur d’un remarquable essai « Le Fagot de ma mémoire » (Paris, Philippe Rey, 2021), et Jean Matouppa, dirigeant le secteur « religions » d’un éditeur germanopratin, aucun des autres membres du jury, incarnés contre toute logique – islamique,  bien entendu – en « Frères de la Mosquée », ne se distingue par la connaissance de l’Islam, en particulier, et des religions dans le monde, en général. Hélène Carrère d’Encausse, Julie Couturier et Jean-Robert Pitte, sont des acteurs institutionnels, Jean-Luc Barré, Pierre Leroy, Amélie Petit, Philippe Robinet, des patrons de l’édition parisienne, peu habitués aux cuisines et aux jurys des prix littéraires. Relativement à l’Algérie, relevons lointainement : Aïcha Mokdahi, la dame qui a fait du chemin de Bougaâ, dans le Sétifois, à Paris, préside la fondation Essilor, lunettier français qui s’est investi dans les « quartiers », Jean-Pierre Elkabbach, natif d’Oran, est proverbialement l’ami des présidents, qui pendant le règne d’Abdelaziz Bouteflika, entrait sans s’annoncer à la Mouradia, et Benjamin Stora, Constantinois de circonstance, visiteur du soir des présidents français Hollande et Macron, intellectuel institutionnel – on disait autrefois « organique, ce qui ne le grandit pas.

La composition du jury du Prix littéraire de la Grande Mosquée de Paris est sans équivoque : assurément, ce jury ne primera ni le « Cher connard » (Paris, Grasset, 2022) de Mme Virginie Despentes ni « Le Livre des Sœurs » (Paris, Albin Michel, 2022) de Mme Amélie Nothomb. Mais qu’en est-il de l’Islam et de la doctrine islamique qui est au centre des activités de la Grande Mosquée de Paris ?

Poudre de perlimpinpin, faudrait-il parier ? Si j’exclus volontairement de ce jury (qu’est-il allé faire dans cette sombre galère ?) Souleymane Bachir Diagne, il n’est, par sa disparité, que l’expression de redoutables compromissions parisiennes. Il est, en cela, à la ressemblance du célèbre jury du Prix du roman arabe, institué au début des années 2000 par le Conseil des ambassadeurs des pays arabes de Paris, qui a placé à sa tête Olivier Poivre d’Arvor, « le frère de l’autre », à l’époque directeur de France Culture et « tournevis du monde culturel parisien », cooptant dans ses membres l’écrivain Pierre Assouline, chef du lobby sioniste du champ littéraire germanopratin. Ne convient-il pas, ici, de rappeler ce tour de force de Piette Assouline qui a su imposer pour l’édition 2012 de ce prix le roman de « l’Algérien », zélateur du sionisme mondial et, présomptueusement, Rifain, Boualem Sansal, l’insulteur de l’Islam et des Arabes dans l’opus récompensé « Rue Darwin » (Paris, Gallimard, 2011). L’ambassadeur d’Algérie de l’époque s’était tu face à cette infamie. Seul Élias Sanbar, membre du jury, écrivain et traducteur, ambassadeur de Palestine auprès de l’UNESCO, rageusement pris à partie par Assouline, a tenté vainement de sauver la morale – arabe – et l’honneur du prix.

Gageons qu’il n’y aura pas de rififi au prix littéraire de la Grande Mosquée de Paris où il n’y a pas de représentant attitré du sionisme mondial, que la vision d’un Islam septentrional, que défend inlassablement la vénérable institution islamique de France, y triomphera. Mais sait-on jamais ? Pour l’heure, le bébé du recteur Hafiz flotte encore dans l’eau de son bain. Rendez-vous le 8 décembre pour sa première couronne. Il sera temps de  dire, je m’excuserais volontiers de la locution, si c’est du lard ou du cochon.

 

POST-SCRIPTUM

J’ai prévu dans ma contribution (« Prix littéraires d’automne en France. L’improbable sauvetage du soldat Khadra et de ses ‘‘Vertueux’’ », « Algérie 54 », 12 septembre 2022) que Yasmina Khadra, éliminé de la sélection du Goncourt 2022, sera racheté dans celle du Grand Prix du roman de l’Académie française. C’est fait. Attendons la suite.

Notes

  1. Si l’idée d’un lieu de culte musulman remonte au XVIIIe siècle selon Sadek Sellam (« La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane, 1895-2005 », Paris, Fayard, 2006), son projet, repris en 1893, année de création du Comité de la Mosquée de Paris, se prolongeant jusqu’au début des années 1920, fut controversé. Le projet a clairement appartenu à des Français islamisés, notamment le docteur Grenier, député de Pontarlier, Christian « Abdelhak » Cherfils, fondateur de la « Fraternité musulmane », et à leurs soutiens, ainsi le gouverneur général de l’Algérie Jules Cambon, le duc d’Arenberg, le député indigénophile Albin Rozet, les professeurs Bourdarie et Jules Lemaître, le peintre Étienne Dinet, converti à l’Islam, en 1913, et bien d’autres. Kaddour Benghabrit, premier recteur de la Grande Mosquée de Paris, a choisi de l’inscrire dans l’orbite de la politique coloniale française.
  2. les comédies « La Ruse de l’homme », en 1929, et « Le Chérif ou la polygamie sentimentale », cosigné par Mlle Thérèse de Leuns en 1936, ont été accueillies par Sacha Guitry dans son théâtre de la Madeleine.
  3. Depuis son inauguration, en 1926, la Grande Mosquée de Paris, qui abrite L’Institut musulman de France, a connu des successions familiales : Ahmed Benghabrit a pris en 1954 la relève de son oncle Si Kaddour. Il est évincé par le gouvernement français pour cause de ralliement au FLN, en 1957, et remplacé par Hamza Boubakeur, qui donnera à la direction de la Grande Mosquée son fils Dalil Boubakeur. Disparu en 1989, Abbas Bencheikh El Hocine n’a pas laissé les clés de la maison à un héritier, quoiqu’avec Soheib et Ghalib, tous deux grandis dans le dogme pour en reconnaître d’utiles relectures, il aurait pu. Alger les a recalés avec l’assentiment de leur patrie, la France.

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