Par Khider Mesloub
Le quartier de notre enfance constitue le premier lien avec notre environnement spatial et social. C’est le lieu de tissage de liens. Le principal espace de sociabilité et lien de socialisation.
Dès les premiers pas dans notre quartier, la toponymie imprime de son empreinte architecturale notre vie. Car chaque quartier offre un contexte architectural et urbanistique particulier. Chaque quartier est doté d’une sociabilité singulière, d’une pratique sociale spécifique, reconnaissable au mode de vie massivement adapté, fièrement exhibé et farouchement défendu par ses résidents.
L’appartenance au quartier forge notre identité locale, un mode d’habiter. Dans une ville, notamment Alger, pour évoquer la capitale où j’ai grandi, chaque quartier est le siège d’une identité solidement ancrée et fièrement revendiquée par la majorité de ses résidents, en particulier les jeunes.
Le quartier, lieu d’habitation, se prête aux distractions et aux déambulations, mais il peut aussi plonger les habitants dans l’affliction et tribulations, suite au décès d’un résident ou drame familial. Le quartier est le lieu où ses résidents partagent rires et pleurs. Fêtes et enterrements.
À l’époque, dans mon quartier d’Alger-centre tout le monde se connaissait, tout le monde se fréquentait dans une relation transgénérationnelle. C’était l’époque où le facteur connaissait chaque résident, son patronyme et son prénom. Où les enfants allaient joyeusement tous ensemble à l’école, comme s’ils partaient en vacances.
Le quartier, comme le notait Georges Perec, est « La partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre, puisque précisément on y est ». Pour certains, pour un long moment. Pour d’autres, jusqu’à leur dernier souffle.
Longtemps après, le souvenir du quartier de notre enfance demeure toujours ancré dans notre mémoire. À mesure que les année passent, les images jaunies du passé de notre quartier ressurgissent avec une pointe de nostalgie. Chaque rue de notre quartier évoque un souvenir, un événement heureux ou malheureux, une distraction saisonnière singulière, un moment de bonheur.
Le quartier de notre enfance recèle des souvenirs impérissables. Ces souvenirs d’une enfance heureuse et paisible passée dans un quartier animé et sécurisé.
Le quartier de notre enfance demeure toujours notre « Madeleine de Proust », tout comme l’ensemble des espaces et temps ontologiques, constitutifs de notre être inscrit dans notre histoire personnelle évolutive.
Une fois adulte, la moindre évocation sensorielle (olfactive, gustative, visuelle, auditive, tactile) de notre quartier remue en nous d’anciennes réminiscences gravées dans notre mémoire sensitive.
La vue d’un édifice ou d’un paysage présentant quelque ressemblance avec un édifice ou un paysage de notre quartier d’enfance, la sonorité d’une musique coutumière longtemps entendue dans notre quartier, l’exhalaison d’un arôme singulier autrefois humé à satiété dans notre quartier, ou l’effleurement d’un épiderme synonyme d’intimité similaire jadis langoureusement frôlé dans notre quartier, nous replonge aussitôt dans les lieux de notre quartier d’enfance, de notre existence antérieure renfermant les trésors de nos souvenirs indéfectibles, ces attributs emblématiques qui ont forgé notre identité sociale et notre personnalité au cours de notre vie passée dans notre quartier.
Les premières expériences sociales vécues dans notre quartier façonnent notre identité, forgent notre personnalité, forment notre caractère, en résumé déterminent notre être social. Le vécu de notre quartier est incorporé dans notre être, comme notre être est inséré dans le corps social.
Les visages familiers côtoyés, les paysages bigarrés assidûment fréquentés, les lumières du jour abondamment absorbées, les éclectiques artères journellement sillonnées, les multiples couleurs du ciel filmées par notre caméra rétinienne, les innombrables étoiles guettées chaque soir dès le crépuscule pour les compter et admirer, les diverses saisons longuement contemplées et inhalées, ces multiples souvenirs des premiers temps de notre vie passée dans notre quartier d’enfance s’imprègnent dans notre mémoire jusqu’à la fin de notre existence.
Tous ces moments de vie passés dans notre quartier d’enfance s’impriment dans notre conscience mémorielle, précieusement conservées dans nos archives intimes.
Un cordon ombilical mémoriel infrangible nous unit à ces démiurges de notre existence, maîtres-d ’œuvre de notre identité personnelle construite au cours de notre vie passée dans notre quartier.
Le quartier de notre enfance demeurera toujours cette matrice de notre identité personnelle et sociale, le substrat de notre vie en collectivité, fondé sur des mœurs, une langue et une culture communes, partagées avec tous les habitants du quartier et, bien évidemment, avec nos proches.
Le quartier de notre enfance demeurera toujours ce lieu d’enracinement authentique, d’ancrage culturel originel, de ressourcement existentiel.
Le quartier de notre enfance sera toujours, en quelque sorte, notre vraie patrie. Cette patrie résidentielle qui a façonné notre être social, formé notre personnalité, structuré notre culture, éveillé nos premières émotions amoureuses.
Notre quartier d’enfance demeure notre premier amour. Nous avons appris à aimer notre quartier bien avant de découvrir l’amour sentimental d’une fille (ou d’un garçon pour une fille).
Notre quartier d’enfance, empli d’êtres chers à notre cœur, comblait naturellement nos frustrations, apaisait spontanément notre âme tourmentée, par la seule magie de sa fréquentation, par sa seule intense animation conviviale. C’était notre naturelle refuge. Notre espace thérapeutique. Chaque habitant représentait un thérapeute car il prodiguait sa thérapie fraternelle par sa seule conviviale présence et humaines prévenances. Le quartier offrait à chacun et chacune une thérapie collective. Une simple immersion dans le quartier suffisait pour exorciser nos démons, épurer notre âme.
Du reste, à l’époque, on passait plus de temps dehors dans le quartier parmi nos pairs toujours disponibles pour nous combler de leur amitié et nous dispenser leur affection et convivialité, que dans notre foyer, avec notre mère et notre père, toujours occupés à remplir des tâches ménagères ou professionnelles. Une fois sorti du foyer de notre mère et père, le quartier nous servait surtout de point de repère, de balise résidentielle, d’orientation existentielle.
En tout cas, mon quartier d’enfance, houmti, revêt pour moi les mêmes caractéristiques affectives que ma première bien-aimée, houbti.
A l’instar de mon premier amour qui demeure pour moi toujours sensationnel et exceptionnel, de cette première romance unique impossible à effacer de ma mémoire, qui m’accompagne et me fait ressentir un mélange d’émotions mémorables jusqu’à la fin de mes jours, le quartier de mon enfance demeure, au même titre, toujours associé à cette prime phase de ma vie impossible à oublier.
Quoique l’incurie administrative ait contribué à dégrader et défigurer notre quartier (devrais-je dire nos quartiers tant cette triste réalité s’applique à toute la métropole d’Alger), à démolir la légendaire joie de vivre des Algérois, je demeure attaché à mon antique capitale, Icosium, El Bahdja, Al-ʿāṣima, Alger la Blanche. Cette méditerranéenne ville antique où flottait continûment la joie de vivre. Où, comme le notait une Algéroise, dans tous les quartiers d’Alger «le respect mutuel, c’était le maître mot de nos rapports. Où avec nos voisins, nous formions une famille. Le plus petit respectait le plus âgé. Nous étions comme des frères. Où la femme était portée aux nues. Les filles du quartier étaient protégées par les habitants. Personne n’osait leur manquer de respect. Où les gens étaient d’un humanisme et d’une jeunesse exemplaires».
Éternelle, serais-je tenté d’ajouter, tant la jouvence ne s’effaçait jamais de l’angélique et radieuse figure des Algérois, jusqu’au seuil de la mort.
Aujourd’hui, l’Algérois, dès sa jeunesse, il arbore sur son corps frêle une tête d’enterrement. Une tête de cercueil. Pire : une tête de cimetière où sont ensevelis définitivement toutes les nobles traditions et sublimes valeurs algériennes.
Khider MESLOUB