Par Khider Mesloub
Au travers de notre étude historique sur l’apparition et le développement de la politique dans les deux principaux pays, la France et les Etats-Unis, émaillés tous deux par les révolutions et les guerres civiles, nous tenterons d’apporter un éclairage innovant sur les motifs du dépérissement du politique, observé dans tous les pays, notamment en Algérie.
Ce dépérissement du politique se caractérise par la disqualification de la classe politique, la délégitimation des institutions législatives et exécutives, la flambée de l’abstentionnisme, l’étiolement de tout projet émancipateur porté par un parti officiel, l’absence de toute alternative socioéconomique, dorénavant remplacée par le jeu de l’alternance, dépourvue d’enjeux puisque tous les partis sont porteurs du même programme, axé sur la défense des intérêts du capital. Tous les partis n’ont qu’un programme politique à présenter et à défendre : celui du Capital, autrement dit de l’économie capitaliste, de la société libérale, de l’idéologie dominante bourgeoise sénile. Même les partis de «gauche» et d’extrême-gauche ne sont plus des partis socialistes avec une base prolétarienne. Au contraire, ces partis sont devenus de véritables appareils de bureaucrates et de professionnels de la politique issus de la petite bourgeoisie. Au reste, ils ne se présentent plus comme socialistes, mais comme les meilleurs gestionnaires du capital face aux excès de la droite (ou de la gauche réformiste).
Historiquement, comme on l’a analysé plus haut, la naissance et l’essor de la politique tient au sort du développement du capital. Indéniablement, la politique n’apparaît qu’au sein de cette nouvelle société marquée par l’expansion et la progression extraordinaire de la bourgeoisie, promotrice des forces productives. Sans naissance de la bourgeoisie, autrement dit du capital, point de politique. En absence de l’émergence de la bourgeoisie, appuyée sur un capital solidement constitué par l’existence de forces productives amplement développées, la politique ne peut apparaître dans la société.
Telle fut la configuration sociologique de l’Algérie au lendemain de son indépendance. Carence de forces productives et de moyens de production, donc défaillance des organisations politiques susceptibles de représenter les différents intérêts des multiples classes sociales présentes au sein de la société. Aussi, du fait de l’absence d’une «société civile» stratifiée en de multiples catégories sociales dominées par les deux principales classes modernes antagoniques, la bourgeoisie et la classe ouvrière, l’Algérie nouvellement indépendante ne put se prévaloir d’offrir sur le «marché de la politique» de multiples partis représentant les intérêts des différentes classes sociales.
Donc pas de partis multiples, pas de multipartisme. De fait, faute de forces politiques, l’Etat a institué la politique de la force pour discipliner et éduquer une population majoritairement rurale et analphabète, dénuée de conscience politique, mais surtout amorcer le développement d’un capitalisme embryonnaire au moyen de mesures étatiques (le fameux capitalisme d’Etat).
Plus de cinquante ans après l’indépendance, l’Algérie n’a toujours pas développé un capitalisme productif moderne, mais a accouché d’une bourgeoisie «bureaucratico-commerciale» tirant ses revenus du pétrole. Elle a aussi enfanté une immense masse d’individus au statut social tellement indéterminé qu’il est malaisé de le définir sociologiquement. Car cette immense masse populaire n’est nullement intégrée dans le procès de production économique, hormis dans les circuits de l’économie informelle et marchande, si on peut appeler cela économie, quand l’activité essentielle se cantonne à acquérir des marchandises bas de gamme dans les pays émergents pour les revendre dans des minuscules boutiques de fortune à des clients à la solvabilité volatile et hypothétique. C’est une facette de l’économie capitaliste mondialisée. Toute l’Afrique est inscrite dans ce procès de reproduction du capital.
Ainsi, l’Algérie, pays longtemps semi-féodal, semi-colonial, dépourvu d’une classe bourgeoise, voire d’une simple classe marchande ou de petites productions, n’a jamais rempli les conditions socioéconomiques pour se doter d’une authentique institution politique et étatique représentative au sens démocratique bourgeois du terme.
C’est dans ce contexte sociologique marqué par l’inexistence d’une formation sociale et économique bourgeoise avec son corollaire matérialisé par la présence de multiples classes sociales antagoniques, notamment la classe ouvrière, qu’il faut replacer l’intronisation de l’armée à la tête du pouvoir aussitôt l’indépendance obtenue. L’armée s’empara du pouvoir car l’Algérie ne recelait aucune classe politique représentative de classes sociales malgré tout inexistantes, de forces sociales et économiques aux intérêts antagoniques. L’Algérie, pays sous-développé, était composée à l’indépendance d’une population majoritairement rurale et d’une très faible classe ouvrière, qui plus est à 92% analphabètes.
Objectivement, la période postindépendance ne remplissait pas les conditions socioéconomiques permettant l’émergence de la politique au sens moderne et démocratique bourgeois du terme. Seule l’armée, force structurée et organisée, pouvait prétendre s’emparer des rênes du nouvel Etat embryonnaire pour gérer et développer cette récente «société civile» algérienne en gestation.
De fait, on ne peut inférer qu’il s’était agi d’une aberration historique ou d’un dévoiement de la Révolution. Ce faisant, il convient plutôt d’invoquer la nécessité «technique et administrative» incontournable imposée à la nouvelle couche «sociale» hybride (militaro-intellectuelle), fraîchement constituée à la faveur de l’accession de l’Algérie à son indépendance.
En vérité, l’Algérie n’était pas préparée pour assumer avec maturité politique et efficience économique son indépendance. En effet, dans cet Etat- nation nouvellement créé, dépourvu d’infrastructures économiques développées, faute de classes sociales structurées dotées de conscience politique aiguisée et de compétences réelles en matière de gestion administrative, seule l’armée, institution structurellement organisée et disciplinée, fut en mesure d’assurer la transition entre l’Etat colonial délogé et le nouvel Etat algérien entièrement à construire et à développer sur des bases modernes capitalistiques.
Soixante ans après l’indépendance, l’Algérie ne dispose toujours pas d’une classe politique représentative ou d’une représentation politique classique. L’armée est la seule structure rationnellement organisée, dotée d’esprit de corps, d’un corps institutionnel discipliné, d’un commandement et d’une logistique modernes, seuls aptes à défendre les intérêts supérieurs du pays, à garantir la pérennité des autorités étatiques, à assurer la sécurité des frontières.
Les partis croupions parasitaires n’incarnent pas les Algériens. Ils ne défendent pas les intérêts du prolétariat et de l’Algérie. Mais, en structures parasitaires ou mafieuses, les intérêts personnels de leurs élites assoiffés de pouvoir et de leurs parrains gouvernant à Washington, Paris, Ryad ou Ankara.
Ainsi, sans apparition et croissance de la bourgeoisie pas de fondation de la politique. Effectivement, la politique tient sa raison d’être de la coexistence, dans la société, du mode de production capitaliste et de modes de production précapitalistes (féodalité, petite production marchande, production agricole et artisanale). Cette coexistence est un des aspects du stade de la domination formelle du capital (phase initiale du capitalisme).
Dans l’histoire du capitalisme, il faut distinguer deux phases : la phase de domination formelle et la phase de domination réelle du capital. Au plan historique, la grande force du capital s’appuya sur son aptitude à développer de façon extraordinaire les forces productives. De par sa capacité à révolutionner l’économie, le capital sapa progressivement toutes les assises des modes archaïques de production précapitalistes. En effet, le capital réussit à détruire les autres modes de production par sa seule puissante capacité à révolutionner les forces de production, autrement dit à diminuer constamment la valeur des objets produits et, surtout, à en multiplier et amplifier massivement la fabrication. Tel fut le fondement de sa supériorité historique.
Parallèlement à l’expansion de sa puissante force économique dans le procès de production, le capital étendit sa conquête du pouvoir politique par l’usage systématique de la violence étatique. Comme l’avait amplement montré Marx, le capital, au cours de sa période d’accumulation primitive, pour précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste, abréger les phases de transition, donc le capital employa la force brutale, exploita le pouvoir de l’Etat, cette force concentrée et organisée de la société.
Au début de l’ascension du capital, l’accession à l’appareil d’Etat fut donc cruciale pour la bourgeoisie. La bourgeoisie fut contrainte de lutter contre l’aristocratie pour accaparer les leviers de commande de cette machine de coercition politique et militaire, dénommée Etat. Au cours de son histoire, dans sa phase embryonnaire de développement encore marqué par la faiblesse de son influence politique, pour parvenir à ses fins de conquête du pouvoir, la bourgeoisie dut composer avec la royauté et la noblesse.
Mais, avec l’affermissement de son pouvoir économique et la consolidation de sa puissance financière, la bourgeoisie s’offrit le luxe, assurée de sa légitimité historique et de son triomphe manifeste, de rompre le compromis politique officieusement signé avec la monarchie.
Dès lors, l’histoire européenne entra dans «l’ère des Révolutions», comme l’avait analysée dans son ouvrage éponyme l’historien anglais Eric Hobsbawm. Cette rupture historique constitua le début de la révolution bourgeoise. Celle-ci fut marquée par l’ultime phase de l’ascension de la bourgeoisie. Cette ascension culmina dans la prise violente du pouvoir politique à la fin du XVIIIe siècle, pour nous limiter au cas de la France. La bourgeoisie frileuse anglaise joua la carte de la conciliation : elle accapara le pouvoir politique par le compromis historique établi avec l’aristocratie.
A cette étape de notre étude, il est de la plus haute importance de rappeler cette vérité historique : la bourgeoisie a dû batailler durant des siècles pour conquérir le pouvoir. Comme l’a écrit l’historienne Régine Pernoud dans son livre Histoire de la bourgeoisie en France, la bourgeoisie est née vers le XIe siècle grâce au développement du commerce et des villes (le terme bourgeois est issu du mot bourg, signifiant agglomération – commune), dans lesquelles se tenait le marché des villages environnants, par extension centre administratif et commercial groupant les habitations d’une commune. Le bourg, cette presque ville, originellement était habité principalement par les marchands, commerçants, artisans et banquiers. Ce qui donna le nom bourgeois pour désigner les résidents singuliers de ces nouvelles communes marchandes citadines. Il ne faut pas oublier qu’à cette époque la vie économique était dominée par l’univers rural.
De fait, la bourgeoisie «patienta» des siècles avant de pouvoir assoir sa domination politique sur l’Etat, après avoir souterrainement, telle une taupe, travaillé la société féodale aristocratique par sa laborieuse production économique dissolvante, et bâti sa puissante force financière triomphante. Le prolétariat, le fossoyeur de la bourgeoisie, n’a objectivement qu’un peu plus d’un siècle d’existence. Par conséquent, rien ne presse. Il finira par triompher de la bourgeoisie.
L’accession de la bourgeoisie au pouvoir s’effectua au sein d’une économie encore majoritairement dominée par l’ancien mode de production féodale. Les assises économiques de l’ordre ancien coexistèrent longtemps avec le nouveau mode de production capitaliste. L’ordre ancien féodal ne disparut pas du jour au lendemain. Aussi, pour assoir et affermir sa domination, après la rupture révolutionnaire, la bourgeoisie s’employa à utiliser l’Etat dans ses intérêts. Car, au cours de cette phase initiale du capital, de larges zones d’activité lui échappaient encore. De surcroît, durant une longue période historique, l’aristocratie s’activait à opposer une résistance acharnée contre les bouleversements économiques en œuvre et les empiètements politiques à l’œuvre.
Sans oublier la masse paysanne encore attachée à la terre. Il en découle que l’utilisation de la «force organisée» de l’Etat dans un sens favorable à l’une ou à l’autre classe doit constamment être négociée. Aussi, par essence, la politique est le mode de cette négociation entre les multiples classes en lutte pour la domination du pouvoir. Aussi la politique naît-t-elle dans cette phase d’affrontements généralisés entre les multiples classes encore (sur) vivantes.
Plus concrètement, comment les différentes classes sociales rivales et antagoniques structuraient-t-elles leurs affrontements politiques ? Comment s’organisait leur lutte pour se départager le pouvoir ? Bien évidemment, la bataille ne se déroulait pas par un affrontement direct de classe contre classe, à la manière d’une guerre civile, au moyen d’équipements militaires. Ni par la participation de tous les membres d’une classe à la gestion de la politique.
Pour permettre à chaque classe de participer à l’affrontement politique, il avait été décidé d’organiser la compétition politique par délégation de pouvoir confiée à un nombre restreint de candidats constitués en partis afin de rendre la bataille politique institutionnellement praticable, gérable.
En effet, au sein de la société capitaliste démocratique, en période de paix, l’affrontement politique se déroule de manière évidemment pacifique. La lutte entre les différentes classes et fractions s’organise au moyen d’élections convoquées régulièrement. Pour ce faire, plusieurs formations politiques rivales d’obédiences idéologiques diverses participent à des campagnes électorales pour briguer le suffrage des électeurs en vue d’élire leurs candidats appelés à siéger au sein d’assemblées représentatives, dont la plus importante est le Parlement. A l’échelon inférieur, la politique s’exerce dans les assemblées communales, régionales et départementales.
Et aussi: La crise de la gouvernance ou la politique bourgeoise à l’ère de la récession économique (II)