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La mentalité de colonisé vaut-elle mieux que l’esprit harki ?

Par Khider Mesloub

Il est communément admis que les ressentiments nourris par les Algériens à l’encontre des harkis sont inversement proportionnels à ceux qu’ils réservent à l’ancienne puissance colonialiste française. Ils tiennent à l’endroit des harkis des rancœurs encore vives.  Comme si la main qui a trahi est plus condamnable que le Corps armé qui l’a mobilisée, le Cerveau gouvernemental colonial qui l’a dirigée. Paradoxalement, le Génocidaire français bénéficie, depuis l’indépendance, de clémence, de bienveillance, d’indulgence, d’allégeances ; tandis qu’on réserve aux harkis une démentielle haine inexpiable, inextinguible, intarissable. 

Les supplétifs de l’armée coloniale sont toujours voués aux gémonies, tandis que la France coloniale est accueillie en Algérie avec cérémonies. Le harki est toujours accablé pour sa collaboration circonstancielle, alors que le pays colonisateur a été absout de ses crimes (contre l’humanité… algérienne) structurels. Le harki demeure, aux yeux des Algériens, tapi dans la fange sans espoir de bénéficier un jour de réhabilitation, tandis que l’ancien colon, les Algériens lui déroulent servilement le tapis rouge. Comme le notait le sociologue Gustave Le Bon « Les révolutions n’ont généralement pour résultat immédiat qu’un déplacement de servitude ». D’aucuns, notamment en Algérie, en ont fait leur carrière. Voire leur identité. Leur patrimoine génétique.

Ce traitement de faveur, accompli avec ferveur, réservé à l’ancien Colon français ne peut pas être expliqué autrement que par la perpétuation de cette mentalité de colonisé théorisée par Franz Fanon, pour qui la servitude volontaire due à son ancien maître demeure, en dépit d’une formelle indépendance, toujours ancrée dans la psyché de l’affranchi. L’oppression opprime, avait-il écrit. L’intériorisation de l’oppression se pérennise même au-delà de l’affranchissement du colonisé formellement obtenu. Et la subordination témoignée au maître s’insinue encore dans l’attitude toute de soumission du colonisé, par-delà le contexte colonial. Cet esprit d’asservissement est l’expression d’une mentalité de pauvre, corollaire d’une pauvreté mentale.

Comme l’écrit Gustave Le Bon dans Psychologie des foules : « Ce n’est pas le besoin de la liberté, mais celui de la servitude qui domine toujours dans l’âme des foules. Elles ont une telle soif d’obéir qu’elles se soumettent d’instinct à qui se déclare leur maître ». Particulièrement vrai pour certaines « foules nationales qui ont vécu dans la soumission et l’obéissance coloniale. Quoiqu’elles aient déchiré le drapeau de la colonisation, elles continuent à se draper dans le haillon indigne de la servitude. Car, comme le disait Étienne de la Boétie « Il y a en l’homme une préférence pour la servitude volontaire, parce que la servitude est confortable et qu’elle rend irresponsable ».

Le harki, pourtant lui aussi victime d’embrigadement contraint par l’armée coloniale, est devenu l’exutoire des ressentiments accumulés pendant presque un siècle et demi d’occupation coloniale.

Comment pourrait-on analyser cette complaisante commisération accordée à la France, sinon par ce complexe d’infériorité toujours vivace parmi les Algériens, en dépit de leurs proclamations de foi indépendantistes crânement exhibées. Comment expliquer cette exécration vouée aux harkis, sinon par un transfert de haine longtemps nourrie à l’encontre du colon, aujourd’hui concentrée sur les harkis, victimes expiatoires du traumatisme post guerre anticoloniale.

Tout s’est passé comme si la Libération avait libéré en même temps certaines frustrations longtemps contenues. Un trop-plein d’hostilités et de rancœurs opportunément déversées sur une frange de la population algérienne fourvoyée dans la collaboration, pour épargner l’ancienne puissance coloniale criminelle, historiquement coupable de génocide contre le peuple algérien (ne pas oublier que la France a exterminé 1,5 millions d’Algériens durant juste la période de la Guerre de Libération 1954-1962, sans compter le nombre incalculable de morts au cours de 132 ans de colonisation : certains historiens, notamment Mostafa Lacheraf, avancent le chiffre de 6 millions de morts algériens. Qui plus est, la conquête génocidaire menée par les colons français a provoqué, dès le début de la colonisation, une véritable hémorragie démographique en Algérie. Entre 1830, début de la colonisation de l’Algérie, et 1870, la population algérienne est tombée d’environ de 5 millions à 2 millions d’habitants, décimés par les massacres de masse).

Néanmoins, comme dans une relation filiale, on n’exècre pas son Père (la France). On le critique, on le blâme, mais on n’ose pas le haïr. On se rebelle contre lui pour arracher son indépendance, gagner son autonomie, mais on lui demeure toujours attaché, fidèle, dévoué. On se rebiffe contre lui, mais on n’ose pas s’en désenchaîner. Tel un enfant victime de maltraitances de la part de son père, l’Algérien demeure tiraillé entre amour et haine envers son ancien bourreau (souvent inconsciemment idéalisé, magnifié).

Cela s’apparente à un syndrome de Stockholm néocolonial où la vénération portée par le colonisé à son bourreau devient un élément constitutif d’une relation fondée sur la subordination, cristallisée par l’adhésion à la pensée dominante du colon, par l’identification aux représentations idéologiques de l’ancienne puissance coloniale matérialisées par l’adoption servile de ses valeurs, ses codes linguistiques et culturels, voire ses modèles vestimentaires, ses pires travers politiques et économiques, notamment son despotisme larvé et son libéralisme débridé.

Tout s’est passé comme si, après la crise d’adolescence indépendantiste, l’Algérien, en enfant obéissant, après une courte période de crise de croissance révolutionnaire, est revenu dans le giron néocolonial, la soumission infantile à son Père Fouettard gaulois, son inséparable protecteur.

Après la protestation, retour à la prosternation. Après les rodomontades, est revenue l’heure des reculades. Après la courte période de dissidence, renouement avec le tempérament d’allégeance. Pire : l’Algérien est revenu sans scrupule et toute honte bue au bercail de son père tricolore, c’est-à-dire sa résidence officielle, nommée la France. Sans éprouver aucun sentiment vindicatif ou belliqueux à l’encontre de son ancien tortionnaire, massacreur, martyriseur.

Il s’est installé sans vergogne dans la résidence (la France) de l’ancien Colon dans une posture de révérence obséquieuse, d’agenouillement dévoué, d’aplatissement courtisanesque, pour exécuter, sans rechigner, les tâches les plus ingrates, accomplir, avec une servitude volontaire devenue seconde nature à force de sujétion, les activités les plus pénibles, délaissées par les indigènes français, les maîtres du pays. Quand bien même le maître de « Maison France » persiste à réserver la même condescendance, à manifester la même arrogance, à exprimer le même racisme, à vociférer son indéfectible haine de l’Algérien.

Ainsi, depuis l’indépendance, l’Algérien, à l’endroit des harkis, se dépense en gesticulations, mais à l’égard des maîtres de la France il se dépasse en génuflexions.

Le sentiment de vengeance est réservé aux seuls harkis, pourtant de souche algérienne. Le harki cristallise toute l’hostilité de l’Algérien, tandis que le Français capitalise le respect qui est dû à son immortel rang de colon (inconsciemment) intériorisé par l’éternel indigène algérien. L’ancien colon est auréolé d’un capital de sympathie et d’empathie. Capital qu’il n’oublie pas de fructifier en Algérie en monnaies sonnantes et trébuchantes, pour le grand profit et bénéfice de la France néocoloniale qui n’a jamais cessé de siphonner, avec la complicité de certains (successifs) fantoches dirigeants du régime, les Énergies (laborieuses- intellectuelles-fossiles) et les richesses de l’Algérie.

Et si l’immigré algérien établi en France transfert bien sa haine sur le harki, en revanche il oublie allègrement de transférer ses économies dans son pays d’origine, qu’il préfère dépenser dans son territoire hexagonal résidentiel, pour le grand bénéfice de la France. Il est vrai qu’il ne fait qu’emboîter le pas des classes opulentes et dirigeantes algériennes qui investissent leur argent en France, leur vrai pays. Pays où ils disposent de plusieurs résidences principales (et carte de résidence). Car leurs résidences algériennes sont secondaires, dans cette Algérie où ils se sont toujours sentis en transit, le temps de piller ses richesses, avant de rejoindre leur patrie, la France. Au reste, depuis toujours ils n’aiment l’Algérie que depuis l’étranger. Sentiment logique pour des « moudjahidines », « planqués » de l’étranger, qui se sont battus depuis leur exil doré marocain et tunisien, où l’authentique esprit de Novembre ne prit jamais racine dans ces territoires dépourvus de la fibre révolutionnaire, où jamais une balle ne fut tirée pour arracher leur indépendance, mais complaisamment octroyée par la puissance coloniale française. D’ailleurs, selon certaines sources datées déjà de 2012, parmi les 700 anciens ministres ayant occupé des fonctions importantes au sommet de l’Etat algérien, 500 d’entre eux résideraient à l’étranger, en particulier en France, leur inaltérable pays de tutelle, avec statut de résident permanent ou de double nationalité, où ils coulent une retraite dorée dans leur pays adoré, loin de l’Algérie abhorrée. Et 90% des enfants de ces ministres ont étudié dans les universités étrangères grâce à des financements étatiques algériens. Pays où ils disposent de multiples attaches, surtout financières et culturelles (ces classes dirigeantes algériennes cosmopolites n’ont aucun attachement pour l’Algérie), de diverses cartes, vitales et bleues, leur permettant de se soigner dans les meilleurs hôpitaux français et de se prélasser dans les luxueux hôtels d’Europe.

Seule une analyse freudienne pourrait dénouer l’énigme et les ressorts psychologiques de ce passé traumatique pour permettre de mieux saisir l’ambivalence de ces comportements encore prégnants, où la mentalité de vassalité à l’égard de la France le dispute à l’esprit de rancœur témoigné à l’endroit des harkis. Seule une exploration des profondeurs de la psychologie algérienne peut décortiquer les soubassements de cette posture empreinte de dévotion à l’égard de l’ancien colon, et emplie d’abomination envers les harkis.

Or, comme l’a explicitement formulé l’historien Mohammed Harbi, « l’idée selon laquelle les harkis auraient été des traîtres ou des « collabos » devrait être dépassée » car les affrontements de la guerre d’Algérie et ceux qui ont opposé la résistance française aux collaborateurs ne peuvent pas être assimilés ».

En revanche, la certitude selon laquelle la France coloniale s’est livrée à de sanglants massacres de masse en Algérie ne devrait jamais trépasser ; la conviction selon laquelle la France coloniale a, après « l’indépendance », perpétué son système néocolonial, favorisé par certains dirigeants algériens francophiles, ne devrait jamais faire oublier qu’il doit cesser.

Tout comme il faut se libérer de la mentalité de colonisé, sœur jumelle de la mentalité harkie, toutes deux attributs d’individus à l’âme vile et à la personnalité servile.

 

 

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