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Mohamed Saïl : la vie emblématique d’un révolutionnaire algérien en lutte 

 Par Khider Mesloub

Il y’a 70 ans, au mois d’avril 1953, disparaissait Saïl Mohamed, révolutionnaire algérien, méconnu du grand public et excommunié de l’historiographie officielle.

Assurément, en cette période d’adversité protéiforme marquée par le discours raciste décomplexée mâtinée de bellicosité néocoloniale française ciblant l’Algérie ; en ces temps troublés caractérisés par la résurgence des menaces guerrières et d’intervention impérialiste, pollués par les crispations identitaires et replis communautaires, imprégnés d’obscurantisme islamique ; illustrés par le reflux de combativité politique progressiste et l’étiolement de l’esprit révolutionnaire, il est de la plus haute importance historique de mettre à l’honneur le premier algérien révolutionnaire à lutter contre toutes les formes d’injustice et de colonialisme, dans le louable dessein de ressusciter et de se réapproprier l’esprit révolutionnaire longtemps attaché au peuple algérien, incarné notamment par Saïl Mohamed, cet infatigable militant anticolonialiste, anticapitaliste et anti-impérialiste, méconnu malheureusement des Algériens contemporains.

Déserteur lors de la Première Guerre mondiale, engagé dans la colonne Durutti pour combattre le fascisme et défendre la révolution espagnole, Mohamed Saïl fut aussi un ardent militant contre le colonialisme et le capitalisme. Mohamed Saïl ne fut pas homme du juste milieu et du compromis. Il fut un révolutionnaire radical (radical : qui va à la racine du problème). Contre le capitalisme, tout comme contre le stalinisme et le fascisme, il se montra intransigeant. « Face à la canaille fasciste tremblant de frousse, dans l’organe Le Libertaire, il appelait à recourir à la grève générale insurrectionnelle, plutôt qu’à des meetings et des manifestations, qu’il jugeait inopérants et inefficaces.  Pour Mohamed Saïl « voter c’est capituler ». Seul l’incessant combat révolutionnaire est potentiellement émancipateur.

Longtemps, Mohamed Saïl ne fut connu que des historiens de l’anarchisme. Ignoré par l’histoire officielle algérienne, il fut pourtant un militant anticolonialiste de la première heure. Au reste, il se singularisa surtout par son combat internationaliste. Mohamed Saïl fut un militant anarchiste, plus précisément communiste libertaire. Réputé pour son intransigeance, il demeura fidèle à ses convictions libertaires jusqu’à sa mort, en 1953. Certes, il fut un militant actif de l’anarchisme libertaire, participant même à la guerre d’Espagne en 1936, mais il lutta, également, infatigablement contre le colonialisme français, depuis la métropole où il s’était installé. Malheureusement, il décéda quelques mois avant l’insurrection de novembre 1954 qu’il appelait de ses vœux. Nul doute qu’il eût assurément pris part à la lutte pour l’indépendance, s’il était encore vivant à l’époque du déclenchement de la révolution algérienne.

De surcroît, il n’est pas inutile de relever que, grâce à sa prodigieuse et perspicace intelligence, Mohamed Saïl décela et mesura, dès les années 1920, les dangers du stalinisme et de l’islamisme, au moment où ces deux hydres embryonnaires étaient encore dans leurs langes totalitaires, planétairement couvées, adulées et vénérées, portées aux nues par des millions de fanatiques islamistes et staliniens.  Dès la naissance du PCF, il manifesta sa méfiance à l’égard de ce parti communiste trop stalinisé à ses yeux libertaires, coupable « d’une soumission servile au gouvernement de Moscou, qui torture et emprisonne les meilleurs révolutionnaires dans les bagnes de Russie ». De même, il comparait la République française coloniale au fascisme : « Le fascisme italien n’est pas plus odieux que les méthodes de la colonisation employées par les fonctionnaires de la République française ».

Militant algérien révolutionnaire, anticolonialiste et anti-impérialiste de la première heure

Mohamed Saïl, de son nom complet Mohand Amezian Ben Ameziane Saïl, naquit le 14 octobre 1894 à Taourirt Beni Ouaghlis (Kabylie), en Algérie, et il décéda en avril 1953 à Bobigny (France). Militant d’obédience libertaire communiste, engagé comme volontaire dans le groupe international de la colonne Durruti durant la Révolution espagnole, il fut également un authentique militant révolutionnaire anticolonialiste. Jacques Prévert lui avait dédié le poème Étranges étrangers (1).

Mohamed Saïl fit ses études primaires en Algérie. Très jeune, il s’établit en France. Dans un premier temps, il exerça la profession de chauffeur mécanicien, ensuite le métier de réparateur de faïences. Pendant la Première Guerre mondiale, il fut interné pour insoumission, puis désertion. À sa libération, il s’installa dans la région parisienne et adhéra à l’Union anarchiste. En 1923, il fonda avec Slimane Kiouane le Comité de défense des indigènes algériens. Dès 1924, dans ses premiers articles, publiés dans Le Libertaire et La Voix Libertaire, il dénonçait le colonialisme, notamment la pauvreté de la population algérienne, l’exploitation coloniale. À Paris, il organisait des réunions en langues arabe et française avec les groupes anarchistes du 17ème arrondissement sur le thème de l’exploitation des Nord-africains.

 

Plus tard, en 1930 il fustigea le centenaire de la conquête de l’Algérie. En 1932, il devint le gérant de L’Éveil social et publia plusieurs articles où il appelait les Algériens à s’organiser et à se révolter. À la fin de l’année 1932, la publication de son article antimilitariste lui valut des poursuites judiciaires pour « provocation à la désobéissance militaire ». Le Secours Rouge International, une organisation affiliée au Parti communiste français, voulut lui apporter son soutien. Mais Mohamed Saïl, fidèle à son tempérament indomptable berbère, rejeta ce soutien « au nom des victimes du stalinisme ». « Je ne tolèrerai jamais que ma défense soit prise par les enfants de chœur du fascisme rouge qui sévit en Russie, pas plus d’ailleurs que par tout autre polichinelle politique, qui viendra crier aujourd’hui amnistie pour m’enfermer lui-même demain. Je ne pourrais que mépriser une telle sollicitude tant qu’elle ne s’étendra pas aux victimes de Staline ».

En 1934, au lendemain de la manifestation des Ligues antisémites et fascistes du 6 février 1934, il fut arrêté pour possession d’armes prohibées (pistolets et grenades) et écopa de quatre mois d’emprisonnement. À sa libération de prison, Saïl ne désarma pas et reprit son combat et ses activités militantes politiques. Il devint responsable de l’édition nord-africaine et tenta de reconstruire le Groupe anarchiste des indigènes algériens.

Au début de la guerre d’Espagne en 1936, alors âgé de 42 ans, Saïl s’engagea dans le Groupe International de la colonne Durruti (CNT) créé par les anarchistes refusant de se fondre dans les Brigades internationales qu’ils considéraient contrôlées par les staliniens. Ses premières lettres du front furent publiées dès octobre 1936 dans L’Espagne antifasciste. En novembre 1936, il fut blessé au bras par une balle explosive près de Saragosse, à cent mètres des lignes franquistes. Un temps hospitalisé à Barcelone, il rentra en 1937 en France. Mutilé, il se convertit au métier de réparateur de faïences.

Au cours de l’année 1937, il participa à diverses manifestations : contre l’interdiction du PPA, contre la répression des manifestants tunisiens et pour le soutien de la révolution espagnole. Le 17 mars 1937, il assista au meeting organisé à la Mutualité par l’ensemble des organisations de la gauche révolutionnaire pour protester contre l’interdiction de l’Étoile nord-africaine (ENA) dirigée par Messali Hadj. En 1938, il fut de nouveau arrêté et condamné pour provocation de militaire, puis, en septembre 1938, pour avoir distribué des tracts contre la guerre ; il fut condamné à 18 mois d’emprisonnement.

En 1941, sous l’occupation, il fut encore arrêté et interné dans le camp de Riom d’où il s’échappa. Dans la clandestinité, il se spécialisa dans la fabrication de faux papiers.

Dès la Libération, Saïl s’attela à la tâche de reformation des comités d’anarchistes algériens. Dans le même temps, il tint dans Le Libertaire une chronique de la situation en Algérie. En 1951, il fut nommé responsable au sein de la commission syndicale aux questions nord-africaines. Dans ce cadre, il produisit une série d’articles notamment sur « Le calvaire des indigènes algériens ».

Mohamed Saïl s’éteignit fin avril 1953. Au lendemain de sa mort, son journal lui consacra un article d’hommage. Puis dans Le Libertaire n°390 du 20 mai 1954 : « Voici un an disparaissait notre camarade Mohamed Saïl, militant exemplaire. Quelques semaines avant sa mort, il collait encore le Lib à Aulnay. Nous lui disions de se reposer, nous le sentions faible. Il n’y avait rien à faire. Il voulait militer, il voulait se battre jusqu’au bout. Sa vie a été un éternel combat. Il a vécu notre idéal, il a été de toutes les actions. Il a payé durement. Pour notre idéal, il a passé onze années de son existence brève dans les prisons et les camps de la République. (…). Partout, à tout instant, il n’avait qu’un seul but : répandre autour de lui, les graines de la révolution. Il incarnait l’anarchisme social, le communisme libertaire, pour lui les deux termes étaient synonymes. Son combat était prolétarien et révolutionnaire. Il souffrait au plus profond de lui-même la vie injuste, la vie mauvaise imposée par les puissants de l’heure. Il souffrait surtout pour ses frères algériens, pour ses frères colonisés du monde ». Voici ce qu’il leur disait (Lib. N°273) : « Toutes les plaines fertiles sont enlevées aux travailleurs et en récompense, le colon bourgeois « élu » octroie généreusement un salaire de famine et des journées de labeur de 10 à 14 heures. Gare aux fortes têtes ! Oser déclencher une grève revendicatrice avec occupation d’usine est puni non de prison, mais de la balle salutaire d’un CRS… au nom d’une civilisation bienfaisante ! De plus, en l’absence du présumé coupable, l’arrestation d’otage est coutumière. Voilà les exploits courants des colonialistes assassins, avides de carnage… Que tous reconnaissent que les travailleurs originaires des pays d’outre-mer, venant chercher en France un peu plus de bien-être et de liberté, sont vraiment des hommes braves qui méritent bien des égards. Malheureusement, au contact de leurs frères de misère de la métropole, qu’ils distinguent nettement des tueurs d’outre-mer, ils se heurtent souvent à l’incompréhension ou au dédain. D’où leur méfiance vis-à-vis des « roumis » (sans toutefois généraliser). (…) Oui ! Sachez, camarades, que les anarchistes sont vos réels amis qui ne vous demandent rien d’autre que d’être à leurs côtés, pour mener la lutte contre le capital, l’État et le colon, qui ne sont qu’un seul monstre, sous un même bonnet. » Et d’ajouter : « C’est un autre aspect de Mohamed Saïl : le désir de connaissances. Toute sa vie, il a travaillé pour se cultiver. Il avait été très peu à l’école mais en remontrait sur bien des points à ceux qui se piquent d’avoir de l’instruction. (…) En 1939, après une distribution de tracts contre la guerre, il fut encore interné et entama sa dixième année de prison. On perquisitionna son domicile et on vola une partie de sa bibliothèque qu’il affectionnait particulièrement. »

 

Nul doute, Mohamed Saïl fut doté d’une prodigieuse intelligence.  Il faisait preuve d’une grande perspicacité dans ses analyses. Quoique né à la fin du XIXe siècle, ce fut un homme très en avance sur son temps. À lire les quelques extraits de ses articles, on croirait qu’ils ont été rédigés à notre époque, au XXIe siècle, tant les enjeux politiques, économiques et géostratégiques intelligemment décrits et analysés sont toujours d’actualité. Les grands esprits et les révolutionnaires sont intemporels et immortels. Mohamed Saïl, en dépit de son faible niveau d’instruction scolaire, publia de nombreux textes dans des périodiques anarchistes et libertaires. Il écrivit beaucoup. Ce fut un autodidacte.

« Prenez garde, gouvernants, au réveil des esclaves ! »

« Tous ensemble, nous édifierons un règne sans classes, […] où il n’existera ni maîtres ni valets, mais seulement des hommes égaux », avait écrit Mohamed Saïl.

Très tôt, il fustigea le colonialisme, notamment la conquête de l’Algérie : « L’histoire de toutes les colonisations nous l’apprendra sans conteste : elle se résume à un servage intensif ; c’est le vol, la piraterie, le viol qui l’accompagnent toujours ! » « Les indigènes soumis sont des enfants, de grands enfants qui vivaient librement et simplement, avec leurs traditions. Ils naissaient et mourraient hors des trompeuses complications des sociétés modernes. Et voilà que, sous prétexte de les coloniser, on les vole, on les pille, on les dépouille. » « Quand le soldat arrive, au nom de la civilisation, il brûle, il massacre, emporte. Il affame les vieillards quand il ne les tue pas ; il prend les femmes pour son plaisir ; il s’intéresse aux enfants quand il ne les souille pas de sa bave soldatesque. » « Que nous a donc apporté cette France si généreuse dont les lâches et les imbéciles vont partout proclamant la grandeur d’âme ? » « La presque totalité de la population indigène vit dans la misère physique et morale la plus grande. » « Toute presse indigène est interdite, toute association vite dissoute. Il ne subsiste aucune possibilité de défense. Les indigènes sont astreints à un service militaire de deux ans (trois selon certains articles), alors que les fils d’Européens ne font plus que dix-huit mois ».

Mohamed Saïl ne cessa de rappeler la barbarie du système colonial français qui se drapait dans sa vertu civilisationnelle. La civilisation ? « C’est le vol, la piraterie, le viol qui l’accompagnent toujours ! »  « Le missionnaire laïque ou religieux cache sous son froc et dans sa main la chaîne de l’esclavage. »

En 1924, il publia dans Le Flambeau, journal libertaire (des Groupes libertaires d’Afrique du Nord), un réquisitoire contre la France coloniale, ces « pirates rapaces » et ces « canailles sanguinaires » qui asservissent l’Algérie au nom de la civilisation. Dans de nombreux articles, il dénonçait l’asservissement colonial : « L’ignorance, l’abrutissement dans lesquels vous nous maintenez pour mieux nous tenir sous votre joug, sous le régime de servitude et de trique ». « C’est notre sol natal que, de pères en fils, nous fécondons de notre labeur : vous êtes venus nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation, vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, de trimer comme des forçats, pour votre profit, contre un salaire de famine », avait-t-il écrit.

Il fustigeait aussi le Code de l’indigénat : « Une honte pour une nation moderne. » Il ne cessait de solliciter la solidarité internationale pour inviter les bonnes consciences à lutter pour « la suppression de l’odieux régime de l’Indigénat qui consacre notre esclavage ». Il revendiquait le droit à la dignité et à la liberté pour le peuple algérien. Dans un de ces articles, il conclut son texte par cette proclamation prodromique : « Prenez garde, gouvernants, au réveil des esclaves ! »

Dans d’autres articles, il employait fréquemment cette sentence visionnaire : « Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils ». Le 1er novembre 1954, ses frères révolutionnaires algériens prirent les fusils, autrement dit le Maquis, pour libérer le pays du jour colonial.

 

En 1929, Saïl fustigea dans La Voie libertaire « les folliculaires appointés des grands bourreurs de crânes [qui] proclameront, en de massives colonnes, les vertus civilisatrices de la France ». En 1931, lors de l’exposition coloniale internationale organisée à Paris, Mohamed Saïl, alors secrétaire du Comité de défense des Algériens contre les provocations du centenaire, protesta contre cette foire coloniale : « Que nous a donc apporté cette France si généreuse dont les lâches et les imbéciles vont partout proclamant la grandeur d’âme ? Interrogez un indigène, tâchez de gagner sa confiance. L’homme vous dira de suite la lamentable situation de ses frères et l’absolue carence de l’administration française devant les problèmes d’importance vitale. La presque totalité de la population indigène vit dans la misère physique et morale la plus grande. Cette misère s’étale largement. Dans les villes d’Algérie, ce ne sont, la nuit venue, que gens déguenillés couchés sous les arcades, sur le sol. Dans les chantiers, les mines, les exploitations agricoles, les malheureux indigènes sont soumis à un travail exténuant pour des salaires leur permettant à peine de se mal nourrir. Commandés comme des chiens par de véritables brutes, ils n’ont pas même la possibilité de recourir à la grève, toute tentative en ce sens étant violemment brisée par l’emprisonnement et les tortures. N’ayant aucun des droits de citoyen français, soumis à l’odieux et barbare code de l’indigénat, les indigènes sont traînés devant des tribunaux répressifs spéciaux et condamnés à des peines très dures pour des peccadilles qui n’amèneraient, dans la métropole, qu’une simple admonestation. Toute presse indigène étant interdite, toute association étant vite dissoute, il ne subsiste, en Algérie, aucune possibilité de défense pour les malheureux indigènes spoliés et exploités avec la dernière crapulerie qui puisse exister. »

« Les bourreaux, partout, sont de la même race »

Quelque temps après, il publia une nouvelle diatribe dans le même journal contre « les caïds » (fonctionnaires algériens œuvrant pour l’État colonial français), « la vieille aristocratie féodale et les représentants religieux algériens ».

En mai 1925, il fut incarcéré en Algérie pour avoir conspué dans un café kabyle « le régime des marabouts qui bernent les populations ».  « Sale clique des marabouts ». « N’attendez rien d’Allah, les cieux sont vides et les dieux n’ont été créés que pour servir l’exploitation et prêcher la résignation ». Il fustigea également les suppôts des autorités coloniales françaises, cadi, bachaga, marabouts : « la domination française n’est pas assez dure et injuste en elle-même, il faut qu’il se trouve des lâches parmi les indigènes (se réclamant de plus des principes moralisateurs de la religion) qui, pour un morceau de pain se chargent de la besogne des maîtres, en bons chiens de garde, pour tyranniser et juguler leurs coreligionnaires. »

En tant qu’communiste libertaire internationaliste, son combat anticolonialiste fut étroitement lié à son engagement anticapitaliste. Le sort du peuple algérien colonisé était lié à celui des travailleurs français dominés et exploités. Pour Mohamed Saïl, le peuple français (les travailleurs et humbles français) n’étaient pas coupables des ignominies coloniales. C’est pourquoi il appela de ses vœux le peuple algérien colonisé et les masses françaises exploitées à unir leurs forces pour lutter respectivement contre le colonialisme et le capitalisme, en vue de renverser leurs maîtres. Le combat de Saïl se plaçait par-delà les divisions communautaires, ethniques ou religieuses : « Les bourreaux, partout, sont de la même race », prêchait-il aux travailleurs algériens et français.

Dans les années 1930, dans son journal L’Eveil social, au moment où l’Association des Oulémas Musulmans Algériens et autres politiciens réformistes algériens prônaient, d’une part l’assimilation politique à la France (par la participation à la gestion des affaires indigènes et l’invitation de la population algérienne colonisée à s’intégrer dans la République française coloniale avec le maintien du statut personnel, coranique, mesures avalisées par le congrès du 7 juin 1936. Soit dit en passant, lors de ce congrès, la représentation des Indigènes au Parlement occupe la première place dans les revendications politiques de ce comité. Ben Badis, entre autres, prônait l’assimilation : « On nous traite de destouriens, de wahhabites alors que nous sommes et ne voulons être que des Français musulmans » – on croirait entendre certains théologiens musulmans contemporains appelant, à la faveur de la loi sur le séparatisme, les croyants à adopter un islam de France -. Le Congrès du 7 juin 1936 vote plusieurs motions, à commencer par « la seule politique musulmane en Algérie consiste dans l’octroi de tous les droits de cité aux Algériens musulmans avec la conservation de leur statut personnel » – autrement dit le maintien du statut de l’indigénat -. Le deuxième point voté lors de ce congrès stipule : « Le rattachement pur et simple à la France, avec suppression des rouages spéciaux : Délégations financières, communes mixtes, gouvernement général ») ; et d’autre part l’assimilation culturelle à l’Orient (au détriment de l’identité et de la personnalité algériennes : c’est l’inauguration de l’ère de l’arabo-islamisme outrancièrement orientalisé) ; donc au moment de cette politique de compromission initiée par les oulémas et les bourgeois,  le prolétaire révolutionnaire Mohamed Saïl, lui, exhortait le « peuple algérien, peuple esclave » à se lever, à se révolter contre la France coloniale. On décèle dès cette époque lointaine la disparité entre la mentalité collaborationniste portée par les islamistes et les réformistes bourgeois « arabes », toujours favorables à tout ordre établi, fût-il colonial, impérialiste ou sioniste, et l’esprit révolutionnaire inscrit dans les gènes des premiers combattants algériens, résolument antisystème et anticapitalistes.

De manière prophétique, il perçut derrière le discours idéologique de nombreux soi-disant « nationalistes » algériens l’esprit de rapacité et de domination, la dévorante ambition mercantile et le prurit du despotisme oriental. Il invitait les travailleurs algériens à se méfier de certains « guignols nationalistes », des « canailles prétendant à la couronne ».  Car « pensez donc, un bon petit gouvernement algérien dont ils seraient les caïds, gouvernement bien plus arrogant que celui des roumis, pour la simple raison qu’un arriviste est toujours plus dur et impitoyable qu’un « arrivé » ! Engagement total pour la libération de l’Algérie du joug colonial, mais défiance absolue des « récupérations » nationalistes qui œuvrent « pour fonder (un) état-nation capitaliste ».

Quelques années plus tard, traitant de la question de l’exil (l’expatriation en France), il s’opposa à l’émigration des Algériens. En effet, il invoqua comme raison le déchirement du déracinement, l’éclatement des familles, la souffrance de l’exil, et surtout le traumatisme de l’exploitation patronale en métropole : « On se débrouille mieux lorsqu’on est chez soi, et en Afrique du Nord la solidarité jouerait à plein ».

  1. 1. Le poème de Jacques Prévert « Étranges étrangers » peut être écouté sur YouTube : https://youtu.be/r0iuoPzkXg4

 

 

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