Par Dr. SACI
Dès le 25 juin 2025, au lendemain du cessez-le-feu entre l’Iran et l’entité sioniste, des panneaux publicitaires ont été affichés à Tel-Aviv, promouvant l’élargissement des accords d’Abraham.
Que signifie ce panneau publicitaire ? parlons-en.
Au cours de la dernière décennie, le paysage géopolitique du Moyen-Orient a connu une reconfiguration profonde et d’une ampleur inédite, résultant d’un enchevêtrement de conflits asymétriques, d’effondrements étatiques et d’affrontements multidimensionnels où se croisent logiques locales, rivalités régionales et stratégies globales.
Parmi les foyers les plus visibles de cette recomposition, la question palestinienne qui a réémergé avec intensité, en particulier à travers le déclenchement du conflit de Gaza, le 07 octobre 2023. Les opérations militaires récurrentes, les tentatives d’annexion et la volonté israélienne d’imposer un nouveau fait accompli territorial illustrent l’intensification des tensions israélo-palestiniennes et le démantèlement progressif des paradigmes territoriaux hérités des accords d’Oslo de 1993.
Dans cette même dynamique, le Liban constitue un autre point de friction majeur, où l’effort israélien de neutralisation du Hezbollah révèle une stratégie de démantèlement d’une « force de dissuasion » régionale. Ce mouvement est ciblé par une campagne multiforme, oscillant entre pressions diplomatiques, sanctions économiques, attaques ciblées et opérations psychologique, visant à le délégitimer et à affaiblir son rôle stratégique dans l’axe de résistance aligné sur l’Iran.
Parallèlement, la Syrie offre un cas paradigmatique de transformation radicale. La chute du régime de Bachar al-Assad et son remplacement par une constellation de « groupes extrémistes » ont inversé les logiques de pouvoir et redéfini les alliances internationales dans la région.
C’est précisément dans cette logique de remodelage régional et d’endiguement que s’inscrivent les récentes attaques israéliennes de ripostes bricolées ou d’opérations de dissuasion contre l’Iran, menées à la fois à travers des frappes militaires ponctuelles, des infiltrations, des assassinats ciblés de scientifiques, et des cyberattaques à grande échelle. Ces actions indirectes, qualifiées souvent de « guerres à distance », révèlent une ambition stratégique plus large, à savoir la désorganisation des infrastructures militaires et nucléaires iraniennes et la fragilisation des alliances transnationales que Téhéran entretient avec ses relais régionaux tels que le Hezbollah, les Houthis, les milices chiites en Irak, etc.
Il ne s’agit pas uniquement de représailles tactiques, mais bien d’une stratégie systémique de désarticulation de la puissance iranienne, perçue comme l’élément central d’un réseau transnational de contestation de l’ordre sécuritaire pro-occidental dans la région. Ces attaques visent également à tester les capacités de résilience et de réponse iraniennes, ainsi que la cohérence de l’axe Chine-Russie-Iran en particulier et le groupe du BRICS élargi en général, dans un contexte de recomposition globale des alliances post-occidentales.
Ces « guerres à distance » ont favorisé l’émergence de nouvelles pratiques de domination : recours accru aux drones, à la guerre cognitive, aux sanctions extraterritoriales et aux formes hybrides de déstabilisation. Mais, face à la résistance iranienne, un « cessez-le-feu » ponctuel a été imposé par Trump le 24 juin 2025. Il ne constitue en réalité qu’un instrument de stabilisation temporaire, dépourvu de toute volonté réelle de règlement global, et souvent utilisé pour préparer de nouveaux cycles de confrontation.
C’est dans ce climat mouvant et hautement instable qu’a été réactivée, sous le label de « Nouveau Moyen-Orient », une vision stratégique portée par l’entité sioniste et les Etats-Unis que les pays arabes seront appelés à financer. Elle vise à redessiner les frontières, à reconfigurer les équilibres sécuritaires, à fragmenter les souverainetés des Etats arabes et à institutionnaliser la dépendance technologique et sécuritaire de certains régimes arabes vis-à-vis des centres de pouvoir israélo-occidentaux. Les attaques israéliennes contre l’Iran, tout comme la montée en puissance des entités sous contrôle indirect dans les territoires occupés, doivent être comprises dans cette optique : celle d’une refondation géopolitique du Moyen-Orient selon une architecture d’exclusion, où la résistance palestinienne est criminalisée, la solidarité arabe neutralisée et la normalisation des pays arabes avec l’entité israélienne imposée comme norme incontournable.
Ce « Nouveau Moyen-Orient » n’est, en réalité, qu’une forme indirecte, hybride et actualisée du projet avorté de l’OTAN arabe (MESA) , dans la mesure où les objectifs stratégiques, les logiques d’alignement et les mécanismes d’intégration sécuritaire demeurent similaires, bien que les formes et les discours aient évolué.
Pour rappel, le projet de l’OTAN arabe, communément appelé Middle East Strategic Alliance (MESA) , proposé par l’administration Trump en 2018, visait à regrouper les six États arabes du Golfe, ainsi que l’Égypte et la Jordanie, dans le but de faire face aux défis posés par l’Iran. Outre l’objectif de dissuasion vis-à-vis de Téhéran, le MESA avait pour ambition de renforcer la coopération militaire interarabe, de normaliser les relations avec Israël, de favoriser l’intégration économique et de sécuriser les infrastructures énergétiques de la région.
Mais, ce projet – qui visait également à réduire la présence militaire directe des Etats-Unis au Moyen-Orient en externalisant la fonction de sécurité à des partenaires régionaux – a été abandonné après avoir rencontré de nombreux obstacles structurels, principalement les divergences politiques entre les pays du Golfe (notamment la crise opposant le Qatar aux Emirats arabes unis et à l’Arabie saoudite), les réticences à formaliser une alliance publique avec l’entité sioniste, les déséquilibres militaires internes et le manque de volonté politique de s’engager dans une coalition rigide sous commandement américain.
Malgré son échec institutionnel, le MESA a servi de laboratoire conceptuel, permettant à ses objectifs fondamentaux de survivre et de se concrétiser à travers un ensemble de pratiques sécuritaires régionales, désormais diffusées sous le label plus souple du « Nouveau Moyen-Orient ».
Il ne s’agit plus de créer une alliance militaire centralisée, mais d’imposer une architecture de coopération sécuritaire dans laquelle l’entité sioniste, les Etats-Unis et certains régimes arabes opèrent de concert pour restructurer la région à leur avantage, en marginalisant l’Iran et en contournant la question palestinienne.
En ce sens, le « Nouveau Moyen-Orient » ne constitue pas un abandon du MESA, mais bien sa mutation souterraine, sa réinvention fonctionnelle, et sans doute, à terme, sa concrétisation silencieuse. A la différence du projet initial de l’Administration Trump, cette nouvelle configuration n’exige ni traité formel, ni structure centrale : elle repose sur des mécanismes discrets, flexibles et politiquement acceptables. Ce mode opératoire permet aux régimes arabes impliqués de préserver une apparente autonomie décisionnelle, tout en s’inscrivant de facto dans une logique d’alliance sécuritaire néo-atlantiste, pilotée en grande partie par l’entité sioniste et les Etats-Unis.
Dès lors, on peut parler d’un MESA non institutionnel, plus agile, plus difficile à cerner, mais d’autant plus opérationnel. Ce « nouvel OTAN arabe » instrumentalise la normalisation avec l’entité sioniste comme levier géostratégique, érige la coopération sécuritaire en moteur de dépendance régionale, et mobilise la menace iranienne comme ciment idéologique d’un axe israélo-arabe en gestation. Il s’agit donc d’une architecture fluide, capable de produire des effets stratégiques concrets tout en échappant à la visibilité et à la contestation que suscite toute alliance formelle dans l’opinion publique arabe.
Le concept de « Nouveau Moyen-Orient » a déjà été présenté par le premier ministre israélien, Netanyahou, en octobre 2024, devant l’Assemblée générale des Nations unies, soit un an après le déclenchement de l’opération « Déluge d’al-Aqsa ». Il l’a illustré à l’aide de cartes ne comportant aucune référence à l’Etat ou au territoire palestinien. L’audace de présenter de telles cartes à la tribune de l’ONU n’est pas fortuite ; elle a été rendue possible par le silence, voire la passivité complice, de plusieurs pays arabes face aux exactions commises par les forces israéliennes dans la bande de Gaza.
Depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, cette idée – jusqu’alors en gestation depuis 2024 – a été revisitée et reformulée comme un « projet » d’ordre régional nouveau, dans lequel l’entité israélienne occupe une place centrale, tandis que l’espace arabe se voit relégué à un rôle périphérique ou subordonné.
C’est donc une reconfiguration profonde de la région, fondée sur l’intégration de l’entité sioniste dans le tissu régional grâce aux Accords d’Abraham et la fragmentation des souverainetés arabes au sein d’une architecture sécuritaire dominée par deux puissances : les Etats-Unis et l’entité israélienne.
Cette recomposition repose sur des mécanismes de coopération hybrides et opérationnels : échanges de renseignements entre l’entité israélienne et certains pays arabes, exercices militaires conjoints, projets communs en cybersécurité et en intelligence artificielle, ainsi que des dispositifs coordonnés de gestion des crises régionales comme au Yémen, à Gaza ou au Liban. L’accent est mis sur la promotion de la normalisation avec l’entité sioniste, la marginalisation de la cause palestinienne et l’alignement au détriment d’une vision inclusive ou souverainiste des Etats arabes concernés.
Toutefois, des questions majeures restent en suspens :
- L’Arabie saoudite et l’Egypte accepteront-elles de déléguer la gestion de la sécurité régionale à l’entité sioniste, dans un contexte marqué par le retrait progressif des Etats-Unis du terrain militaire au Moyen-Orient ?
- Que seront les relations saoudo-iraniennes après leur rétablissement le 10 mars 2023 ?
- Le roi du Maroc apparait sur cette pancarte publicitaire. Quelle est la place du Maroc – un pays africain – dans un nouvel ordre régional à dominante asiatique, fondé sur la convergence des menaces, des intérêts économiques et des priorités sécuritaires communes, alors qu’il relève d’un autre cadre régional : celui de l’Union africaine ? N’est-il pas urgent de le rappeler à l’ordre au jeu malsain auquel il s’adonne ?
- L’opinion publique arabe accepte-t-elle une soumission aux intérêts stratégiques de l’entité sioniste, son intégration sécuritaire dans la région, le rôle central qui lui est confiée dans ce nouvel ordre, ainsi que la marginalisation de la question palestinienne ?
Enfin, pour la mise en œuvre de cette nouvelle configuration régionale du « Nouveau Moyen-Orient », plusieurs initiatives et instruments ont été mis en place. Dans ce cadre, l’Abraham Accords Peace Institute, la Coalition for Regional Security et Abraham Shield.org s’imposent comme des outils clés de cette sécurisation technologique post-Trum :
- L’Abraham Accords Peace Institute, fondé par Jared Kushner en mai 2021, n’est pas un simple institut de paix, mais un outil multidimensionnel au service d’un nouvel ordre moyen-oriental, structuré autour de la normalisation avec l’entité sioniste, de l’endiguement de l’Iran, et de la marginalisation de la question palestinienne. Il joue un rôle idéologique de légitimation, un rôle sécuritaire de coordination, un rôle économique d’intégration et un rôle géopolitique de redéfinition des alliances. Son influence est appelée à croître dans les prochaines années, surtout dans un contexte de désengagement militaire américain classique au profit d’un pilotage indirect par alliances fonctionnelles.
- La Coalition for Regional Security (CRS) est une initiative stratégique israélienne lancée en octobre 2024, dans le prolongement des Accords d’Abraham et en réaction aux événements du 7 octobre 2023. Elle vise à établir une architecture de sécurité collective régionale informelle, rassemblant l’entité israélienne, les Emirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc et d’autres partenaires autour d’un objectif commun : l’endiguement de l’influence de l’Iran. Cette coalition multilatérale se concentre sur des domaines hautement technologiques et militaires, notamment la défense antimissile, la cybersécurité, la surveillance aérienne et la lutte contre les drones. Bien qu’elle ne repose sur aucun traité formel, elle est parfois qualifiée de « pré-OTAN arabe » en raison de sa portée opérationnelle et de son alignement stratégique.
- Abraham Shield.org : Lancée fin 2024, cette plateforme numérique fonctionne comme un réseau d’interopérabilité, un dispositif d’alerte et un outil de diplomatie technologique. Sans traité militaire formel, elle incarne une forme d’OTAN informelle, concrétisant sur le terrain une vision d’un Moyen-Orient restructuré autour de la stabilité, de la suprématie technologique et de la normalisation sécuritaire avec l’entité sioniste. En résumé, si la CRS représente la vision politique et stratégique, Abraham Shield.org en est le bras technologique et opérationnel, chargé de matérialiser sur le terrain la nouvelle architecture sécuritaire régionale.