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TRIBUNE

Le vrai intellectuel, l’intellectuel organique et l’expert

Dans ce petit fascicule de 100 pages écrit par Lénine en 1902, appelle à la responsabilité des intellectuels pour soustraire leurs concitoyens à la domination de la docte politique « économique » que personne ne comprend, et les éclairer sous forme de « révélations vivantes » sur ce qui est possible de changer dans tous les domaines de la vie.

Par Mohamed Belhoucine*

« Nous ne sommes pas des enfants que l’on peut nourrir avec la bouillie de la seule politique « économique » ; nous voulons savoir tout ce que savent les autres, nous voulons connaitre en détail tous les côtés de la vie politique et participer activement à chaque évènement de la vie politique. Pour cela il faut que les intellectuels nous répètent un peu moins ce que nous savons bien nous-mêmes, et qu’ils nous donnent un peu plus de ce que nous ignorons encore. […] Ces connaissances vous pouvez les  acquérir, vous autres intellectuels, et il est de votre devoir de nous les  fournir en quantité cent et mille fois plus grande que vous ne l’avez fait jusqu’ici, non pas de nous les fournir seulement sous forme de raisonnement, brochures et articles (auxquels il arrive souvent d’être – pardonnez-nous notre franchise- un peu ennuyeux), mais absolument sous forme de révélations vivantes sur ce que notre gouvernement et nos classes dominantes font précisément à l’heure actuelle dans tous les domaines de la vie. Acquittez-vous avec un peu plus de zèle de cette tâche qui est la vôtre […]. »  

Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine, « Que faire ? » édit. Sociales 1960  

Dans ce petit fascicule de 100 pages écrit par Lénine en 1902, appelle à la responsabilité des intellectuels pour soustraire leurs concitoyens à la domination de la docte politique « économique » que personne ne comprend, et les éclairer sous forme de « révélations vivantes » sur ce qui est possible de changer dans tous les domaines de la vie.

Dans ce fascicule Lénine théorise l’idée du parti révolutionnaire d’avant-garde. Lénine incite les intellectuels de ne pas être captifs d’une politique qui réduit tout à l’économie, et de participer autrement, et mieux, aux évènements de notre temps, au lieu de les subir comme un destin. Les intellectuels doivent abandonner les raisonnements abstraits de leurs « brochures et articles » pour mettre en question l’orientation que les gouvernements en place donnent à notre histoire.

Nous voilà donc revenus par un tragique retournement de l’histoire, aujourd’hui, aux interrogations qui étaient celles de Lénine.

Le rôle de l’intellectuel est d’éduquer et d’éclairer l’opinion publique, car il dispose des connaissances que le commun des mortels n’a pas. Par contre l’intellectuel organique et l’expert sans poste, n’ont pas de fonction idéologique (ils doivent se taire), ils utilisent leurs compétences pour apporter leur aide à un pouvoir moribond en place c’est-à-dire se compromettre.

Regardez, nos économistes, nos ‘’prouffessours’’, nos ingénieurs médiatiques, nos négriers qui prêtent leur plume pour les oligarques, prétendent faire preuve de neutralité scientifique, savent habilement ménager la chèvre et le chou, alors qu’en réalité ils défendent les intérêts de classe et qui passent allègrement (tous) d’un prince à l’autre sans distinction de couleur politique.

Et là j’arrive à mon propos, l’intellectuel doit être un critique du pouvoir, la notion essentielle d’un intellectuel est indissociable de son engagement politique (la probité de ses attitudes) et de ses propres aptitudes intellectuelles à éclaircir le débat.

L’intellectuel, le vrai, questionne le pouvoir, conteste le discours dominant, déconstruit les récits organiques, provoque la discorde, introduit un point de vue critique et il doit le faire dans l’espace public via les médias indépendants qui sont tenus et astreints à l’encourager et non à l’étouffer.

L’intellectuel se bat pour des principes : la justice, l’égalité, la liberté, les droits de l’homme (les vrais), défenseurs de valeurs éthiques invariantes et intemporelles. L’intellectuel est toujours du côté du pauvre, du miséreux, du nécessiteux, du sans emploi, du sans parti, du malheureux, de l’exclu, de l’opprimé, des sans propriétés, des classes subalternes sans essentialiser aucune classe sociale.

En gros le rôle de l’intellectuel est de faire triompher la vérité d’où qu’elle soit.

 L’intellectuel, le vrai, a pour mission de produire des vérités.

Seuls des intellectuels puissants indépendants du pouvoir (l’Algérie n’en a pas) peuvent orienter l’Opinion Publique !

L’expert en activité ou l’intellectuel organique ne le peuvent pas car ils sont incorporés dans l’appareil d’État pour la recherche de prébendes alimentaires ou d’une minable petite carrière.

L’expert ou l’intellectuel organique en externe sans activité même s’ils s’agitent quelquefois, c’est pour qu’en final puisse régurgiter des trivialités accompagnées de positions mielleuses et visqueuses sans pouvoir trancher en aucune façon, ce sont des êtres sans attitude. Cette agitation a pour seul but, de se faire une distinction (au sens Bourdieu du terme), c’est à dire se distinguer du lot dans l’espoir appuyé de mendier et d’avoir un poste avec le nouveau prince qui arrive.

Un bon ingénieur motivé et structuré peut-être expert en quelques semaines s’il est assidu à ses dossiers, saura se documenter tout en état capable de fusionner ses concepts et les percepts durant son engagement dans le marécageux terrain.

Mais pour être un intellectuel fécond, il faut être un véritable forçat, prodiguer un travail monumental de Sisyphe forgé dans la ‘’souffrance du texte’’ (l’expression est de Deleuze) pendant les abominables nuits blanches de plusieurs décennies.

Oui l’intellectuel doit mettre le feu aux poudres dans tous les débats, s’il le faut !

Car le vrai intellectuel est un créateur d’idées et sa mission est d’élaborer une vision du monde des classes sociales. Tandis que les experts ou les intellectuels organiques ne sont que des lâches, des émanations de la bureaucratie d’État.

L’intellectuel doit affiner l’outillage mental d’une société, tandis que nos experts et intellectuels organiques sont des alimentaires, dessinent un malheureux paysage culturel et idéologique de la société façonnée par la domination et les inégalités et ils sont du côté du plus fort, ce sont des conseillers dociles, dissimulateurs, effrayants et dangereux.

La force du vrai intellectuel et de se mêler de ce qui ne le regarde pas (voir l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme). Certes dès fois, les vrais intellectuels quand la patrie est en danger et en péril apportent leur contribution et leur pouvoir pour aider un régime sans se fourvoyer avec ce même régime.

Regardez le lamentable paysage politique algérien, le vide sur le vide, les partis n’ont plus de ligne directrice claire, plus de catégorie politique, plus d’identité sociale ; La mission de nos partis est d’enterrer la politique, plus d’antagonisme entre dominants et dominés ; ce sont des partis attrape-tout, les médiocres, les gangsters, les opportunistes (voir mon papier en 5 parties sur l’effondrement des partis en Algérie). Nos partis n’ont ni militants ni intellectuels, n’ont pas besoin d’un quotidien, s’expriment dans les médias organiques, et orientent leur ligne selon les fluctuations du sensationnel et du contradictoire.

Autrefois les parties défendaient des idées et faisaient appel aux intellectuels pour élaborer leurs projets ; aujourd’hui les partis via leurs campagnes électorales, ont une seule hantise : la course à qui va frauder les urnes, le plus et gagner !

Comment bâtir une volonté collective au profit d’un projet émancipateur en Algérie pour faire vivre l’idée d’une alternative de nouvelles identités politiques et sociales possible à la morne réalité du fait accompli ? Toute cette opération d’ensemble ne se trouve nullement dans les manuels !

Les nouvelles identités politiques ne peuvent procéder que d’une construction discursive (discuter à l’infini et en société). Cela ne signifie pas qu’elles n’ont pas d’ancrage dans l’expérience quotidienne des individus.

Au contraire, une stratégie discursive prend appui sur des éléments déjà existants dans la société, des expériences concrètes, qui peuvent être liées à des solidarités, des combats sociaux (le plus récent combat est celui des médecins et de tout le corps médical en Algérie avec sa démonstration de force à Oran, que je considère comme un groupe social stratégique et à suivre), des affects, des passions, en somme des demandes démocratiques et sociales hétérogènes et transversales qu’un discours politique saura articuler pour leur donner une nouvelle portée et direction.

Ces éléments ne se résument pas à la condition matérielle des individus. D’autres dimensions, non matérielles, souvent d’ordre démocratique, entrent en jeu et peuvent s’articuler avec des éléments plus directement liés aux conditions matérielles d’existence, comme l’exigence de la reconnaissance de soi pour chaque individu au sens d’Axel Honneth (voir son ouvrage ‘’la lutte pour la reconnaissance’’).

L’exigence de la reconnaissance de soi de la part des autres membres de la société est une éthique politique sera répartie selon 04 principes par Honneth : l’amour, l’égalité, la liberté et le mérite qui, pris ensemble, déterminent ce qu’aujourd’hui, nous devons comprendre sous le terme de justice sociale.

Pour bâtir un peuple, il faut être capable de tracer les contours de ce que peut-être une stratégie capable de mobiliser et de mettre en mouvement une volonté collective au service d’un projet émancipateur.

Appliquer et adapter la « guerre de position », en d’autres termes exige une stratégie contre-hégémonique portant un projet émancipateur. Gramsci a démontré qu’à la fin de chaque bloc historique (dans ce cas le bloc historique néolibéral qui s’est fissuré) va permettre de rouvrir le front culturel, sur lequel se définissent les visions du monde, les représentations collectives qui déterminent ce à quoi consentent ou ne consentent pas les individus.

Cette dimension est délaissée depuis trop longtemps par l’ensemble des forces issues du mouvement ouvrier, soit qu’elles appartiennent à la famille socialiste, soit qu’elles soient parties prenantes de la reconfiguration de la gauche radicale après la dissolution du bloc soviétique (1989).

Une forme d’obsolescence a frappé la gauche, ses codes, ses symboles, ses modes d’organisations ont été défaits. La brèche ouverte béante dans le consensus néolibéral ne signifie pas que la vieille gauche est de retour ou qu’elle a une chance de l’être. Elle amène en revanche à s’interroger : qu’est-ce qu’une volonté collective après l’ère de la globalisation néolibérale ? La question est essentielle pour qui pense encore que la politique peut, sinon changer la vie, du moins changer le monde.

Depuis les années 1990, le néolibéralisme s’installe en Algérie sous l’instigation des janviéristes affairistes, avait puissamment travaillé le sens commun de la société algérienne, parvenant à faire accepter comme des évidences ce qui ne l’était pas auparavant. Avant les années 90 il y avait un sens commun foncièrement socialiste donnant comme acquis les droits sociaux et la valeur d’égalité.

Ce sens commun a été détruit avec l’hégémonie de la victoire du néolibéralisme ; de nouvelles formes d’identité se sont créées, les gens n’ont plus les mêmes valeurs : il y a un nouvel individualisme et un nouveau consumérisme. La révolution passive du capitalisme néolibérale s’est évidemment adapté à chaque pays et à apporter ses réponses à la précédente crise.

Elle a suscité le consentement et s’est infiltrée dans les moindres aspects de la vie humaine pour donner une réponse globale après l’implosion du consensus ‘’social ‘’ (un capitalisme d’Etat plus que du socialisme en Algérie, car la propriété des moyens de production était entre les mains de l’Etat et non propriété de la classe ouvrière) qui avait dominé la société algérienne et une bonne partie des pays émergents progressistes.

Tout le monde s’est trompé, ils ont accepté qu’il n’y avait pas d’alternative à la globalisation néolibérale.

Nous les rassurons un nouveau modèle politique ressurgira d’opposition des adversaires (Dominés / Dominants) avec la naissance des identités collectives et la disparition proche de l’individualisme, tel que prophétisé par Karl Polanyi.

Quelle plus belle démonstration de la pertinence des outils d’Antonio Gramsci que durant ces trois dernières décennies néolibérales !

Il faudrait arriver à ancrer au cœur du débat public des demandes nouvelles en contestant aussi les conséquences sociales des options économiques de nos gouvernements successifs (c’est beaucoup plus un bâclage et des options d’un pouvoir incompétent et démotivé, sous la coupe de la coalition dominante compradore et corrompue) mais aussi porter une insatisfaction devant les imperfections de la constitution et de l’imposture de la fausse représentation politique dans notre pays. Il faut que la question sociale et démocratique doive s’imbriquer l’une dans l’autre, indissociables et centrales.

Ce mouvement fort, par exemple, d’expériences de solidarité et de combats sociaux menés dans l’adversité (médecins, gaz de schiste, un tollé populaire face à la privatisation du secteur public avec l’émergence de la coalition dominante qui projette de phagocyter toutes les rentes du pays avec le soutien des pays impérialistes et en manipulant les marchés gré à gré, celle-ci n’est qu’une forme de dépossession de la propriété du peuple, etc..) donnent des réponses héroïques à la fragilisation de l’Algérie et à cette obligation d’émigrer pour une grosse partie de notre jeunesse.

Toutes ces demandes sociales, ces colères, ces rêves doivent s’inscrire dans un processus politique « vertical » au cœur de nos institutions (révolution passive). Il faut une réflexion théorique adossée à un champ concret d’expérimentation.

Au cœur de tous se trouve la question de la formation d’une volonté collective, si difficile à construire et à affermir dans le contexte néolibéral et le consumérisme ambiant actuel. Définir une nouvelle frontière politique qui surgit dans un contexte de mutation des clivages.

Radicaliser la démocratie (veut dire plus de liberté et d’égalité au sens de John Dewey), forger une volonté collective, susciter le rêve et l’enthousiasme. Pour tous ceux qui veulent bâtir une alternative, démocratique et sociale dans notre pays, il nous faut une théorie de la transformation qui s’inscrit dans un aller/retour fructueux avec l’expérience politique. Il faut élaborer un travail de théorisation exceptionnel adapté à la réalité politique algérienne.

Le bienfondé des analyses liées à ce travail théorique doit répondre aux attentes de nos citoyens. Notre postulat de base se réclame de la théorie de l’hégémonie de Gramsci. Contrairement à Gramsci (c’était l’époque du fordisme et Gramsci n’a pas vécu la période actuelle du post fordisme), nous levons tout essentialisme de la gauche de l’époque sur les classes sociales, car les identités politiques ne sont pas données, elles ne répondent pas à une nature par essence, mais sont constamment en construction.

Je dois signaler un point important, cette vision dynamique et anti-essentialiste de la politique, qui implique de prendre en compte la notion de frontière et celle de constitution d’identités collectives, est une idée clé pour comprendre l’objectif de la stratégie politique pour bâtir un peuple.

Le but il faut que nous élaborions des outils théoriques pour repenser la stratégie progressiste et rendre possible en Algérie, la réinvention de la démocratie qui passerait par sa radicalisation au sens Dewey du terme. Ce sera l’objet de mon futur papier et travaux.

 *Docteur en sciences physiques et DEA en économie

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