Par Khider Mesloub
Cette dégénérescence s’accentuera tout au long du XXe siècle. C’est l’ère de l’artiste sans art, incarné au début du XXe siècle par Marcel Duchamp, inventeur du ready-made (Objet ou ensemble d’objets manufacturés sans aucune élaboration, élevé au rang d’objet d’art par le seul choix d’un artiste), érigé en égérie de la modernité culturelle avec sa célèbre cuvette d’urinoir en faïence blanche.
Cet urinoir symbolise la déliquescence de l’art, cet art millénaire désormais réduit à une déjection fécale achetée à prix d’or par l’argent sale de la bourgeoisie décadente aux goûts façonnés par sa société excrémentielle.
Depuis lors, toutes les règles et conventions picturales ont été jetées dans cet infecte « artistique urinoir » puant la décrépitude culturelle. Avec Marcel Duchamp (et, à sa suite, la majorité des artistiques), l’art a perdu ses règles.
Toutes les conventions artistiques seront disloquées. N’importe quel objet, même une déjection canine, refaçonnée par un illuminé artiste, peut se prévaloir du statut d’œuvre d’art.
Tous les canons artistiques fondées sur une représentation du monde visible reconnaissable par tout le monde et sur des critères précis communément partagés par l’ensemble de la communauté humaine, seront pulvérisés. Pour laisser place à un narcissisme débridé où l’hermétisme le dispute à l’absurde, le délire au puéril, le scatologique au pornographique.
Pour justifier leur fourvoiement dans l’anti-art, les peintres, autoproclamés d’avant-garde, invoqueront l’argument du refus de peindre ce qui peut être désormais photographié. Dès lors, pour cette coterie, le véritable artiste est celui qui peindrait au-delà du perceptible, du connaissable, du reconnaissable. À l’exemple de Picabia qui, pour se conformer à ces délirantes divagations artistiques, décide de peindre ce qui ne peut être photographié, à savoir les idées.
C’est une régression dans le néoplatonisme. Vers le chamanisme. Cette échappée vertigineuse dans le ciel éthéré des idées, accessibles prétendument qu’aux génies dotés de la prodigieuse capacité artistique de reproduction à coup de pinceau, est la dernière lubie de ces peintres illuminés du XXe siècle marqué par une prolifération d’idéologies aussi nihilistes que totalitaires.
Il n’est pas inutile de rappeler que ces fantasmagoriques délires artistiques fleurissent à la veille (en pleine, après) de la Première Guerre mondiale, époque de l’entrée du capitalisme dans sa phase de déliquescence, illustrée désormais par le triptyque : Crise-Guerre-Reconstruction, autrement dit Paupérisation généralisée, Massacres massifs, Réfection du capital.
Pour les illuminés de l’art la vérité du monde se niche dans les idées
Cette prétention de peindre au-delà de la représentation du réel s’apparente à une conception religieuse. Elle réintroduit, par voie culturelle, la vision mystique archaïque selon laquelle l’artiste d’avant-garde, à l’instar des prophètes, serait un être exceptionnel, surhumain, capable de communiquer avec l’authentique réalité accessible uniquement à la pensée et à l’intuition, dissimulée au commun des mortels.
Les galeries d’art pullulent de ces œuvres hermétiques, ésotériques, insondables à nos petits esprits prolétaires incultes, dépourvus de culture artistique pour apprécier à leur juste valeur vénale les productions picturales contemporaines incontestablement banales.
Seuls les initiés, comme par hasard issus de la même classe parasitaire bourgeoise, sont susceptibles de discerner le message prodigieusement mystérieux des œuvres d’art contemporaines. On est en plein mysticisme. On navigue dans l’occultisme.
Ainsi pour s’offrir à bon compte un simulacre de légitimité, l’art contemporain s’appuie-t-il sur une forme de mysticisme modernisé. L’art décadent contemporain réactualise les conceptions éculées archaïques millénaires, issues du platonisme, de la gnose, du romantisme germanique.
Toutes ces mythologies affirment que l’univers visible n’est qu’une apparence. Cette apparence dissimule l’authentique réalité imperceptible à l’œil vulgaire humain, mais accessible uniquement à l’intelligence supérieure des grands esprits, à l’intuition affinée des génies. En un mot : aux prophètes et aux gourous propagateurs de sectes, de religions.
Les romantiques du XIXe siècle n’affirmaient-ils pas que l’artiste est l’Élu de Dieu ; l’artiste voit l’invisible. Pour les illuminés de l’art, la vérité du monde se niche dans les idées enfouies derrières la banalité des apparences.
Aussi, la mission du peintre contemporain est-elle de fournir une représentation de ces idées, accessibles uniquement à son génie. On est loin des anciens peintres préoccupés par le souci de la représentation du réel dans toutes ses dimensions reconnaissables et connaissables. On est passé de l’enchantement du monde représenté fidèlement au désenchantement du monde enténébré délibérément.
À l’instar du néoplatonisme pour qui derrière le monde matériel se dissimule la réalité spirituelle accessible qu’aux initiés, l’art pictural contemporain cultive la même mystique. Derrière la matérialité brute d’une œuvre d’art aux contours apparemment énigmatiques se nicherait l’essence profonde reproductible uniquement par le génie du peintre doté d’un don inné artistique, essence accessible qu’aux esthètes pourvus d’un sens de l’observation spirituel acquis par la fréquentation initiatique des grandes œuvres.
De fait, l’œuvre n’est rien. Seul compte l’artiste doté du don inné du génie capable d’accéder au monde des réalités, invisibles pour le commun des mortels, inobservables par voie rétinienne vulgaire (populaire).
Comme le professait Plotin, la vision intérieure de l’artiste vaut plus que l’œuvre réalisée. Ce qui importe dans une œuvre, au-delà des apparences du monde sensible, c’est sa signification intérieure. Selon ces illuminés peintres contemporains, en conformité avec cette conception mystique antique, une œuvre d’art est « moins destinée aux yeux qu’à l’âme ».
Grâce à la peinture impressionniste, symboliste, cubiste, abstraite, l’humanité peut enfin accéder à la réalité cachée du monde. Mais pour accéder à ce paradis artistique, paradoxalement, il faut payer rubis sur l’ongle, au prix fort, le nouveau Dieu créateur d’œuvres des temps modernes : l’artiste.
La conception mystique de l’artiste doté de pouvoirs surnaturels lui permettant d’accéder à une réalité transcendantale s’est répandue aussi bien dans le courant dada que dans le mouvement surréaliste, sans oublier l’expressionnisme abstrait, tous trois adeptes des pratiques fondées sur le hasard, l’automatisme, l’occultisme.
À l’instar du chaman, l’artiste est réputé disposer de la capacité surnaturelle d’entrer en communication (communion) directe « avec les forces qui régissent le monde ». Selon la conception mystique des nouveaux artistes, la mission du peintre n’est pas de peindre ce qu’on observe mais ce qu’on pense. Il revient donc au peintre de transmettre via ses œuvres les pensées aux spectateurs. « L’œil n’a pas la primeur de l’expérience par rapport aux sentiments et aux pensées ». Ce qui importe dans un tableau, ce n’est pas la reconnaissance de l’objet peint, grâce à l’œil du spectateur, mais la signification de l’idée véhiculée par la peinture, quand bien même la peinture demeure absconse pour le spectateur, indéchiffrable pour le commun des mortels.
Cette conception de l’art, élevant l’artiste au rang d’un être surhumain, quasi divin, aux œuvres naturellement prodigieuses, a amplement été fustigée et ridiculisée par Nietzsche.
Quoi qu’il en soit, si naguère l’artiste était jugé sur le fondement de la qualité de ses œuvres, la modernité décadente artistique a bouleversé cet ordonnancement de l’art. De nos jours, hissé au rang de dieu en raison de son supposé génie, l’artiste brille plus que ses œuvres.
Ce ne sont pas ses tableaux qu’admire et vénère le public bourgeois bouffi de suffisance, mais sa personne incarnée par ses tableaux. Avec l’art contemporain, « il ne subsiste plus rien de l’art sinon l’artiste ». Pour paraphraser la célèbre formule de Louis XIV déclarant que « l’État, c’est moi », le peintre contemporain peut s’écrier : l’Art, c’est moi. Autrement dit, ce qu’on désigne par art, c’est l’artiste.
C’est Le point de mire de l’art. Aujourd’hui, l’art moderne décadent se réduit au culte de la personnalité, à la déification de l’artiste.
Redonner ses lettres de noblesse à la créativité en lui restituant son esprit subversif
Une chose est sûre : l’art ne chôme pas en matière de production de vacuités. Il ne connaît pas la crise. Il devient même la valeur refuge pour les capitalistes parasites réfractaires à l’investissement productif. L’actualité culturelle récente vient confirmer notre étude sur la dégénérescence de l’art contemporain. Il y a quelques années, au mois de décembre 2019, c’est une banale banane scotchée à un mur à la foire Art Basel, à Miami, qui avait défrayé la chronique et effrayé la sensibilité artistique des authentiques admirateurs de l’esthétique.
L’œuvre, composée d’une banane, fixée à un mur à l’aide d’un ruban adhésif gris, et intitulée Comedian, est la conception géniale de l’artiste Maurizio Cattelan.
Cet artiste italien est déjà célèbre pour ses créations provocatrices, comme America, des toilettes en or 18 carats réellement fonctionnelles estimées à 6 millions de dollars. Cette banale banane, transfigurée en œuvre d’art par la vénale culture postmoderne, a été vendue à 120.000 dollars.
Achetée par un amateur d’art français, la banane a été aussitôt décrochée du mur par un visiteur pour s’offrir le plaisir de la dévorer, non pas des yeux mais à belles dents (n’est-ce pas sa fonction naturelle que de nourrir le ventre et non pas l’imagination débridée des artistes repus décadents en quête de sensations monnayables).
Le visiteur dévoreur de culture bananière, artiste de son état, a invoqué, pour justifier son geste gourmand de gloutonnerie, un contre-argument esthétique : il a indiqué qu’il s’agissait d’une « performance artistique ».
N’empêche : le repas frugal a coûté la bagatelle somme de 120.000 dollars. Pour rassurer les amateurs d’art éplorés devant cette dégradation de l’œuvre d’art, la galerie Emmanuel Perrotin, qui a vendu Comedian, a précisé qu’il n’y aucun préjudice à déplorer, étant entendu que le visiteur affamé « n’a pas détruit l’œuvre.
La banane, c’est l’idée », a déclaré philosophiquement le directeur des relations avec les musées, Lucien Terras. Qui a dit que l’art s’est transformé en déjection, à l’instar de cette œuvre bananière métamorphosée en matière fécale par la grâce de la gourmandise espiègle du visiteur affamé. Nous connaissions la République bananière, nous découvrons l’Esthétique bananière (où règne qu’une forme vénale de création et la corruption artistique).
Selon les spécialistes, la fameuse banane dévorée n’a aucune valeur intrinsèque ; c’est le certificat d’authenticité, paraphé par le gigantissime artiste italien, qui vaut son pesant d’or. Quoi qu’il en soit, l’œuvre en question a été reproduite en cinq exemplaires, déjà vendus à des collectionneurs adeptes de bananes mûres financièrement turgescentes.
Chaque banane pesant 200 grammes, au total la série des 5 bananes (achetées probablement à l’épicier du coin de la rue à 1 dollar le kilo) rapporteront à leur écornifleur artiste la banale somme de 600.000 dollars.
De tous temps, tant que les artistes réalisaient des œuvres visant à reproduire et à représenter le réel de manière identifiable par tous, c’était par l’œuvre qu’était jugé l’artiste. Aujourd’hui, depuis l’efflorescence de la décadence de l’art, sous couvert de modernisation de l’art cristallisé par les multiples écoles ésotériques picturales comme l’impressionnisme, le symbolisme, l’abstrait, c’est par l’artiste qu’est jaugé et jugé l’œuvre.
Durant des milliers d’années, les peintres, quelle que soit leur « école », œuvraient à rendre le plus reconnaissable et le mieux peint possible l’univers de la réalité. L’œuvre d’art était une image du réel ou du vraisemblable reconnaissable par tous, une représentation du monde transfigurée par l’œil et la main experte de l’artiste.
Les sujets étaient inspirés du monde réel, perceptible et identifiable par tout le monde : scènes de la vie courante, portraits, paysages, natures mortes. Puis, à la faveur de la naissance de la photographie et de l’amorce de la décadence du capitalisme, les artistes seront happés par le crétinisme esthétique, sombreront dans la médiocrité artistique.
À l’évidence, désarçonnés par la concurrence des photographes aux techniques de reproduction du réel extraordinaires, beaucoup de peintres, atteints dans leur image narcissique, se sont résignés à devenir l’ombre d’eux-mêmes. Lâchant la proie artistique pour l’ombre fallacieuse picturale absconse, ils ont fini par sombrer dans le nombrilisme esthétique.
Avec leurs ésotériques œuvres pathologiquement narcissiques, ils ont érigé le culte du dérisoire, de l’absurde, du canular, de l’ignoble, de l’abject, de la provocation, en nouvelle religion de l’art.
Sans verser dans l’administration beat de l’art «académique» avec ses canons esthétiques aujourd’hui évidemment désuets, il convient de renouer avec l’esprit créatif inspiré directement de la réalité, de la collectivité humaine en lutte pour sa survie imposée par un système économique mortifère.
Pour cela, l’artiste moderne doit inscrire son œuvre dans ce combat porté par l’humble humanité opprimée, dans une perspective révolutionnaire à la fois ludique et politique, esthétique et émancipatrice, distrayante et libératrice, pour redonner ses lettres de noblesse à l’Art.
« L’art ! L’art !… L’art humain aura beau faire, il ne sera jamais qu’artificiel. Il ne vaudra jamais la vie. », a écrit avec lucidité Nietzsche.
L’art n’est pas voué à la médiocrité esthétique. Grâce à un sursaut révolutionnaire, il peut de nouveau renouer avec la réflexion critique de l’ordre existant, la société marchande.
Redonner ses lettres de noblesse à la créativité en lui restituant son esprit subversif, son imaginaire soucieux d’exploration de nouvelles possibilités d’existence sociale plus humaine. Il faut replacer l’art au cœur de la vie pour redonner du cœur à l’art, rendu insensible au drame humain par le capitalisme décadent.
À l’image de la société de consommation friande de l’obsolescence programmée, l’art moderne favorise l’instantanéité, le transitoire, le consomptible. C’est l’art kleenex : jetable. C’est l’ère de la standardisation-massification de l’art.
Aussi, l’art doit-il s’inscrire dans une rupture d’avec le monde aliénant dominant pour privilégier une créativité en opposition totale avec les normes et les contraintes sociales mercantiles diffusées et imposées par l’État et le Capital.
Khider MESLOUB
Lire: L’imposture de l’art contemporain: entre barbouillage pictural et maquignonnage culturel (I)