Par Abdellali Merdaci
Décidément, pour vivre heureux en littérature, vivons caché. Pour un éditeur, ça peut rapporter gros. On l’a entrevu avec « Frantz Fanon » et ses « Folles nuits d’Alger » (1), pourquoi Barzakh ne s’y risquerait-il pas, c’est de saison ? Il propose un court roman de la nuit algéroise « Minuit à Alger » (2), signé Nihad El-Alia. Dans le rabat de 1e page de couverture, l’éditeur explique que c’est un pseudonyme, que justifie l’autrice : « J’ai (…) choisi ce prénom – Nihed – en hommage à celle qui m’a servi de couverture dans ma prime jeunesse, à celle qui a le plus influencé la personne que je suis maintenant, à celle à qui j’ai volé la vie ». Ces paroles résonnent-elles d’inassouvis malheurs et deuils sous les froides lumières de la nuit ?
Sur la couverture de l’ouvrage, il est mentionné sous le titre « roman », genre que revendique l’autrice. J’aurais préféré « récit » alors que l’éditeur évoque avec raison un « journal de bord », en 4e page de couverture. Si le titre, démarquant celui d’un film de Woody Allen (3), raconte une histoire regorgeant d’improbables et typiques personnages, il est difficile d’y trouver les conventions caractéristiques du roman : quelques amourettes d’antan, perdues et retrouvées, une ombre recherchée éperdument dans les catacombes de l’infini théâtre nocturne, n’y peuvent rien. Il n’y a pas d’intrigue, suffisamment installée, qui garantisse de continuels et surprenants rebondissements. Exit la tentation – et la tension – romanesque.

Une jeunesse dorée
La narratrice de « Minuit à Alger » dresse le portrait contrasté d’un Alger méconnu, celui de la bourgeoisie noctambule, où elle peut se prévaloir de sûres références. Est-ce pour autant un récit autobiographique ? Est-elle aussi bien Nihed qui signe le récit que Safia, héroïne-narratrice révélée à son terme ? Depuis Michel Houellebecq, la modernité littéraire passe par une bonne pincée de sociologie et « Minuit à Alger » ne se l’interdit pas. Cet univers d’enfants de riches et de jet-setters professionnels garde le gout âcre de ses nuits d’alcool, de cocaïne et de sexe. Et, ne la dédaignons pas, de volupté de la vitesse, le compteur bloqué à 150 km/h. On peut être surpris par cette aisance de la narratrice à dérouler sans faille les lieux de tous les plaisirs de la capitale, des restaurants hauts de gamme des hôtels étoilés aux nouvelles adresses où il est vital d’être vu pour ne pas mourir à l’aube, ainsi « Le Bardo », « Le Boustan », « Le Cosmopolitain » et, à un degré moindre « Le Normand », cuisine française raffinée, dans un cul-de-sac, rue Larbi Ben M’hidi. Et des bars-restaurants dansants, comme « L’Acte, « Le Nouba », « Le Pacha ». S’y pressent en nombre bambocheurs et couche-tard. Terrible faune qui n’a de religion que pour le billet vert algérien, à 2000 dinars, déversé à un rythme de tiroir-caisse automatique, lorsqu’il n’est pas roulé par les doigts agiles de reines du « tebrih » dans un cabaret trash de la banlieue algéroise, « Le Triangle ».
La narratrice a trainé ses louboutin aux talons « douze centimètres » (n’est-elle pas symptomatiquement El-Alia, « la haute », « de la haute société ») sur toutes les pistes de danse d’Alger, la nuit, pour tenter d’en repérer et classer les catégories d’acteurs : beggar, intello ou jet-setter. Une jeunesse dorée : « Appelez-nous comme vous voulez, ‘‘la tchi-tchi’’, les gosses de riches, les ‘‘kmakam’’ ou les ‘‘papiches’’, nous sommes la jeunesse dorée algéroise, et Alger est autant à nous qu’à eux. La nuit nous appartient, les lois que nous dictons font de nous des rois. Nous peuplons les restos et les clubs branchés de la capitale, nous dansons, buvons jusqu’à ne plus pouvoir. Tout ce que les autres considèrent comme interdit est, pour nous, licite : sexe, drogue, alcool et luxure. Nos chemins se croisent brièvement au moment de la prière du fedjr. Nous, nous rentrons chez nous, quand eux vont à la mosquée » (pp. 85-86). Pas d’équivoque, les frontières sont nettement tracées : on ne se mélange pas. « Leur » Algérie, « notre » Algérie – mon Algérie, sans le salaf, ses doctrines extrêmes et ses troupiers de tout poil « rachadien ».
Quelques vérités douces-amères transpercent les lignes du récit, immergées dans des lignes de crack, et l’État algérien de tous les âges, d’hier et d’aujourd’hui, n’en sort pas grandi (4) : « Club des Pins, c’est un bout de plage fermé et réservé aux dignitaires du gouvernement et de l’armée et à leurs familles. Ils se disputent les quelques bungalows minables qui s’y trouvent pour que leurs rejetons puissent nager en toute tranquillité sans se mêler aux gueux. En Algérie, l’État est celui qui, avec un zèle obscène, œuvre le plus au bien-être de sa jeunesse dorée. Inutile d’essayer d’y pénétrer sans montrer patte blanche. Chaque entrée est lourdement surveillée par la gendarmerie nationale. Madonna en personne n’y aurait pas accès sans avoir, au préalable, été annoncée par un résident et portée sur les listes des personnes autorisées » (pp. 41-42). Transmis « à toute fins utiles » à Madonna, dont l’art de se déguiser en reine berbère – l’unique Kahina algérienne – est connu et reconnu.

Le pays des « kmakam » sous le règne des Bouteflika
Toute cette agitation, toute cette trépidation des corps et des sens est balayée par des musiques et des rythmes de derviche-tourneur cinglant sous les réverbérations des sunlights. En annexe du récit, l’autrice déroule sa playlist (5) où Coccolino Deep (« Eternal sunshine », 2017) est mixé avec Georges Michaël (« Careless Whisper », 1984). Et des liquoreux de tous les tonneaux : Jack, Moët (sans Chandon ?), et champagne – russe ? – à toutes les tables, à tous les étages. Puisqu’on est dans les listes, autant y placer celle des beaux-vêtements et accessoires pour ne pas y revenir : Louboutin, bien entendu que la narratrice nomme par son petit nom, Christian, afin que nul n’en ignore. À Paris, la narratrice est saisie par une fringale d’achats : « Que dire ? Si vous pensez que la superficialité de ma vie allait s’évaporer dans la Ville Lumière, vous avez tout faux. À Alger on mange, ici on dépense. Avenue Montaigne, les Champs-Élysées, boulevard Hausmann, boulevard Saint-Michel, rue de la Chaussée-d’Antin… Ma carte Black glisse sur les machines plus vite que les magasins ne défilent. Acheter pour mieux paraître. Acheter pour s’affirmer. Acheter pour exister… Des sacs à quatre mille euros, des lunettes à cinq cents, des escarpins à huit cents, des parfums à trois cents, des vêtements dont tu trouves la copie chez Zara avec un zéro en moins sur l’étiquette. Se dire : je le fais pour moi… ça me fait plaisir… c’est parce que j’aime les belles choses… » (pp. 133-134). Ce n’est pas tout : ici et là, on recueille, presque religieusement, des Rolex serties de diamants (même si elles viennent de Chine) et d’authentiques Audemars Piguet, montres suisses hors de prix pour le commun des Algériens, s’il n’est pas un beggar revendeur de grosses voitures. Pour clore cette tirade, à l’encontre des lecteurs qui auraient à en redire, des médisants et des rats d’égout : « Foutaises de connards hypocrites » (p. 134). C’est vigoureusement envoyé.
Nihad El-Alia écrit, même si elle n’en fait pas état explicitement, le roman du règne des frères Bouteflika (1999-2019) où le mur de l’argent a fait son œuvre irrémédiable de partage de la société. Voilà dans les pages de son récit une inattendue Algérie, qui n’est pas offerte aux « zawalis », aux gueux. En matière de sociologie, la romancière ne se complique pas l’existence : elle n’en a pas lu les classiques et elle ne lèvera le drapeau ni de la sociologie du travail ni de l’économie sociale. Derrière les étoiles de sa nuit, tout est carré et scindé : d’une part les riches, les « kmakam » (pl. de « kamkoum »), de l’autre les pauvres, les « zawalis ». Combien cette mutation socio-économique de la société algérienne est-elle vraie ? Il n’y a plus de classe moyenne, il n’y a que des esclaves, soumis à la servitude du travail, et des maîtres, qui en réchappent.
Évidemment, comme tous les rejetons de riches affublés de cuiller en or à leur naissance, ornés du blason de l’Argent, la narratrice, grande prêtresse des nuits d’Alger, ne travaille pas ; elle ne sait pas ce qu’est un salaire, mais elle se promène dans les villes d’Occident avec une carte « Black », prodigieux sésame pour percer les inexpugnables fortifications. Ses parents possèdent une clinique huppée à Alger où, cela n’est pas dévoilé, les opérations chirurgicales les plus banales sont à un demi-million de dinars, les plus compliquées payables en devises dans un compte à numéro en Suisse, à Jersey ou aux Iles Caïman. Elle à l’usage de somptueux appartements à Paris et Londres et de visas permanents, si elle n’a déjà sa nationalité européenne pour bourlinguer et sauter des frontières, ad nauseum.
Il n’y a rien de génial dans cette jeunesse dorée qui est née pour profiter de l’argent de papa (et de maman), amassé sous les frondaisons du FLN et de l’Algérie des Martyrs. Nuance : on n’est pas à La Havane-Cuba, on est à Alger-Algérie où le néo-libéralisme, plus légitime que les décrets de Novembre, a depuis belle lurette triomphé de la Révolution, rejetée dans un incernable passé, dont les dates-fétiches ne sont plus qu’un alibi à la rapine institutionnalisée. Dans l’actualité nationale de ces premières semaines de mars 2022, plusieurs villas de « ’içabistes », de ministres et de chefs de gouvernements de l’ère Bouteflika, ont été saisies par les services de l’État et la police judiciaire a découvert un parc de voitures de luxe, jusque là bien dissimulé, d’une valeur de dix milliards de dinars, propriété d’un féal du défunt régime. La Révolution détournée ? Non, dévoyée. Un parc de limousines à mille milliards de centimes, cela ne fait pas « Pays des martyrs ».

Le langage d’une jeunesse « branchée » sans nuances et sans créativité
Dans l’Alger crépusculaire des gargotes et des boites de riches, où l’alcool et la coke mènent un train d’enfer, où l’on trace des « rails » rien que pour dérailler, l’argent est la seule mesure. Il n’y pas comme dans la période coloniale des pancartes d’interdiction d’espaces privilégiés « aux chiens et aux Arabes », mais c’est tout comme. Dans le monde fermé de la narratrice, la pauvreté est une hérésie : les fils et les filles des nantis du système qui ont aspiré l’argent du pétrole et du gaz ne la connaissent pas, ils en parlent comme d’une insortable étrangeté. Ils vivent hors sol, lorsqu’ils ne s’en reviennent pas, comme la narratrice, d’un long séjour à Londres ou Paris. Ils ont leur périmètre inviolable où la fortune est l’unique laissez-passer. Et aussi leur langage.
Après sa socio-économie brute, à la manière d’Houellebecq, Mme El-Alia secoue sa lexicologie qui ne vaut pas tripette. « Kamkoum », « kmakam » et « zawali » datent de l’époque d’Ahmed Ben Bella, premier président de la République (1963-1965), qui s’en gargarisait dans des discours-fleuves. Convient-il, toutefois, de s’étonner de retrouver dans ce récit un vocabulaire obsolète, miné par l’Histoire ? L’autrice de « Minuit à Alger » considère-t-elle que sur ce plan-là, rien n’a bougé depuis Chadli Bendjedid (1979-1991) : elle évoque encore la « tchi-tchi », autre jeunesse dorée dont l’horizon ne dépassait pas Riad El Feth, et les « hittistes », témoins d’une histoire qu’Octobre 1988 et la guerre civile de l’islamisme – « la décennie noire » des années 1990 – ont balayée. Il y a aussi « merioula » (délurée, loufoque), typiquement algérois, qui n’est pas nouveau, remis au goût du jour, plutôt de la nuit, et « lemqawda » (de « qawad » : rapporteur, « balance », dont le dérivé « mqawad », devenu tendance ces dernières années dans la corporation des fils-filles à papa-maman, prend un sens différent : déjanté, dérangé, fou. Ces vocables remontent à des emplois quasi-ancestraux. « Minoucha » (même si cela est perçu comme « trop blédard », p. 160) et « papicha » apparaissent sans trop marquer l’imaginaire social dans l’Algérie des frères Bouteflika, qui n’a été portée ni sur la néologie lexicale ni sur la culture, si ce n’est celle du faux-semblant. Et, aussi, cet invraisemblable « cassos michto » dans la nuit d’Alger : « Jess 2.0 croit que sa promotion est acquise. Elle ne sait pas qu’elle a été démasquée, que les gens du milieu la traitent déjà de ‘‘cassos michto’’ et quand son chéri la lâchera, les portes de ce monde se refermeront aussitôt, après l’avoir expulsée » (p. 158). S’il ne désigne pas un paltoquet, un triste « beauf » vicelard, cassos est l’abréviation de « cas social » alors que michto prend, ici, le sens de « michetonneuse », prostituée occasionnelle. « Cassos » et « michto » sont attestés dans le vocabulaire « djeuns » des quartiers suburbains de France, avec d’autres significations. Cet emprunt de la haute société algéroise, qui dine, boit, danse, roule des joints, trace des rails de « blanche », à la « racaille » des cités françaises est proprement fantasque. Rien de bien nouveau sous le ciel des « kmakam ».
Et les mœurs de cette jeunesse dorée ? Voici une réponse dont il faudra se contenter : « Nous sommes tombés d’accord pour ne jamais nous aimer » (p. 191). La narratrice et son engeance y croient sûrement. Ils ne nourrissent pas d’illusions : deux tiroirs-caisses ne peuvent être amoureux : ils ne peuvent que fusionner. Une loi de la finance, sous le contrôle exigeant de leurs géniteurs.
À la recherche d’un style
Après avoir dressé la carte des vins et spiritueux, fourbi le guide secret de l’Alger « by night », envisagé le catalogue du luxe bienséant pour les enfants bien nés de la République, déplié les sonores turpitudes lexicales, il faut donc s’intéresser à la littérature. Nihed El-Alia, trente-deux ans, a d’éminentes références littéraires que je salue. A-t-on lu dans notre société lettrée et dans nos Universités Pierre Reverdy pour en citer longuement des vers – presque – éthérés : « Partout où j’ai passé / J’ai trouvé mon absence / Je ne suis nulle part / Excepté le néant » (p. 241) ? Respect, donc. Mais pour le reste ? Le sexe nu, à la manière de Virginie Despentes. Plus de l’autrice débutante de « Baise-moi » (6) que de celle consacrée de « Vernon Subutex » (2015-2016, 3 volumes). On en a une représentation du sexe volontairement provocatrice : « Pas de chance, la société m’a éduquée à penser que se faire niquer n’a rien à voir avec le plaisir » (pp. 114-115). Comme chez Virginie Despentes, il y a une volonté de se confronter à l’homme, de le vaincre, de l’humilier. Cela donne assurément un tableau imprévu : amante perverse et castratrice, la narratrice fait une fellation à son courtisan Lotfi (renommé par elle « El Fi »), juste pour prendre l’avantage sur lui et l’humilier. De la pornographie sans filtre ? Sur un registre de sensualité et de langue particulièrement fureteuse (pp. 114-116).
Cette semblable âpreté de ton, la narratrice la manifeste dans la course automobile : au volant de sa Mercedes Classe A (une guimbarde, semble-t-il !), elle prend le dessus sur deux coriaces adversaires dans des bolides aux moteurs vitaminés de Wolkswagen et Seat, explosant les aiguilles des compteurs sur la Moutonnière. Un impensable rodéo algérois ? Voilà ce que ça donne en fin de course : « Ya Rebbek ! C’est une fille ! Tu t’es fait niquer par une fille, connard, hurle le copilote de la Golf. Tu es un diable de la route Schumacher, kho, me lance-t-il admiratif » (p. 165). En tire-t-elle une leçon ? D’un style de vie : « Suprême compliment… En m’attribuant ce prestigieux nom masculin, il suggère que, évidemment, je ne peux pas être une vraie fille. Mes talents de conductrice inconsciente me donnent une aura de mec – l’inconscience, qui, d’ailleurs, est mon seul talent dans l’histoire » (p. 166). Ce « diable de la route », ce « kho », sait prendre l’avantage sur les hommes – surtout dans une scène de sexe crue et tranchante comme un couperet. Un style de vie et d’écriture percutant ? Et de larges béances psychiques. Avis aux spécialistes de psychocritique, plus proches de Lacan que de Baudoin, qui voudraient s’y frotter.
Nihed El-Alia a certainement lu, beaucoup lu, pour être dans le tempo de la génération d’écrivains français actuels, ressourçant la légèreté assumée de Frédéric Beigbeder, scandant la rouerie de Yann Moix, tous deux, pour la petite histoire littéraire parisienne, autrefois membres du trop fameux « Caca Club » (nul n’est parfait, spécialement dans les allées de la Littérature). Mais, ces inspirations, peu gratifiantes en vérité, faudrait-il parier qu’elle s’en affranchira ? Car, elle ne peut être tenue par les promesses d’un premier « roman ».
La bonne nouvelle, c’est qu’El-Alia a l’intuition de ce qu’est la littérature : ce réseau de correspondances adroitement quadrillées sans lequel se dissipe la créativité littéraire. Un exemple entre cent ? L’autrice exprime, en marge du récit, sa dette envers une « autre » Nihed, dont elle a « volé la vie » et rompu l’altérité. Cette anthropophagie – purement littéraire – est réinvestie dans la fiction et dans le lien traumatique de la narratrice à sa cousine Sarah, qu’elle a enterrée deux années avant son retour à Alger : Sarah est morte de n’avoir pu être à son tour une autre Safia-Nihed, « une pute », comme le relève brutalement son ex-petit copain (p. 71). C’est ce destin funeste du double, de la gémellité compulsive, que pressent Zak, l’ami compassé, pour Jess 2.0 attirée par le monde de la narratrice où elle va se brûler les ailes. De la littérature, simplement, que ne pratiquent ni Boualem Sansal ni Kamel Daoud que Nihed El-Alia surclasse, qui devraient la lire pour apprendre à distinguer langue d’expression et langue littéraire. Pour eux, l’inatteignable « smig » de l’écriture fictionnelle.
Les confessions d’une fille de la nuit
Safia, littéralement « La Pure », la narratrice, détruit tout : ses amours, ses amis, ses valeurs. En plusieurs endroits de son texte, elle interpelle vaillamment son lecteur, ce voyeur inassouvi et mesquin, un « connard » comme tant d’autres dans son monde étriqué. Tant d’excès de langage, ça mène où ? Certes, il y a aussi beaucoup de connards qui traversent l’œuvre de Virginie Despentes, qui sur le tard a accédé à la notabilité de membre du jury du glorieux Prix Goncourt avant de s’en retirer. Un modèle ?
Immanquablement, Nihad El-Alia ne rejetterait pas la filiation de Baudelaire, s’écriant : « Hypocrite lecteur – mon semblable, – mon frère ! » (7). Ose-t-elle, précisément à l’intention de ce lecteur qu’elle n’aime pas, qu’elle refuse de sublimer, cette ultime mortification pour ne rien expliquer : « Je m’appelle Safia. Mes excès sont mon carburant. Ma désinvolture, ma marque de fabrique. Alcoolique, droguée et scandaleuse. Aussi mondaine que malsaine. Alger me va comme un gant. Comme un junkie en quête de came, j’arpente le monde à la recherche d’interdits. Le vice m’appelle. J’assouvis ma rage à coups de coke, de vodka, et autres poisons. Je m’appelle Safia. La superficialité est ma thérapie, le m’as-tu-vu, mon remède ; Prada, Gucci et compagnie, des feintes, des appâts… Je ne suis dupe de rien et je m’amuse de tout. Je m’appelle Alger, je vis ma vie une arme pointée sur la tempe et je crache à la gueule de tous ceux qui veulent me voir mourir » (p. 242). Bon, c’est dit ostensiblement et cela n’appelle pas de commentaire : une littérature avec « vice », « coke », « vodka », « Prada, Gucci et compagnie », une littérature de la nuit décomplexée, peut glisser dans l’interstice d’interdits et les atomiser. Seul, cet engagement sera compté à l’autrice.
La littérature est nécessairement un lieu du débat d’idées, sans exclusive. Si le critique n’appartient pas à son capharnaüm de jouissances dévorantes et à son incarnation sociopolitique prédatrice pour s’en défier, comment ne reconnaîtrait-il pas que ces confessions d’une fille de la nuit valent mieux qu’un tonneau de poudre (8). Elles tombent dans une Algérie longtemps et consciencieusement dépouillée par les siens au moment où leur monde ancien, celui de la ’içaba, s’achève alors que le nouveau tarde à venir (9). Il y a un mérite indiscutable chez Nihed El-Alia, défendant clairement les privilèges de la bourgeoisie algéroise : elle sait d’où elle vient et d’où elle parle et n’exclut pas le combat classe contre classe, « kmakam » contre « zawalis ». La roue de l’Histoire devrait tourner. C’est, toujours, le rôle de la Littérature de l’annoncer.
Notes
- Cf. mon article : « ‘‘Les Folles nuits d’Alger’’ de Mengouchi. Une mystification littéraire sur le règne de Boumediene », « Algérie 54 », 9 mars 2022.
- « Minuit à Alger », Alger, Barzakh, 2022 (244 p. 800 DA).
- « Minuit à Paris » (2011). Woody Allen y exalte la magie d’un passé proche, Nihad El-Alia plonge dans les arcanes d’un présent nuageux et inaccessible.
- L’été 2020, le président Abdelmadjid Tebboune, fraîchement élu, incarnant « l’Algérie nouvelle », a cassé, très brièvement, le cercle des privilèges de l’État en ouvrant au peuple d’Alger les portes et les plages de Club des Pins. L’opération – louable – ne fera pas long feu. Si « Madonna en personne » fait une escapade à Alger, elle devrait prendre son mal en patience pour franchir les postes de contrôle de Club des Pins. Sauf si « Nihad El-Alia en personne » l’impatroniserait. Quel monde !
- Curieuse playlist qui compile des chansons de Léo Ferré (1961), Pierre Bachelet (1984), Georges Michael (1984), The Pixies (1988). Écoute-t-on encore, en 2022, en boîte ces musiques d’une autre époque, plus sage ? Peut-être les musiques de papa-maman ? Fichtrement ringard.
- Paris, Florent Massot, 1994.
- « Au lecteur », « Les Fleurs du mal », 1857.
- Je me rappelle l’enthousiasme de Kateb Yacine, introduisant Yasmina Mechakra et son récit « La Grotte éclatée » (Alger, SNED, 1979), prenant le pari quasi-prophétique sur l’écriture féminine : « À l’heure actuelle, dans notre pays, une femme qui écrit vaut son pesant de poudre ». Ce pari fut-il galvaudé ? Depuis bien longtemps maintenant, dans ce XXIe siècle, chaque année les Algériennes publient près d’une centaine d’ouvrages, tous genres confondus : des tonnes d’explosifs. Ont-elles mis le feu au pays ?
- Antonio Gramsci a écrit : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans le clair-obscur surgissent des monstres » (« Cahiers de prisons », Paris, Gallimard, 1983, tr. fr. de l’italien).