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Brève réplique aux paroles creuses et aux palinodies de Yasmina Khadra

Par Abdellali Merdaci

Répondant à ma contribution sur son absence dans les premières sélections des prix littéraires français (« Prix littéraires d’automne en France. L’improbable sauvetage du soldat Khadra et de ses ‘‘Vertueux’’ ? », « Algérie 54 », 12 septembre 2022), qui ont ignoré son dernier roman « Les Vertueux » (Paris-Alger, Mialet-Barrault-Casbah Éditions, 2022), Yasmina Khadra reste terriblement imbu de sa personne  (« […]le génie étant, par nature, exclusivement occidental » lui serait discuté par ses « frères ») : ce nombrilisme – et son envers paranoïaque – qu’il ne cesse d’afficher dans ses déclarations publiques devrait-il cacher les évidences d’un parcours d’un auteur algérien qui a choisi volontairement une carrière littéraire en France, précisément dans la périphérie littéraire « algérienne » de la France littéraire, et d’en accepter les charges politiques et idéologiques ?

J’observe le ton méprisant et réducteur de sa diatribe, qui ne porte pas sur l’essentiel de ce que j’ai écrit. J’en relève le langage soigné : « torchon dysentérique », « vomissures » et aussi un diagnostic clinique, sans doute emprunté à l’éminent « professeur clinicien » Ahmed Latrèche : « frustrations délirantes », « en mal de visibilité ». Cette prose qui n’a rien à envier à l’indignité des réseaux sociaux, n’est pas celle d’un « grand écrivain ». Ces assertions, qu’il espère punitives, sont placées sous le sceau d’un « indigénisme » (« indigène », « indigénéité », néo-indigénisme ») qu’il m’impute, que j’ai conceptualisé dans mes travaux universitaires pendant plus de trois décennies. Il en ignore les usages et la sémantique. Que vaut vraiment Khadra sans ses nègres ? Il gigote dans l’abime des mots, dans leur imposture. Un théâtre tragi-comique !

L’auteur recalé des « Vertueux » répond, très légèrement, sur trois points précis :

  1. Sur la rencontre avec un groupe de femmes saoudiennes.

Son explication est autant laconique que confuse : « À Djeddah, ce sont les femmes saoudiennes qui ont demandé à me rencontrer, et non le consul français. ». Mais c’est bien avec ce « consul français » et ses « gens » qu’il a traité cette requête.  Il est utile de reprendre textuellement ce que Khadra a écrit dans son ouvrage d’entretien avec Catherine Lalanne (Cf. « Le Baiser et la morsure », Alger, Casbah Éditions, 2021) : voici qu’il rapporte, pp. 126-127 : « En 2013, j’étais en Arabie saoudite, un pays où la femme est chosifiée. Un groupe de femmes saoudiennes a demandé à me rencontrer en privé. J’ignorais qu’elle connaissait l’écrivain que je suis. Leur requête en avait estomaqué plus d’un. Le consul général de France à Djeddah n’en revenait pas. »

Auprès de qui ce groupe de femmes saoudiennes a-t-il introduit une demande de « rencontre en privé » avec l’écrivain Khadra ? Si c’était directement auprès de lui, pourquoi l’autoproclamé chantre du féminisme, n’en a-t-il pas assuré la totale discrétion dans un pays où la moindre incartade féminine est sévèrement sanctionnée, dans les familles et dans la société. Pourquoi la requête des femmes saoudiennes a ébranlé « plus d’un » autour de lui, si elle n’était pas instruite dans un cercle quasi professionnel de diplomates ? Et pourquoi, c’est spécialement le consul général de France (et pas celui d’Algérie) qui en a été tout remué. Il est clair que cette affaire a été suivie par les « services » consulaires français à Djeddah, sous l’autorité de leur consul général. À quel titre, indubitablement, ce diplomate devait-il apprécier cette demande, si elle ne le concernait pas, lui, ses agents consulaires et son pays, la France ? Khadra aurait-il pu seul assurer la discrétion et la sécurité d’une telle « rencontre en privé » sans le savoir aguerri des « services » français à Djeddah, sans en répandre une publicité malsaine auprès de tiers, qui mettait en danger le groupe de femmes saoudiennes ? Si, effectivement, ces personnes – consultées sur cette requête de femmes saoudiennes – en étaient interloquées et si le consul général de France « n’en revenait pas », en raison de ce qu’ils savaient des traditions de la société saoudienne, c’est bien parce qu’ils devaient la « gérer » dans l’absolu secret.

Khadra ne dit pas dans quel cadre il séjournait officiellement en Arabie saoudite, quel était le programme de ses interventions publiques à Djeddah et sous quelle égide il était convenu avec la sécurité saoudienne, réputée pour son extrême vigilance envers les initiatives étrangères dans le royaume ? Il serait plus indiqué que Yasmina Khadra dise ce qu’il cache à ses lecteurs, en particulier, et à l’opinion publique algérienne, en général, sur cette rencontre dont il a lui-même défloré le caractère privé pour en avoir discuté avec le chef de poste consulaire français à Djeddah et avec ses agents. Je le mets au défi de dire, outre le consul général de France à Djeddah, quelles étaient ces mystérieuses personnes avec lesquelles il s’est entretenu de cette demande de femmes saoudiennes et qui en ont jugé, suffisamment pour en être estomaquées. Il est clair que cette « rencontre en privé » (quelle langue scabreuse d’ouvrier du bâtiment !) de l’écrivain Khadra avec des femmes saoudiennes était une affaire française.

  1. a) Yasmina Khadra ne connaît ni M. Emmanuel Macron, ni son épouse Mme Brigitte Macron.

Où est-ce que j’ai écrit que Yasmina est un ami du couple Macron ? Je cite « M. Emmanuel » et « Mme Brigitte » dans une sorte de fiction, dans un rêve éveillé, une sotie. Khadra, qui est romancier, devrait comprendre et admettre cet effet de déplacement du réel dans l’imaginaire, mais il ne sait lire qu’au premier degré. Certes, il ne connaît pas les Macron, qu’il faut laisser à son compère Kamel Daoud et à son raout oranais. Mais Khadra connaît la France officielle, qui l’a mis dans sa petits papiers, qui en a fait un chevalier de la légion d’honneur, consécration assez rare, même pour ses propres citoyens les plus vertueux. La Légion d’honneur est explicitement attribuée à un étranger qui s’est distingué au service de la France ; elle est toujours motivée.

Lorsque Yasmina Khadra est invité par le représentant officiel de la France à Alger pour discuter avec lui, entre autres questions politiques et culturelles, de la « francophonie littéraire » un des aspects éminents de la présence française dans le monde, ce n’est jamais innocent. À la résidence de Son Excellence François Gouyette, ambassadeur de France, Khadra n’est pas passé furtivement pour partager le vin de l’amitié et une photo dans la verdure, fut-elle strictement jardinée « à la française ». Qu’a donc échangé l’écrivain Yasmina Khadra avec M. Gouyette, à qui personne ne reprocherait de faire son travail de renseignement de son gouvernement, quelques jours seulement avant la visite d’État de M. Emmanuel Macron, président de la République française ? Et dont il rendu compte aux autorités du Quai d’Orsay, à Paris.

  1. b) Khadra prend acte du fait qu’il ne figure dans aucune liste de prix littéraire à Paris et à Alger.

– Vue de Paris, la situation est bien curieuse. La France littéraire a toujours rehaussé ses étrangers et en a fait des fêtes. Je ne cite pas, ici, le cas des écrivains français d’origine étrangère, très nombreux, célébrés par ses académies littéraires, sa critique, son École, son Université. Il est, ainsi, exceptionnel qu’elle fasse de l’Afghan (désormais naturalisé français) Atiq Rahimi, arrivé en France en 1984, sans en connaître la langue, la civilisation et la culture littéraire, un prix Goncourt de littérature (« Syngué sabour. Pierre de patience », 2008). Et pas Khadra et avant lui, tous les romanciers algériens des années 1950 à 1970 parmi lesquels se trouvaient de sublimes créateurs.

Où réside le problème ? Le fait est que la critique littéraire parisienne, qui a ses maîtres-à-penser confortablement installés, a décidé depuis bien longtemps d’effacer Khadra, certainement pas pour de bonnes raisons, il faut le lui concéder. S’il est vrai que Khadra écrit « faux comme une casserole » (Éric Chevillard), je connais des prix littéraires franco-français aux œuvres bourrées de fautes de syntaxe et de style. Et même Camus, Prix Nobel de Littérature 1957, ne maîtrisait pas, selon certains de ses critiques, la morphologue des verbes du passé, qu’il confondait. Mais, il y a, inévitablement, un « cas Khadra » en France, le pays qu’il a volontairement choisi pour sa carrière littéraire où il s’est mué en tête de gondole.

– Vue d’Alger, la situation est tout autant curieuse. Même s’il est régulièrement publié par des éditeurs algériens, Yasmina Khadra est un écrivain assimilé français. Les éditeurs algériens n’ont formellement signé aucun contrat avec lui, mais avec ses éditeurs français. Ils ont acheté les droits de publication de ses œuvres lorsque les services de la coopération du Quai d’Orsay, agissant au nom de l’État français et de la propagation de la culture française en Algérie, ne s’en sont pas acquittés.

Yasmina Khadra, écrivain assimilé français tout comme ses œuvres, ne fait plus partie de la littérature nationale algérienne qui s’écrit et se publie en Algérie, depuis qu’il n’est plus Mohamed Mouleshoul. Quant aux prix littéraires algériens, il faut bien admettre qu’il n’y en a pas beaucoup, spécialement pour lui. Ce serait injurieux pour Casbah Éditions, quelle que soit la qualité de ses romans, de les faires candidater au prix Mohammed Dib ou Assia Djebar, qui s’adressent à des auteurs débutants.

  1. Les selfies de Yasmina Khadra.

Yasmina Khadra le dit fièrement : il a été photographié avec des centaines de personnalités de notre monde : « […] j’ai été reçu par une première dame américaine en tête à tête, par DES altesses royales, des présidents, des ministres en Europe, en Amérique du Nord et en Amérique latine, un maharadjah en Inde, des gouverneurs, des prix Nobel, et la liste est longue. » Une première dame des Etats-Unis d’Amérique et un maharadjah des Indes ! Ils ne manquent, en vérité, dans cette énumération fantasque que Sa Béatitude le pape François et le Dalaï Lama – et, peut-être, aussi, des gloires de notre temps : Ronaldo, Messi et Mbappé.

Mais cette propension à l’exposition du corps et du « moi » identifie-t-elle l’écrivain ? Beaucoup d’écrivains s’écarteront de cette exhibition décomplexée, qui tourne parfois au strip-tease dans l’autofiction (Catherine Millet, Christine Angot et bien d’autres). Pour ne rencontrer aucune personne indiscrète dans le Paris des années 1920-1930, James Joyce, l’auteur d’« Ulysse » (1918-1922) dont je recommande vivement la lecture à Khadra, s’il ne l’a déjà lu, envoyait Samuel Beckett, Prix Nobel de Littérature 1967, son futur gendre, lui faire ses courses ordinaires ; il raffolait de la poularde en sauce vinaigrée. Et, Beckett, lui-même, choisissant de résider en France, loin de son Irlande natale, éloignait curieux et photographes de sa retraite provinciale. C’était aussi le cas de Julien Gracq, auteur du « Rivage des Syrtes » (1951), fuyant les foules, refusant le Prix Goncourt, et d’Emil Cioran, notoirement et incurablement pessimiste, qui considérait la pensée et l’écriture comme un ermitage.

Yasmina Khadra ne croit qu’aux feux de la célébrité et au carrousel du tapage médiatique. Il est censément un écrivain, un écrivain professionnel, défendant une posture et une position, incarnant un ethos dans le champ littéraire français où il exerce. La seule garantie qui devrait l’y accréditer est celle de son engagement dans son métier. Imaginer un univers, en inventer la langue singulière. Sait-il le faire, en a-t-il la mesure (ou la démesure) ? Est-il un écrivain vrai ? Un écrivain n’est ni aimé ni respecté par le nombre de photographies et d’audiences qu’il a sollicitées de personnalités mondiales ni par le buzz autour de sa personne, mais par son travail d’écriture, de créativité littéraire. Cet écrivain ne devrait enseigner que l’humilité. Ce n’est pas le cas de Khadra, de Son Enflure Yasmina Khadra.

UNE QUESTION SANS RÉPONSE : À QUELLE LITTÉRATURE NATIONALE APPARTIENT YASMINA KHADRA ?

Ce n’est pas la première fois que j’évoque Yasmina Khadra dans mes contributions et opinions sur la littérature ou que je lui consacre une tribune comme celle qui vient de le « faire sortir de sa coquille » comme le note le journaliste Mehdi Messaoudi, qui m’a adressé son post sur Facebook, repris dans sa page par Mme Hafida Ameyar.

Qui est, aujourd’hui, en 2022, Yasmina Khadra ? Devrait-il, longtemps encore, tromper les Algériens, lui qui a trahi leur littérature nationale et leur pays ? Précisons : l’itinéraire personnel de Khadra dans la périphérie « algérienne » de la littérature française est un choix qu’il fait consciemment, mais qu’il n’a pas le courage d’assumer pleinement. Lorsque Mme Mialet et M. Barrault, qui ont suivi sa carrière chez René Julliard, ont décidé de le quitter, il les a suivis sans état d’âme relativement à son éditeur historique. Il fait partie de leur « écurie », menant une exclusive carrière littéraire française. La maison d’édition Mialet-Barrault, qui en a fait une tapineuse décatie des lettres, continuera à le vendre partout dans le monde, y compris à Alger. Toutefois, Khadra n’est pas dans le champ littéraire français dans la même position qu’un Marc Lévy qui peut négocier son transfert chez un autre éditeur comme une star mondiale du football. Khadra n’existe que par Mme Mialet et M. Barrault, qui l’ont créé ; c’est eux qui peuvent proprement le jeter à la rue, en faire entre le crépuscule et l’aube un SDF de la littérature, s’il ne réalise plus son quota de traductions, de droits mondiaux et d’adaptations, notamment pour le cinéma et la bande dessinée. En un mot, s’il n’est plus vendeur et s’il met en déséquilibre les indicateurs financiers de leur maison.

La vérité de Yasmina Khadra, c’est qu’il est plus un objet, une machine à cash qui n’a rien à voir avec la littérature, entre les mains de ses éditeurs, qu’un authentique écrivain autonome dans un espace littéraire français qui ne lui consentira jamais une juste place. Son destin littéraire lui échappe. Comment pourrait-il revendiquer aussi cette juste place dans l’espace littéraire national algérien, toujours dominé par la France littéraire, dont il est un élément du problème ?

La France littéraire, aidée par l’État français, barre la diffusion mondiale de la littérature nationale algérienne, qui se fait en Algérie. Elle lui a substitué depuis le 3 juillet 1962, date de l’indépendance algérienne, une littérature dite « algérienne » de Paris, recrutant des Algériens assimilés ou naturalisés français. Yasmina Khadra fait partie de cette littérature de mercenaires de la France littéraire. Il sait qu’il y a en Algérie des écrivains qui lui sont supérieurs par la langue d’expression et la langue littérature, qui ne vendront pas plus de mille exemplaires pendant toute leur carrière, qui n’accéderont jamais au marché mondial des lettres.

Que Yasmina Khadra, qui se projette en « phare de la littérature algérienne », accepte de venir écrire et publier à Alger, défendre une littérature nationale algérienne et lui ouvrir les portes du vaste monde, que la France littéraire lui ferme. Qu’il résilie son contrat avec Mialet-Barrault pour ne plus travailler qu’avec Casbah Éditions à Alger – ou un autre éditeur. Sa littérature ne dépassera pas les frontières territoriales algériennes. Quant à entrevoir sa traduction en malais et en kiswahili… Et ses millions d’exemplaires… Cela est exclu.

Lorsque Khadra parle d’« indigène », sait-il  parfaitement à quoi cela correspond, lui qui revêt avec une égale afféterie la toge honteuse de bachagha, d’affidé, de harki des lettres françaises, qui « papote » sur « la francophonie littéraire » avec l’ambassadeur de France à Alger, qui partage ses émotions saoudiennes avec le consul général de France à Djeddah et ses « services », qui court derrière les honneurs français, qui a renié depuis bien longtemps la littérature de son pays, qui a abjuré son passage dans les rangs de l’Armée nationale populaire (ANP), qui honore les combats et les défis de la nation algérienne ? Une histoire triste !

L’indigénisme est un retour à la trame coloniale française : à Alger comme à Paris, il a ses cercles, sa presse, ses concubinages politico-culturels et ses horizons politiques frelatés. C’est un écrivain algérien, né et grandi dans un trou, dans un no-mens land entre l’Algérie et la Maroc, longtemps coté à Paris, qui y a perdu son rond de serviette, qui a été renvoyé comme un malpropre par son éditeur germanopratin, qui vivote désormais à Alger, qui a prononcé cette sentence : « La France, ça paye ! » Cette France-là, qui « paye », Yasmina Khadra n’en sortira pas à son détriment. Qu’il se fasse humble et qu’il ne prétende plus donner des leçons à l’Algérie (qui est, semble-t-il, moins connue que lui) et aux Algériens.

POST-SCRIPTUM

Yasmina Khadra pose une étrange question à l’auteur de ces lignes : a-t-il lu « Les Vertueux » ? Ma contribution ne portait sur une recension de l’œuvre mais sur un événement littéraire, sa non-sélection par les prix littéraires français. Lire Khadra (je n’ai jamais cité un seul de ses romans sans y avoir patiemment travaillé) devrait-il être un critère pour en parler ? Pour sa gouverne, la littérature, ce sont des textes, mais aussi des écrivains saisis dans les marges d’une histoire littéraire – ou sociale – qu’ils contribuent à écrire. Ces deux aspects relèvent de la mission du critique et de l’historien de la littérature.

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