Par Abdellali Merdaci
J’ai été vivement interpellé par l’opinion d’un lecteur du « Quotidien d’Oran » (« Kamel Daoud. L’arbre aux fruits mûrs », 31 mai 2020) relative à un supposé positionnement de Kamel Daoud sur l’algérianité et sur le patriotisme, deux marqueurs qui ne ressortissent pas de son discours habituel de « briseur de totems ». Je lis sous la plume de ce lecteur enthousiaste que cet écrivain serait dans notre pays l’actuel parangon de la vertu nationale et patriotique, se prévalant d’un « incommensurable amour de la patrie ». Mieux : « Il personnifie l’algérianité… ».
S’agit-il, ici, d’une excessive idéalisation ? Elle peut induire en erreur les lecteurs du « Quotidien d’Oran », en particulier, et les Algériens, en général, car elle ne correspond pas à des faits et à des engagements prouvés de Daoud envers l’Algérie et sa littérature. Il convient de faire un nécessaire rappel sur ce qui a été un imprévisible parcours d’écrivain-chroniqueur.
L’exception Daoud
Le Kamel Daoud pour lequel beaucoup d’Algériens ont les yeux de Chimène est un pur produit de la France. En Algérie, il a été, le plus visiblement, un chroniqueur du « Quotidien d’Oran » (« Raïna Raïkoum ») et, sans doute a-t-il bénéficié sous le règne du président Abdelaziz Bouteflika d’un succès d’estime mesuré qui est celui du bouffon du roi, qui peut – sans risque assumé – lui cracher à la figure ses amères vérités. Et chacun de rire ou de s’attrister de ses imparables facéties et saillies. En termes d’audience, son irruption, en 2014, dans les champs littéraire et médiatique français (plus précisément germanopratins), qui l’ont porté et créé, est stupéfiant et sans précédent. Chroniqueur de presse, auteur de quelques textes sans prétention littéraire publiés par Dar El Gharb, à Oran, il n’a pas de profondeur réelle dans l’écriture littéraire et ses dispositions et ses capitaux dans ce domaine étaient (et restent) limités. Les conditions de sa réussite, autant expéditive que surprenante, sont connues et ont été diversement analysées, en Algérie même, dans le remarquable essai d’Ahmed Bensaada, « Kamel Daoud. Cologne, contre-enquête » (Tizi-Ouzou, Les Éditions Frantz Fanon, 2016), qui reste une lecture précieuse et incontournable et, en partie, à l’étranger, dans l’étude de l’Américaine Alice Kaplan revisitant le passage de Camus à Oran (« En quête de ‘‘L’Étranger’’ », Paris, Gallimard, 2016). Cette réussite ne tient pas de la génération spontanée : elle a été consciencieusement accompagnée. J’ai noté dans plusieurs contributions publiques que ce succès devait moins à une qualité éminemment littéraire des œuvres : six ans après son édition française, « Meursault, contre-enquête » (2013-2014) est entré dans une zone d’oubli après la bruyante réception critique qui a accueillie sa parution et « Zabor ou les psaumes » (2017), renouant avec les semblables techniques d’écriture, la répétition en filigrane d’une œuvre du patrimoine littéraire universel (dans ce cas le « Robinson Crusoé » (1719) de l’Anglais Daniel Defoe), a été sanctionné par une médiocre recension critique française et occidentale.
Une stratégie d’écrivain payante
La stratégie qu’a utilisée à l’envi Daoud pour s’imposer en France est celle du buzz viral qu’il a auparavant longuement expérimentée, en Algérie, dans les colonnes du « Quotidien d’Oran ». Ainsi qu’en témoignent ses chroniques sur le martyrologe palestinien, à Ghaza, et le sexe migrant, à Cologne (Allemagne). Au printemps 2014, alors qu’Israël lançait contre la bande de Ghaza son opération « Plomb durci », qui s’inscrit dans la lignée des terribles crimes génocidaires contre l’Humanité, Daoud affirmait crânement son indifférence au malheur des Palestiniens. Bien plus que l’hommage d’un « Arabe » au centenaire de la naissance de l’écrivain pied-noir, prix Nobel de littérature 1957, son propos, volontairement provocateur sur la souffrance de l’enclave palestinienne, lui apportera le soutien appuyé et inconditionnel de l’écrivain Pierre Assouline, chef de file du lobby sioniste du champ littéraire français, juré du Prix Goncourt, très actif dans les cuisines frelatées de l’édition germanopratine. Et par capillarité ceux des philosophes Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkrault, de l’Académie française, autres agents d’influence au-delà des milieux médiatique et littéraires. Mais aussi du philosophe Michel Onfray, affichant un chemin de singularité dans le champ intellectuel français, et de journalistes parisiens puissamment établis, Martine Gozlan, Natacha Polony, Raphaël Enthoven. Si son « Meursault » – dont plusieurs passages ont été réécrits par son éditeur français Actes Sud sous la pression des héritiers d’Albert Camus – a raté de peu le Goncourt 2014, il lui vaudra une consécration mondiale orchestrée par la France, ses institutions littéraires, universitaires et médiatiques unanimes. Et, grâce à ses nouveaux et illustres amis, une durable occupation de chroniqueur au magazine néolibéral parisien « Le Point » où exerce son protecteur Bernard-Henri Lévy, qui a à son actif d’avoir déstructuré la Lybie et installé un état de guerre permanente dans la région du Maghreb.
Jusqu’à quel point Daoud a-t-il échappé aux agendas – strictement politiques – de ses protecteurs parisiens, principalement des affidés du sionisme mondial ? Au total, un parcours marqué davantage par les effets continus et cumulés de buzz qui survolent une œuvre littéraire sans qualité. Il faut insister sur le fait qu’en 2014 et en 2015, c’est plus le chroniqueur-buzzeur que le romancier-imitateur, qui n’a pas laissé d’impérissables souvenirs, qui a été convié à un hasardeux succès de scandale. Évidemment, en Algérie, il y a un grossissement de tout ce qui a été mis sous la lumière à l’étranger, particulièrement en France.
D’un absolu repli à un Aller simple vers la nationalité française
Venons-en à l’opinion du lecteur du « Quotidien d’Oran ». Ce lecteur introduit des critères de distinction, notamment l’algérianité et le patriotisme, qui devraient définitivement fonder la statue de Kamel Daoud en grand écrivain algérien. Il n’est pas inutile de reprendre, ici, le débat (inachevé) sur la question de l’identité et de la nationalité dans l’espace littéraire algérien en formation.
J’ai constamment défendu dans mes ouvrages et dans mes interventions publiques une littérature nationale algérienne dans toutes ses langues, expression de la terre d’Algérie éloignée des tentatives de captation et de « périphérisation », qu’elles viennent d’Occident, ainsi la France, ou d’Orient. Et, j’ai aussi dénoncé le manque de clarté relativement à une insertion sans ambigüité nationale d’écrivains algériens adoubés par les lobbies littéraires germanopratins. Depuis les positions d’Assia Djebar, (1936-2015), membre de l’Académie française, sur la « littérature migrante », peu discutées en Algérie, et leur corolaire « la littérature sans résidence fixe » de l’Allemand Ottmar Ette, beaucoup d’écrivains français d’origine algérienne, notamment le typique Abdelkader Djemaï, se sont saisi de cette opportunité d’effacer prestement leur passé algérien. Ainsi, Kamel Daoud.
Cette démarche de repli de l’écrivain est attestée par deux exemples, mais il y en a bien d’autres. 1°) Lorsque Régis Debray, encore juré du Prix Goncourt, lui remettant au printemps 2015 le Prix Goncourt du premier roman pour son « Meursault », avait proposé – est-ce seulement une douce formule protocolaire ? – de l’intégrer dans le Trésor de la littérature française, le natif de Mesra (Mostaganem) avait la possibilité dans cet échange, largement diffusé dans les médias français, de rappeler expressément et son algérianité et celle de son œuvre. Il ne l’a pas fait. 2°) En 2015, au plus fort de la pseudo-fetwa d’un faux imam illuminé, le journaliste et écrivain Gilles Herzog, longtemps rédacteur en chef de « La Règle du Jeu », la revue de Bernard-Henri Lévy, et soutien des révolutions colorées en Europe de l’Est, est monté en première ligne dans cette polémique algéro-algérienne pour déclarer qu’en la circonstance Daoud menacé par l’islamisme est un écrivain français. Là, encore, Kamel Daoud, a fait l’impasse sur ce qu’il est, sur ses origines et sur son algérianité. Il n’a pas désapprouvé cette surenchère française. Il le devait par respect aux lecteurs algériens qui croyaient en lui.
Disons-le nettement : l’idée cruciale d’algérianité et de patriotisme est dévoyée par Kamel Daoud, récemment naturalisé français par un décret du gouvernement français publié au Journal officiel de la République française en date du 28 janvier 2020 (Réf. : DAOUD (Kamel), né le 17/06/1970 à Mostaganem (Algérie), NAT, 2019X 041176, dép. 99, Dt. 002/362.). Cette naturalisation française de l’écrivain et chroniqueur du « Point » (une aspiration aussi vieille que ses ambitions littéraires ?) a-t-elle échappé à la proverbiale sagacité des médias algériens ? Mais le retour – honteux – à la France d’un Algérien, quel qu’il soit, de l’anonyme ouvrier cantonnier au ministre d’Abdelaziz Bouteflika, renvoie toujours et inévitablement au passé colonial du pays et à ses violences traumatiques.
Né après l’indépendance, formé davantage par l’idéologie islamiste que par l’École algérienne, Kamel Daoud n’a cessé de ressasser qu’il n’a pas de lien avec le passé de l’Algérie en guerre d’indépendance et qu’il ne conçoit aucune dette envers ceux qui l’ont menée. Cet entendement buté d’un Frère musulman repenti, injuriant le récit national, préparait sûrement un aller simple et obstiné vers la France d’Algérie, vers l’Algérie française remembrée, obsessionnelle et symptomatique. Il y a assurément, en l’espèce, un entrain naturel de supplétif, de harki et de déterreur de tombes de martyrs de la guerre de Libération nationale. Si les autres nationalités accordées à des Algériens d’origine restent malléables, celle de la France est une conjonction malheureuse.
Cette information sur la naturalisation de Kamel Daoud, si elle avait été publiée et commentée en toute responsabilité par les médias nationaux, en son temps, n’aurait pas engagé ce lecteur, littéralement en transes, à reconnaître et à décerner à celui qui a renié son identité nationale un vain brevet de patriotisme et d’algérianité. L’écrivain-chroniqueur de Mesra n’a jamais cru ni en l’un ni en l’autre et il serait aujourd’hui dans l’imposture de s’attribuer la qualité d’écrivain algérien et des valeurs de patriotisme que lui prête son imprudent thuriféraire en catalepsie.
Une monstrueuse appropriation française
Il est indispensable de clarifier les faits pour éviter à des dineurs infatués des cantines huppées d’Alger de sauter au plafond. Je n’exclus pas Daoud de la littérature algérienne, puisqu’il en a librement décidé lui-même en devenant Français.
Explication. Dans la tradition française sur la nationalité, semblable à celle du football international sous le contrôle de la FIFA, c’est toujours la dernière nationalité acquise qui est déterminante : nés Français et poussés dans leur art par la France, les talentueux footballeurs Ryad Mahrez, Sofiane Feghouli et bien d’autres sociétaires de l’équipe nationale de football, sont considérés par les instances mondiales du ballond rond et les médias de la discipline comme Algériens. Tout manquement à cette règle est dénoncé. Il en va de même en France pour la littérature. Mais aussi pour le sport, les arts et les sciences. La vocation enracinée de la France d’appropriation des biens culturels de ses anciennes colonies et d’assimilation des élites de tous horizons ne s’est jamais démentie.
Français, Kamel Daoud appartient, désormais, à la littérature française comme tous ces écrivains étrangers qui ont fait cette littérature, qui l’y ont précédé ; je cite en vrac et à titre indicatif, de Russie (la comtesse de Ségur, O.V. de L. Milosz, Nathalie Sarraute, Arthur Adamov, Romain Gary, Henri Troyat, Elsa Triolet, Nina Berberova), de Pologne (Guillaume Apollinaire), de Roumanie (Eugène Ionesco, Émile-Michel Cioran, Panaït Istrati, Tristan Tzara, Paul Celan), des États-Unis (Julien Green, Jonathan Littell), d’Espagne (Jorge Semprun) de Tchéquie (Milan Kundera), de Grèce (Vassilis Alexakis), d’Afghanistan (Atik Rahimi) et même de Chine (Gao Xingjian, Prix Nobel de littérature, 2000) et de beaucoup d’autres pays, plusieurs centaines d’écrivains scrupuleusement répertoriés dans les histoires et traités académiques de la littérature française depuis le XIXe siècle. Est-il imaginable de penser que la Russie et la Roumanie qui ont donné des contingents d’éminents écrivains et penseurs à la France et à sa littérature puissent les revendiquer aujourd’hui contre leur volonté d’être Français ? La République algérienne démocratique et populaire n’y pourra rien : Daoud est dans la littérature française en compagnie d’anciens Algériens, d’hier et d’aujourd’hui, qui ont choisi la France, entre autres Marie-Louise Amrouche, Mohamed-Aziz Kessous, Djamila Debêche, Ali Boumahdi, Ali Merad, Mohamed Arkoun, Anouar Benmalek, Nina Bouraoui, Abdelkader Djemaï, Salim Bachi, Lahouari Addi, et une foultitude d’auteurs moins connus (environ trois cents !) qui ont sauté allègrement la mer Méditerranée depuis l’indépendance. Et, parfois, en toute déloyauté, à chaque secousse sociale ou politique qui frappe leur ancien pays, ces néo-Français se rappellent au souvenir de l’Algérie et des Algériens pour leur faire la leçon, depuis Paris, Lyon et Marseille.
Faut-il préciser que ces auteurs d’origine algérienne naturalisés français ne bénéficient pas, le plus souvent, de la plus basique citation dans les ouvrages et traités d’histoire et de critique littéraires françaises parce qu’ils ne répondent pas à d’impénétrables et insurmontables critères de consécration ? Et si, par un suprême hasard, Daoud, coutumier des farandoles germanopratines, y est admis dans leurs prochaines éditions revues et augmentées, il n’est pas certain de s’y maintenir car sa littérature sans vigueur relève davantage du phénomène de mode que du travail de la langue littéraire. Rien n’est aussi acquis pour son compère Boualem Sansal, détestable rabouilleur, maître dans l’esbroufe médiatique virale, qui attend, depuis 2015, comme il l’a déclaré au « Point », une nationalité française consentie sans aucune tracasserie administrative par l’État français. La romancière française d’origine algéro-marocaine, Leïla Slimani, conseillère à la francophonie et, accessoirement, chasseur de têtes du président Macron, qui a coaché Kamel Daoud dans sa démarche de naturalisation, devrait encore faire un effort pour Sansal.
Il y a quelques mois, Daoud et Sansal ont représenté la littérature française dans une grande manifestation d’hommage qui lui était rendu dans un pays nordique. Ils n’ont jamais failli lorsqu’il s’est agi de payer leur écot à la France. Ni le Français Kamel Daoud ni potentiellement Sansal, vil insulteur de martyrs de héros de la guerre d’indépendance qui n’en finit de lorgner un ticket français, ne sont des modèles d’algérianité et de patriotisme, pour autant qu’ils aient souhaité l’être. Que les Algériens, dans les médias et dans les Universités, cessent d’intoxiquer la jeunesse de notre pays avec ces succès fabriqués. À Paris, on ne demande pas à un écrivain qui vient d’Algérie (dont les manuscrits sont colligés par des « nègres ») d’avoir du talent, mais l’inentamable disponibilité à « taper » sur son pays, l’Islam et les Arabes, et subsidiairement, de montrer un intérêt ému pour Israël – la kippa, en sus, devant le Mur des Lamentations, à Jérusalem. Que l’on se remémore cet épisode épique, de l’été 2011, où Pierre Assouline, qui a introduit Daoud en France, défiait les ambassadeurs arabes pour réserver leur prix du roman à « Rue Darwin » de Sansal, au nom d’une indéfectible amitié et d’un attachement de l’auteur à Israël. Sortons aussi de ces pseudos-analyses universitaires à l’emporte-pièce sur un « Kamel Daoud, esquisse d’un phénomène postcolonial algérien », qui n’ont pas su prévoir son désaveu de la Nation algérienne et de sa littérature. Le postcolonial n’est pas à ce prix d’indignité.
Le laudateur de Daoud, écrivain sans œuvre édifiante hors de la cacophonie médiatique collée à ses basques, n’évoque-t-il pas le Prix Nobel de littérature qui lui serait immanquablement promis, à l’image de Camus ? Il convient de raison garder. Ce prix mondial de littérature qui sélectionne au premier plan la langue est décerné à part égale à un écrivain au long cours (Camus, auteur d’une œuvre encore mince, était une exception : il n’y en aura pas d’autres) et au pays qu’il représente. Dans cette conjoncture restreinte, le Français d’origine algérienne Kamel Daoud, signant deux œuvres sans retentissement littéraire, ne figure pas dans le peloton nombreux d’écrivains français qui peuvent légitimement prétendre à cette consécration – en première intention, par la densité de leur littérature et son insertion dans les mutation socio-économiques et politiques de leur pays, Annie Ernaux, Pierre Michon, Patrick Chamoiseau, Jean Echenoz, Michel Houellebecq, Pierre Lemaître, Sylvie Germain, Éric Emmanuel Schmitt.
Par ailleurs, Daoud, écrivain français répétant dans ses œuvres le thème algérien, sera relégué dans une insondable marginalité, car il n’a la longanimité ni de Hanif Kureishi ni de Salman Ruschdie, écrivains britanniques d’origines pakistanaise et indienne. Pour autant qu’il comprenne que la littérature n’est pas le méchant buzz et qu’il réunisse au gré des ans une solide œuvre littéraire renouvelée, par la seule force du travail et du talent, rien ne dit que la France officielle et souterraine ne jouera pas contre lui auprès des jurés de l’Académie suédoise. Comme elle l’a fait et continue de le faire pour barrer la récompense du Nobel au plus grand écrivain de langue française vivant dans le monde, aujourd’hui, l’Algérien Rachid Boudjedra. Si Boudjedra avait accepté de représenter la France dans cette compétition, son tour serait arrivé bien avant J.M.G. Le Clézio (2008) et Patrick Modiano (2014), sublimes écrivains, certes, qu’il surpasse par la créativité romanesque et langagière. C’est le seul scandale qui entache l’Académie suédoise, secouée récemment par l’épisode décrié de galipettes sexuelles de l’époux d’une responsable du Prix. Une intrigue, bien entendu, française.
Une identité et une allégeance sous le sceau d’une histoire qui ne passa pas
Redisons-le. Ce n’est pas la liberté de Daoud de se faire Français qui est épiloguée ici. Et de toute manière, il s’en tire à bon compte, s’il y a des comptes à tirer de cette piteuse affaire. La doctrine algérienne sur la nationalité et son dispositif réglementaire ignorent ouvertement la double nationalité. Un Algérien le demeure de toute éternité, eut-il – cas extrême – demandé et obtenu la nationalité de l’État hébreu non reconnu. Cependant, les récentes moutures de la Constitution algérienne identifient implicitement l’existence de la double nationalité et en font un barrage pour l’accès à des postes de souveraineté de l’État. Or, beaucoup d’Algériens, principalement dans les cercles intellectuel, littéraire et artistique, exploitant cette faille réglementaire de la législation algérienne sur la nationalité, ont quitté le giron de la patrie pour différentes motivations – parfois peu honorables – pour rejoindre expressément la nationalité française, autrefois répudiée par referendum par leurs parents. Une identité et une allégeance, sous le sceau d’une histoire qui ne passe pas, souvent dans un esprit d’infâme mercenariat. Qui ne connaît les péripéties de ce célèbre dramaturge d’Alger exfiltré, en ces années 1990 au mitan de la guerre islamiste, dans une malle diplomatique par les « services » français et aussitôt naturalisé français, belle prise que la France culturelle escomptait ériger en nouveau Ionesco, Adamov ou Beckett ? Il est rentré nu et sans gloire dans le pays qu’il a abandonné. Peu avant de s’écrouler, le gouvernement d’Abdelaziz Bouteflika lui confiait de hautes responsabilités dans le champ culturel national. C’est dire…
Comme pour le football, il n’y a que des littératures nationales. Kamel Daoud servira, dorénavant, la France, son pays d’adoption, et sa littérature. Il faut espérer qu’il sache, loin du buzz, conduire sa barque dans les eaux grumeleuses par gros grain du champ littéraire germanopratin où une virgule mal placée compromet un destin, qu’il préserve l’infime crédit d’écrivain néo-français qui lui est accordé par décret officiel de la République française. Dans quelle mesure sa décision de revêtir les couleurs de la France pourra-t-elle impacter l’espace littéraire algérien, toujours fragile et parasité par le champ littéraire français ? Il y aura régulièrement de jeunes et de moins jeunes postulants algériens à l’écriture littéraire en langue française qui voudront l’imiter. Car, il est patent qu’en Algérie la reconnaissance par les Algériens d’un de leurs écrivains – toutes langues confondues – est prononcée par Paris, ses institutions littéraires, médiatiques et universitaires. Une tutelle impériale, coloniale et néocoloniale, qui persiste. L’Algérie, comme la Belgique, d’Émile Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Henri Michaux, Georges Simenon, Michel Ghelderode, Françoise Mallet-Joris, Félicien Marceau, Dominique Rolin, François Weyergans, Amélie Nothomb, la Suisse de Benjamin Constant, Germaine de Staêl, Blaise Cendrars, Charles-Ferdinand Ramuz, Charles-Robert Cingria, Henri-Frédéric Amiel, Jacques Chessex, Philippe Jacottet, Jean-Luc Bennoziglio, Joël Dicker, doit-elle abdiquer toute personnalité nationale et être réduite à un vivier d’écrivains pour grossir les rangs de la littérature française ? Une colonie littéraire française au XXIe siècle dans un pays qui n’est ni la Belgique ni la Suisse, qui arraché son indépendance par les armes ?
Peu importe qu’il y ait présentement des écrivains algériens majeurs, succédant dans tous les genres littéraires à leurs ainés Omar Samar, Ferhat Abbas, Malek Bennabi, Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Malek Haddad, Jean Sénac, Anna Greki, Mourad Bourboune, Rachid Boudjedra, qui écrivent et qui sont édités en Algérie, qui ne déparent pas dans la littérature universelle, qui sont supérieurs par leur travail de la langue littéraire aux Daoud, Sansal et à leurs épigones et qualitativement au-dessus de la production des auteurs français et francophones les plus côtés. Ils n’auront pas le droit d’accéder à la République mondiale des Lettres parce que leurs éditeurs n’ont pas les moyens de les faire connaître et de les défendre dans les rencontres internationales du livre et de porter leur voix dans le monde, la voix de l’Algérie littéraire. Ce combat pour l’émergence d’une littérature algérienne autonome, affranchie de la pesante tutelle de Paris et de ses institutions littéraires et académiques, auquel j’ai constamment invité les acteurs du livre, écrivains, éditeurs, libraires, critiques de journaux, enseignants et chercheurs universitaires, membres des académies de langues, jurés de prix littéraires, et principalement, les lecteurs, sera-t-il celui de l’Algérie nouvelle ?
Il naîtra, peut-être un jour d’entre les jours, longtemps rêvé par les Marcheurs, une Algérie qui ne se doit qu’aux seuls Algériens qui vivent et qui luttent dans leur pays, pour le rendre meilleur, au risque parfois d’y laisser leur vie et de subir la prison. Ceux-là savent que dans toutes les aubes qui se lèvent sur leur terre, dans la sérénité de leurs croyances et de leurs convictions, dans le bruissement des mots de leur littérature et de leurs langues, il y a un seul emblème, recru du sang et de la douleur de ses martyrs, qui réunit toutes les espérances d’un pays qui survit à ses adversités. Que vivent l’Algérie, sa littérature nationale libérée et ses écrivains qui la feront grandir.
* Écrivain, critique et historien de la littérature. Dernier ouvrage publié : Étienne Nasreddine Dinet. Une conjuration néocoloniale, Constantine, Médersa, 2020.