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Modernité, souverainisme, démocratie ( 2ème partie)

Par Mohamed Belhoucine*

C’est quoi la Modernité ?

‘’L’eurocentrisme colonial naquit comme une réaction à la potentialité d’une égalité humaine toute neuve ; c’était la contre-révolution à l’échelle mondiale».  (Samir Amine, Modernité, religion et démocratie : Critique de l’eurocentrisme et critique des culturalismes, édit. Parangon, 2008).

La renaissance finie en Europe, tout au long du XVI jusqu’au XVII siècle où l’on vit d’épouvantables guerres, religieuses, sociales et civiles, ravagées toute l’Europe durant 3 décennies.

Comment un bouleversement aussi radical n’aurait-il pas déclenché un puissant antagonisme ? Il y eut effectivement une contre révolution, au sens propre du terme : une initiative culturelle, philosophique, sociale et politique qui chercha à dominer puis à déloger la force des mouvements et des dynamiques émergents.

Le second mode de la modernité (anti modernité), élaboré pour faire la guerre aux forces nouvelles et établir un pouvoir prépondérant qui les domine. Il faut saisir ce point historique important, c’est ce second mode de la modernité naquit dans le contexte de la révolution de la Renaissance pour dévier sa direction, transporter la nouvelle image politique sur un plan transcendant, relativiser les capacités de la science à transformer le monde (par-dessus tout) à s’opposer à la réappropriation du pouvoir par la Multitude selon Spinoza.

Le second mode de la modernité oppose un pouvoir transcendant constitué à un pouvoir immanent constituant : c’est l’ordre contre le désir. La Renaissance finit par la guerre : religieuse sociale et civile.

La réforme tyrannique de l’Eglise se répandit alors en Europe comme une trainée de poudre en opposant la culture humaniste à la solution de la conscience religieuse des masses, la plus inepte et rétrograde.

La guerre civile investit alors la vie du peuple pour déployer un nouveau pouvoir transcendant en jouant sur la crainte et l’angoisse des masses (stratégie du choc), leur désir de réduire l’incertitude de la vie et d’accroitre la sécurité : il fallait arrêter la révolution.

Tout au long du XVIe siècle jusqu’à l’épouvantable guerre de Trente ans, une conscience s’est développée débouchant sur un seul choix : une paix misérable et humiliante. La révolution était finie.

Au XVIIe siècle le concept du second mode de la modernité se consolida définitivement, l’Europe redevient féodale. La Contre-Réforme de l’Eglise catholique est l’exemple type de cette réaction, parce que l’Eglise elle-même avait été secouée par un séisme de réformes et de désir révolutionnaire.

Le conflit interne de la modernité européenne se répercuta simultanément à l’échelle mondiale comme un conflit extérieur. Le développement de la pensée de la Renaissance coïncida à la fois avec la découverte des Amériques par l’Europe et avec les débuts de la colonisation et domination européenne sur le reste du monde :

« La matrice porteuse de la pensée humaniste révolutionnaire était portée par la triade de médiation [“Force-Désir-Amour” (le filtre du phénomène, la réflexion de l’intellect, et les schémas de la raison), alliée à l’instance d’immédiat (qui agit sans intermédiaire) et d’absolu (achevé, total qui ne comporte ni restriction ni réserve) dans la vie de l’homme et dans son histoire] » (p.76, Être et Temps, Martin Heidegger (1889-1976)).

« Pourquoi connaissance et volonté n’auraient-elles pas eu le droit de se proclamer elles aussi absolues » [(p.131, le monde comme volonté et représentation, Arthur Schopenhauer (1788-1860)]

« Parce que tout mouvement auto-constituant de la multitude devait conduire à un ordre préconstitué, et parce que proclamer que les hommes pouvaient établir immédiatement leur liberté était un délire subversif » (p.40, Traité Théologico-politique Baruch Spinozza [1632-1677).

Tel est selon ma perception, le noyau essentiel du “tour idéologique’’ dans lequel s’est construit le concept hégémonique du second mode de la modernité européenne ou anti-modernité à ce jour.

René Descartes (1596-1650)

C’est un acteur de la guerre de Trente ans, c’est à René Descartes que revient le rôle de construire le socle idéologique de ce second mode de la modernité (anti-modernité). Avec Descartes, nous sommes en fait au début de l’Histoire des Lumières, c’est à dire de l’idéologie bourgeoise. Descartes garantie sans le justifier ni le démontrer que la règle transcendantale est inscrite dans la conscience et dans la pensée comme nécessaire, universelle, et donc préconstituée !!

Le dispositif transcendantal qu’il propose est la marque déposée de la pensée européenne des lumières à savoir que le principe humaniste de subjectivité se trouve limité à priori par l’imposition du pouvoir de l’ordre transcendant :

‘’Ne craignez point, je vous prie, d’assurer et de publier partout, que c’est le Roi qui établit des lois en son royaume. Or il n’y en a aucune en particulier que ne nous puissions comprendre si notre esprit se porte à la considérer…ainsi qu’un Roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s’il en avait aussi bien le pouvoir. Au contraire nous ne pouvons comprendre la grandeur du Roi. Mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la fait estimer davantage ; ainsi un Roi a plus de majesté lorsqu’il est moins familièrement connu de ses sujets, pourvu toutefois qu’ils ne pensent pas pour cela être sans roi, et qu’ils connaissent assez pour n’en point douter.” [René Descartes, œuvres complètes et lettres, Pléiade, Gallimard, “Lettre au Père Mersenne” p. 933-934]

Il faut bien noter ce point important, à partir de ce moment (Descartes) le transcendantalisme était l’horizon exclusif de l’idéologie ; au cours des siècles qui suivirent, presque tous les courants de la philosophie devaient entrer dans ce projet.

Cet horizon est parfaitement résumé par le marxiste italien Massimo Cacciari tout au début de son ouvrage (La géo-philosophie de l’Europe Milan, Adelphi, 1994, p.14) :

« La symbiose entre travail intellectuel et rhétorique institutionnelle, politique et scientifique, devint absolue sur ce terrain et chaque formation intellectuelle en vint à être marquée par elle : la formalisation de la politique, l’instrumentalisation de la science et de la technique pour le profit, la pacification des antagonismes sociaux. On trouve assurément dans chacun de ces domaines des développements historiques spécifiques, mais tout restait lié à la ligne générale d’un grand récit que la modernité européenne faisait d’elle-même – un conte de bonne femme, dans un dialecte transcendantal ».

Emmanuel Kant (1724-1804).

Incontestablement la pensée Kantienne et d’une immense richesse et mène dans de nombreuse direction, mais je me limite, le risque de me perdre, à la ligne qui couronne le principe transcendantal comme point culminant du second mode de la modernité européenne, que les intellectuels organiques lacunaires (qui lisent et comprennent mal les textes) et la Doxa dominante européenne appellent modernité tout court. Kant nous fait un tour de force acrobatique à la limite de la diversion (sur plus de 80 pages) dans son incroyable essai « Qu’est-ce que les Lumières ? Emmanuel Kant, édit. Flammarion ».

Les lumières selon Kant, c’est le fait pour chacun de se libérer des autorités et des préjugés qui l’empêchent de penser par soi-même. Kant, précise que penser par soi-même, cela ne veut pas dire se replier sur soi. C’est au contraire exposer ses idées dans l’espace public pour les partager avec toute l’humanité. Car selon Kant, les lumières sont un progrès collectif : émancipation de la raison, liberté d’expression, éducation de la jeunesse, autant d’idéaux en contradiction avec le souverainisme et le transcendantalisme qui l’animent.

D’abord il introduit le sujet au centre de l’horizon métaphysique, mais dans le même temps il veut le contrôler, au moyen de trois opérations que j’ai mentionné auparavant (que j’emprunte à Heidegger) : l’épuisement de l’expérience dans le phénomène, la réduction de la connaissance intellectuelle et la neutralisation de l’action éthique dans le schématisme de la raison.

La médiation que Descartes invoquait dans sa réaffirmation de la dualité est hypostasiée par Kant, non dans le souverain, mais néanmoins dans une critique pseudo-ontologique : dans une fonction d’ordonnancement de la conscience et un appétit indistinct de la volonté. L’humanité est le centre de l’univers, mais il ne s’agit pas d’humanité qui s’est faite par l’exercice de l’art, de l’action, par l’Homme. C’est une humanité perdue dans l’expérience, dupée dans sa poursuite de l’idéal d’éthique.

Kant dans son ouvrage (op. Cité) nous plonge de pleins pieds dans la crise de la modernité en toute conscience, lorsqu’il pose la découverte du sujet lui-même comme crise, mais cette crise est transformée en apologie du transcendantal, comme horizon unique et exclusif de la connaissance et de l’action (un tour de force où s’affiche toute l’hypocrisie organique de Kant, dénoncée violemment par Schopenhauer !).

Le monde devient une architecture de formes idéales – la seule réalité qui nous soit accordée – Le romantisme européen n’a jamais été exprimé aussi fortement qu’il ne l’est dans Kant.

[Ajoutons à ce propos, dès la fin du XVIIIe siècle, un certain nombre de penseurs allemands, refusent le romantisme européen, notamment Schelling et Humboldt, expriment des réserves sur la capacité des français et des anglais à pouvoir percevoir la pensée kantienne et allemande. Pour eux, la langue française ne saurait comprendre la pensée allemande, car elle serait tellement imprégnée et comme mêlée aux caractéristiques culturelles de la pensée française —empirisme, sensualisme, galanterie (ce sont les français qui ont introduit les femmes dans la cour), maniérisme, pointillisme, détail inutile. — qu’ils expriment également des doutes sur la capacité des français à comprendre l’idéalisme allemand…Thèse reprise, on le sait, au XXe siècle, par Heidegger, ce qui a encouragé et convaincu J.P Sartre à apprendre la langue allemande].

Tel est le leitmotiv de la philosophie Kantienne : la nécessité du transcendantal, l’impossibilité de toute forme d’immédiateté, l’exorcisation de toute figure vitale dans l’appréhension et l’action de l’Être.

Par ce tour de force Kant arrive à boucher notre horizon ontologique sans aucune autre alternative !

Arthur Schopenhauer ( 1788-1860)

Un personnage fabuleux (dont la lecture est obligatoire), va venir à notre secours, Schopenhauer ce sera le plus lucide philosophe allemand déchiffreur du Kantisme et de sa posture romantique ainsi que de la philosophie hégélienne et qui ne s’est pas gêné de les attaquer violemment. L’empêcheur de tourner en rond.

Schopenhauer identifie le kantisme ‘’ comme la liquidation définitive de la révolution humaniste’’.

‘’Le fait qu’il soit difficile, voire impossible, de réunir l’apparence de la chose avec la chose elle-même, est précisément la malédiction de ce monde de peines et de nécessités. Et ce n’est peut-être pas dans un monde bâti de telle façon que des forces nobles et élevées, des forces qui tendent à la vérité et à la lumière, peuvent prospérer’’ (Arthur Schopenhauer, le monde comme volonté et comme représentation, Paris P.U.F, p.113].

Schopenhauer, va nous aider aussi à déchiffrer et nous délivre de la pensée organique de Hegel, qu’il assimile à de la barbarie. Il réagit encore plus violemment contre Hegel, en l’appelant un ‘’Caliban intellectuel’’ dans son maître livre (op. Cité), c’est à dire le personnage qui rattache la récupération philosophique de l’Autre dans le contexte de l’Esprit absolu, dont la réincarnation est l’État prussien !

Schopenhauer en anticolonial réagira violemment : 

‘’Hegel reconnait, sans qu’il ait le choix, que l’histoire de l’expansion européenne et la réduction en esclavage des peuples colonisés, n’est pas seulement une puissante attaque contre le plan de l’immanence, mais aussi la négation du désir non européen’’. (Schopenhauer op. Cité)

Hegel révéla le fait que la libération de l’humanité moderne pût n’être qu’une fonction de sa domination, que l’objectif immanent de la multitude fût transformé en pouvoir de l’État, nécessaire et transcendant.

Hegel fera un tour de force contradictoire et acrobatique, il restaure l’immanence, en débarrassant l’incertitude de la connaissance, l’irrésolution de l’action mais la potentialité de la multitude est niée et subsumée dans l’allégorie de l’ordre souverain.

Il n’y a plus rien pour aiguillonner, désirer ou aimer ; le contenu de toute potentialité est bloqué, contrôlé, hégémonisé par l’Esprit absolu qu’incarne l’État prussien. Pour Hegel, la modernité était achevée (second mode ou anti-modernité) et il n’y avait pas de possibilité d’aller au-delà. La dialectique de la crise a été pacifiée sous la domination de l’État :

‘’L’État en soi et pour soi est le tout de la morale…il est essentiel à la marche du divin dans le monde que l’Etat existe’’. [G.W.F Hegel, principes de la philosophie du droit, Flammarion, p.258]

Note très importante :

Marquons une halte, la solution politique offerte par Hegel au drame métaphysique de la modernité (second mode ou antimodernité) démontre la relation intime et profonde entre politique et métaphysique européennes modernes. La politique réside au centre de la métaphysique, parce que la métaphysique européenne moderne est née comme réponse au défi posé par les individualités libérées et par la constitution révolutionnaire de la multitude. Elle a fonctionné comme arme essentielle du second mode de modernité dans la mesure où elle a fourni un dispositif transcendantal qui pouvait imposer son ordre à la multitude et l’empêcher de s’organiser elle-même spontanément et en exprimant sa créativité de façon autonome. Le second mode de la modernité avait par-dessus tout besoin de garantir son contrôle sur les nouvelles configurations de la production sociale, à la fois en Europe et dans les espaces coloniaux, afin de régir les nouvelles forces qui transforment la nature et d’en tirer profit. En politique comme en métaphysique, le thème dominant était ainsi d’éliminer la forme médiévale féodale de l’immanence – qui ne fait qu’empêcher la production et la consommation (révolution bourgeoise française), tout en maintenant les effets de domination de la transcendance sous une forme adéquate aux modes d’association et de production de la nouvelle humanité dite bourgeoise.

Le centre du problème de la modernité était ainsi démontré en philosophie politique et ce fût là que la nouvelle forme de médiation trouva sa réponse la plus adéquate aux formes révolutionnaires de l’immanence : un appareil politique transcendantal.

  • Docteur en physique, DEA en physique

 

Lire: Mondernité, souverainisme, et démocratie (1ère partie)

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