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Macron-Daoud. Une amitié singulière (1).Une mystification politico-littéraire

Par Abdellali Merdaci

 Relevé dans l’entretien du chroniqueur néo-français Kamel Daoud avec Macron ce propos sibyllin du président français : « Nous portons un poids sur les épaules qui rend les approches très compliquées – ce n’est pas à vous, le passionné d’Albert Camus, que je vais rappeler le mythe de Sisyphe, cet homme qui doit pousser sans cesse et sans raison un rocher, et quelles que soient les hypothèses camusiennes qui veulent nous décrire un Sisyphe heureux malgré son sort » (1).

 

Daoud, en spécialiste de Camus, en « passionné d’Albert Camus » ? Supposons que le natif de Mesra (Mostaganem, Algérie), alter ego d’Emmanuel Macron, président en exercice de la République française, se soit prêté à un rattrapage laborieux de l’œuvre littéraire et philosophique de l’écrivain pied-noir ; mais, en a-t-il les potentialités intellectuelles, lui le buzzeur de Twitter et TikTok ?  Un « passionné de Camus », qui n’a jamais écrit de thèse au long cours de plusieurs milliers de pages ni de publications fouillées dans des revues de recherche prestigieuses, qui au moment où il alignait, en 2013-2014, « Meursault, contre-enquête », son récit imité de « L’Étranger » (1942), ne savait pas qui était Camus – sinon de la manière caricaturale propre aux demi-lettrés. Comment une imitation médiocre d’un récit de Camus, désormais entrée dans l’oubli, signe-t-elle un brevet de « camusien » ? C’est typique de l’univers de prêt-à-penser dans lequel s’abîme l’intelligentsia française, auquel n’échappe pas Emmanuel Macron. Dans cet univers du kitch, il est possible de parler de « L’Homme révolté » (1951), sans l’avoir lu, avec des formules prêtes à l’emploi tirées des souilles d’Internet. Comment Daoud Kamel ne défendrait-il pas véhémentement Camus, un écrivain qui a été sa porte d’entrée en France et qui reste sa vache à lait ? Alors, parlons-en, de ce « camusien »  « passionné » forgé par la France, sur des équivoques.

Kamel Daoud, une création des agents français du sionisme mondial

Jusqu’au printemps 2014, Kamel Daoud n’existait pas pour la France et pour ses faiseurs d’opinion. Au plus fort de l’opération « Bordure protectrice » conduite par Israël contre les Palestiniens de Ghaza, tuant des femmes et des enfants en nombre, il allait réaliser une percée dans ce pays, plus précisément dans ses élites, qui tient du surnaturel. Alors qu’il venait de placer à Arles, chez Mme Françoise Nyssen (Actes Sud), un temps ministre de la Culture de Macron, « Mersault, contre-enquête », un récit publié en 2013 à Alger, qui n’avait pas cartonné dans le pays, il s’était bruyamment exprimé dans une chronique du « Quotidien d’Oran » sur les Palestiniens qui mouraient sous le déluge de feu sioniste, les accablant de son indifférence. Une chronique au titre explicite  – « Ce pourquoi je ne suis pas ‘‘solidaire’’ de la Palestine » – rédigée dans un français de garçon de halle, au raisonnement torve, publiée dans « Le Quotidien d’Oran » du 12 juillet. Daoud y fait valoir l’ambivalence du terme « solidarité » (« Aucune douleur n’est digne, plus qu’une autre »), réfutant celle qui s’accorde au seuls Palestiniens plus qu’aux Israéliens : « Si je suis solidaire, c’est par une autre solidarité. Celle qui ne distingue pas le malheur et la douleur de la race par l’étiquette de la race » ; ou encore écartant « cette solidarité au nom de l’islam et de la haine du juif ou de l’autre ». Et, du reste, les Arabes ont fait de la solidarité envers la Palestine une affaire tellement arabe qu’elle a finit par décourager le monde entier. On peut y lire : « le drame palestinien a été ‘‘arabisé’’ et islamisé  à outrance au point où maintenant le reste de l’humanité peut se sentir débarrassée du poids de cette peine ». Daoud postule une autre « solidarité » nettement politique : « Comment peut-on se permettre la vanité de la ‘‘solidarité’’ alors qu’on n’est pas capable de jouer le jeu des démocraties : avoir des élus juifs ‘‘chez nous’’, comme il y a des élus arabes ‘‘chez eux’’, présenter des condoléances pour leurs morts alors que des Israéliens présentent des condoléances pour le jeune Palestinien brûlé vif, se dire sensible aux enfants morts alors qu’on n’est même pas sensible à l’humanité » (2) Ce passage reste le plus important pour Israël et le lobby sioniste parisien : Daoud note l’inanité des Arabes à construite une pensée politique, à intégrer la démocratie, alors que les juifs le peuvent. Différence fondamentale : le retard politique arabe se double d’une insensibilité manifeste devant la souffrance. Ce propos, qui condamne la Palestine, les Palestiniens et les Arabes, met en évidence l’humanité d’Israël au moment où son armée tue des centaines de Palestiniens, plus de femmes et d’enfants que de combattants.

Comme à son habitude, lorsqu’il veut susciter le buzz, Daoud a calculé son coup. Cette fois-ci, un coup gagnant. Convient-il de rappeler qu’en ce mois de juillet 2014, alors que se prolongeait la sanglante campagne militaire israélienne « Bordure protectrice », il complétait sa charge contre la Palestine et les Palestiniens par deux autres chroniques tout autant vénimeuses : le 13 juillet : « Palestiner, en rond » ; le 14, « L’intégrisme hideux au nom de la Palestine ».

Malgré son incohérence, le texte du 12 juillet 2014 marque les consciences françaises, principalement celles qui soutiennent le sionisme mondial par une indifférence envers les Palestiniens proclamée et une « solidarité » subtilement accordée à Israël. Indifférence, lourdement assertée, envers les Palestiniens : voilà ce qui fait tache, confortant la mise en scène savamment étudiée de l’auteur, évoquant précisément l’incipit de « L’Étranger », cette insouciance de Meursault qui allait enterrer sa mère. Cette insouciance, aussi, de Daoud, ignorant ces Palestiniens qui mouraient, ce message de dédain, cette posture désinvolte habilement projetée, traversent la mer Méditerranée et tombent comme une foudre sur Paris. Un Algérien, un Arabe, qui crache sur le deuil des Palestiniens, chez lui en Algérie, qui piétine par ses mots leurs tombes ouvertes ?

On est le 12 juillet 2014. Le premier à réagir à cette chronique oranaise a été l’écrivain Pierre Assouline, membre du jury du Goncourt et chef de file du lobby sioniste du champ littéraire germanopratin, qui s’est aussitôt mis en campagne auprès de ses confrères et consœurs du prestigieux prix littéraire pour leur recommander aussitôt dans les colonnes de « L’Obs » comme un devoir estival impérieux la lecture du récit pseudo-camusien de cet écrivain algérien qui n’avait pas encore attiré ni la presse littéraire ni les lecteurs français depuis sa diffusion lors de la petite rentrée littéraire parisienne de 2014. Assouline connaissait le texte de Daoud et il en avait retenu le côté bravache : « Faut-il être gonflé pour s’emparer de ‘‘L’Étranger’’ et le détourner. Kamel Daoud a osé et il a bien fait » (3). Il mènera, à bout de souffle, une rude bataille pour lui faire décerner le Goncourt. Vainement. Derrière lui, Bernard-Henri Lévy, de sinistre mémoire, faut-il le répéter ?, Alain Finkielkrault, futur académicien, et puis la piétaille des éditorialistes. Mmes Natacha Polony et Martine Gozlan du magazine « Marianne » n’y étaient pas les moins-disantes. Et, même ce malheureux Michel Onfray, hasardeux biographe de Camus en 2012, bientôt discrédité et délégitimé dans le champ culturel parisien, qui ajoutera sa disgracieuse partition.

Naissance d’un écrivain ? En vérité, un phénomène parisien nourri de l’entre-soi des élites qui dînent dans les gargotes dorées de la capitale française ; et, surtout, en arrière-fond, le pari du puissant lobby sioniste germanopratin de mettre sur le marché médiatique et littéraire un défenseur d’Israël plus sortable que Boualem Sansal, frappé par un délire sioniste, plus Israélien que les Israéliens. Ce qui va emporter l’engagement de Bernard-Henri Lévy, Pierre Assouline et Alain Finkielkraut, ce n’est pas la qualité du récit « Meursault, contre-enquête », dont ils savent la médiocrité. Les deux premiers, directeurs de collections chez Grasset et Gallimard, ne l’auraient jamais retenu et édité. Ils vont pourtant l’imposer à la France et au monde, parce qu’il leur était indispensable de créer un Kamel Daoud,  sorti de nulle part, doté d’une large audience plus médiatique que littéraire, investi en soutien du sionisme mondial. Qu’importent les lacunes de l’insulteur des Palestiniens, des Arabes et de l’Islam, lorsqu’il est avéré qu’il sait mordre et répondre à l’attente de ses garants. Kamel Daoud était en 2014, comme aujourd’hui en 2023, un écrivain sans œuvre littéraire crédible. Contempteur des Arabes et de l’Islam, il va vite trouver sa place dans les jeux et enjeux du champ médiatique parisien plus que dans celui de la littérature où il n’a aucune carte à jouer en raison de son inculture affligeante dans le domaine.

Camus dans l’Algérie indépendante

Mais, Camus abusivement accolé au chroniqueur oranais ? Qu’en était-il resté dans l’Algérie indépendante ? L’écrivain constantinois Malek Haddad (1927-1978) l’avait exécuté d’une seule phrase : « Le seul respect que je dois à Camus est celui que l’on doit aux morts ». On pouvait aussi croire qu’Ahmed Taleb Ibrahimi, homme de système, longtemps ministre de Boumediene, avait tout dit sur l’écrivain pied-noir pour le reléguer définitivement dans les poubelles de l’histoire (4). Que nenni ! L’université algérienne, spécialement le département de langue et littérature françaises d’Alger-Bouzaréa, en a patiemment tissé la curieuse légende, tramée dans des divagations nocturnes dans les ruines de Tipasa, autrefois célébrées dans « Noces à Tipasa» (1939), un texte minimaliste de l’écrivain pied-noir débutant, qui aurait pu figurer dans une brochure du syndicat du tourisme d’Alger. Dans cette ambiance, quasi-orgiaque où le gris de Mascara aura accompagné goulument la lecture de « L’Été » (1954), une baronne des lettres, mi-Française, mi-Algérienne, plus Française qu’Algérienne, avait sanctifié « Camus l’Algérien ». La formule, injurieuse pour l’histoire des Algériens, fera florès.

Évidemment, Kamel Daoud était éloigné de ces coteries algéroises qui soupaient à la table de M. l’ambassadeur de France, dans sa résidence des beaux quartiers d’Alger. Il terminait, à cette époque, une licence de Français à l’Université d’Oran, une orientation malheureuse pour le bachelier en mathématiques élémentaires, mal noté à l’examen final des études secondaires, qui y fera bon gré mal gré son trou. Un choix par défaut. « Étudiant minable », juge, longtemps après, un de ses professeurs. L’étudiant emprunté, aux basques trouées, a-t-il rencontré Camus dans ses études ? Probablement, puisqu’il était inscrit dans les programmes de tous les départements de Français des universités d’Algérie, mais dans ses souvenirs de cette période, Daoud semblait plus attaché à la littérature anglaise (en traduction, certes), celle de Shakespeare, davantage que de la littérature française qu’il semblait ignorer. Allez lui parler de Guilloux, Jouhandeau, Léautaud et Larbaud. Ou de Michaux. Il n’en savait rien.

Dans un écrit, aujourd’hui introuvable comme tant d’autres sur cette époque d’études au décours des années 1980-1990, Kamel Daoud s’émouvait de sa solitude oranaise, de ses nuits givrées. Il rêvait de vengeance. Il n’avait pas lu « Illusions perdues » (1837-1843) de Balzac, mais il avait, comme Lucien de Rubempré, la conviction chevillée que le journalisme allait le sauver. Avec pour tout bagage une demi-langue française, parcourue de joyeux solécismes, il fait le choix du journalisme, recruté par l’hebdomadaire oranais « Détective », qui n’était pas la copie du magazine fondé en 1928 par Gaston Gallimard et les frères Joseph et  Georges Kessel, mais plutôt la version sordide et répugnante de son continuateur des années 1960-1980, « Le Nouveau détective » où le sang et le stupre étaient portés en « une ».

Mais, s’agissant de presse, il n’y a pas de sot métier. Et le fait divers du « Détective » oranais introduisait une rare sociologie de la société algérienne entre deux sursauts politiques. D’Octobre 1988, balayant le FLN et la pensée unique, à l’irrésistible montée de l’islamisme. Sous la férule de Saïd Zahraoui, un maître de la profession, sorti des rédactions algéroises pour pimenter l’aventure intellectuelle dans le marécage oranais, Daoud fera son école, tout en pensant à brûler les étapes. Le moment propice, il rejoint sans état d’âme « Le Quotidien d’Oran », le seul journal qui peut se passer de publicité, transcrit en caractère 7, qui le fait connaître aux lecteurs algériens. Il en gravit assez vite les échelons pour être promu rédacteur en chef, titulaire d’une chronique – « Raïna raïkam », littéralement : notre avis, votre avis – plus populiste que populaire.

Le tournant de sa carrière de chroniqueur est certainement redevable à ce projet farfelu de l’écrivain Yasmina Khadra, directeur du Centre culturel algérien, à Paris, une haute fonction politique de l’État algérien, de faire tourner une « Caravane Camus » dans les grandes villes d’Algérie. C’était en 2010, à l’occasion du cinquantième anniversaire de la disparition du Prix Nobel de Littérature 1957. Dans cette opération osée de remembrement de la mémoire de l’écrivain pied-noir, Mohamed Mouleshoul, dit Yasmina Khadra, commandant de l’Armée nationale populaire (ANP) à la retraite, allait tirer d’explosives cartouches. Le gouvernement de M. Ouyahia, dont la ministre de la Culture, Mme Khalida Messaoudi-Toumi, avait cosigné avec la journaliste française Élisabeth Schemla un essai sur ses années de militantisme et de bravade déjantée (« Une Algérienne debout », Paris, Flammarion, 1995), vite récupérée par le président Abdelaziz Bouteflika, belle prise ornant de panache son règne, avait approuvé cette insolite célébration. Contre toute attente et à contre-sens dans un pays qui n’a de pieuses souvenances et prières que pour ses martyrs d’infinies guerres anticoloniales. Cette commémoration était d’autant plus choquante, qu’elle reprenait le sempiternel mot d’ordre passé depuis les libations poético-archéologiques d’universitaires algérois des ruines romaines de Tipasa  aux colonnes de plomb de la presse nationale : « Camus l’Algérien ».

Sur l’écrivain pied-noir, l’historien Michel Winock a pu ainsi concéder : « En fait, Camus n’a jamais accepté la probabilité de l’indépendance algérienne ; cette revendication lui paraît une des manifestations du ‘‘nouvel impérialisme arabe, dont l’Égypte, présumant de ses forces, prétend prendre la tête et que, pour le moment, la Russie utilise à ses fins de stratégie anticoloniale’’ » (5). Voilà sans fioritures, la pensée politique de l’écrivain français dans l’Algérie en guerre. Cette vénération inattendue de celui qui soutenait fermement que l’Algérie et les Algériens ne méritaient pas une indépendance, qui ferait de leur pays un satellite de l’Égypte, ne manquait pas d’inquiéter. Le philosophe émérite Mohamed Bouhamidi alertait assez tôt sur cette manifestation publique sous le sceau de l’État, gravement disconvenue. Un hommage indécent à celui que le critique palestino-américain Edward Saïd considérait comme un « écrivain colonial tardif ». Les contempteurs de la manifestation avaient lu les biographes de Camus, le Français Olivier Todd et l’Américain Herbert R. Lottman, ses contradicteurs Jean-Paul Sartre et Francis Jeanson et ne méconnaissaient pas les tirades courroucées de Raymond Aron sur le philosophe pied-noir de guingois dans le champ intellectuel parisien.

Des articles, parfois rageurs, sont publiés dans les journaux – pas nécessairement ceux de l’État. L’opposition à une manifestation culturelle officielle du gouvernement, toute inédite, suscitait une pétition d’intellectuels algériens de toutes sensibilités politiques. On y relevait, notamment : « La Caravane [Camus] qui sillonne aujourd’hui l’Algérie, associant nos institutions à celle de l’État français, ne lui rend pas seulement un hommage qui envahit tout l’espace médiatique algérien, de la télévision aux titres privés […]. Elle constitue aussi une réhabilitation du discours de l’Algérie française  » (6). Rien de moins qu’une légitimation d’une pensée néocoloniale. L’initiative des parlementaires français réhabilitant, en 2005, le bilan colonial français, n’était pas oubliée. Parmi les signataires de cet appel de vénérables coureurs de fond de la culture et des médias nationaux.

Depuis Oran, Kamel Daoud, entre en piste. Tout le séparait des initiateurs de  l’« Alerte aux consciences anticolonialistes » : son passé islamiste, sa défense véhémente des groupes islamistes de l’Ouest algérien. En fait, un intrus dans les cercles algérois. Or, était-il, pour les uns et pour les autres, digne de confiance après sa proclamation toute énamourée de l’algérianité de Camus en 2005, vieille lune des dames-patronnesses du département de Français de Bouzaréa en villégiature à Tipasa ? Changement de cap en 2010, lorsqu’il ne s’agit que de passer d’une trahison à l’autre en six cent signes ? Dans une inattendue chronique du « Quotidien d’Oran », il serinait sur Camus et sur « L’Étranger » une musique inaccoutumée, qui faisait tendre l’oreille dans les bars à kémia et à bière des faubourgs de la capitale : « Cette histoire devrait être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche. C’est-à-dire en commençant par le corps encore vivant, les ruelles qui l’ont mené à sa fin, le prénom de l’‘‘Arabe’’, et jusqu’à sa rencontre avec la balle. Pas le contraire. C’est immoral de raconter l’histoire d’un meurtre avec cinquante-six passages pour la balle, le doigt et l’idée qui les a animés, et ne dire qu’une seule phrase pour le mort qui doit plier bagage après sa figuration au prix de son dernier souffle devenue presque absurde alors qu’il est né dans le bon sens » (7). Évoquait-il déjà ce Moussa, personnage contrapuntique, qui rachetait l’Indigène algérien de tous les âges de l’indigne soumission à la France coloniale et à son melting pot colonial.

Ne faut-il pas y insister ? Une vraie réhabilitation de la victime d’hier. Une ferme dénonciation de l’auteur de « L’Étranger » et de son personnage emblématique Meursault. Une dénonciation algéro-algérienne sans concession, foudroyant le passé colonial. Cette chronique anticipait-elle déjà un récit à charge contre Camus, réhabilitant un Indigène de papier assassiné par un colon symptomatique sur une plage, sous les embruns mordorés d’une mer cruelle ? Mais, à l’arrivée, que gardera Daoud Kamel de cette salutaire disposition à venger l’Algérien dépossédé de son patronyme, de son identité, de sa patrie, tombé sous l’aveuglant soleil d’une lame tranchante ? Non, ses critiques algérois, éructant leur mauvaise bière dans un tripot de la place du 1er-Mai, avaient raison. En 2014, sous l’emprise d’un succès français auréolé de gloire factice, il scande sans recul historique dans un entretien avec le magazine communiste « L’Humanité Dimanche » : « Je revendique Camus comme un auteur algérien » (8).

Célébration de Meursault et de son créateur et nième mort de l’Indigène, qui perd encore une fois nom, imposture de son créateur cédant devant la France littéraire pour se placer sous les ailes protectrices de Camus. Moussa n’était qu’un piètre épouvantail pour lancer une carrière littéraire française, cristallisée dans un récit revu et corrigé par les ayants droit de l’écrivain pied-noir. En fait, pour Kamel Daoud, dire une chose et son contraire, des vérités à géométrie variable.

L’étrange fabrique d’un écrivain « camusien »

Les spécialistes de littérature devront en convenir, le récit « Meursault, contre-enquête » projette une histoire en dehors même de son roué auteur. Sofiane Hadjadj et Selma Hellal, fondateurs en 2000 des éditions Barzakh, à Alger, semble-t-il financées selon une vulgate algéroise par un agitateur islamiste traînant un sulfureux passé d’homme de sac et de corde, ont fait des études d’architecture qui les ont naturellement conduits à Paris pour d’improbables spécialisations. À leur retour à Alger, le projet d’une maison d’édition était déjà ficelé dans la proximité des services culturels de l’ambassade de France, qui en feront les correspondants de l’édition provençale française, ainsi les Éditions de l’Aube, à la Tour-d’Aigues (Vaucluse), avec laquelle ils signent de nombreuses coéditions. Résumons : l’argent islamiste supposé, le soutien de l’ambassade de France et de jeunes animateurs issus d’une bourgeoisie algéroise qui sait se tenir ? Un mélange détonant.

À propos de Camus, l’idée a-t-elle été soufflée au couple Hadjadj-Hellal ? Il informe les auteurs de la jeune maison d’édition du projet d’écriture d’un roman (ou récit) dans les marges du centième anniversaire de la naissance d’Albert Camus et les invite à y concourir. Pas nécessairement un texte hagiographique, Alger n’avait pas effacé les polémiques du cinquantième anniversaire de la disparition de l’écrivain pied-noir.

Le projet de Daoud, en partie exposé dans sa chronique sus-citée du « Quotidien d’Oran », le 2 mars 2010, triomphe. Les éditeurs conviennent avec lui d’un contrat, précisant les délais de remise du manuscrit ; ils lui proposent, également, de prendre un congé sans solde en assurant ses mensualités du « Quotidien d’Oran ». Au vrai, un récit de commande, ce qui n’est jamais très honorable pour un écrivain, même un apprenti-écrivain. Lorsque le manuscrit est achevé, il est soumis aux mêmes auteurs qui ont concouru pour une lecture critique et des suggestions. Dans ce tour de table, un écrivain, ancien haut responsable d’une institution culturelle nationale de premier plan, n’avait pas trouvé défendable la seconde partie du texte. Retravaillé par les éditeurs et Kamel Daoud, le récit est prêt pour être présenté au Salon international du livre d’Alger (SILA), à l’automne 2013. Il n’aura pas convaincu dans une manifestation, la plus importante du continent africain, drainant habituellement de centaines milliers de visiteurs, qui aura connu d’éclatants et probants succès littéraires. Un « passionné » de Camus, dira présomptueusement Emmanuel Macron, aveuglé par une sympathie débordante et imbécile pour le buzzeur. Daoud n’a découvert Camus que dans le tumultueux brouhaha de l’Affaire de la « Caravane Camus » de Yasmina Khadra et dans un bon de commande en bonne et due forme des éditions Barzakh. Reprenons : un « passionné » ? Un tripatouilleur de vérités et un opportuniste, certainement.

À Arles, l’arrivée du manuscrit « Mersault, contre-enquête » chez l’éditeur Actes Sud n’a pas suscité de franche ferveur. Le récit, surprenante célébration algérienne du centenaire de la naissance d’Albert Camus, n’a pas convaincu dans sa mouture publiée à Alger. Mme Françoise Nyssen a estimé plus que nécessaire de le faire lire par les héritiers de l’écrivain pied-noir, qui ont biffé plusieurs passages du texte, réécrits par l’éditeur. Daoud ne peut s’en cacher : « Dans l’édition originale, il y avait des phrases entretenant une confusion entre Albert Camus et Meursault. J’ai dû les supprimer dans l’édition française à la demande des ayants droit de Camus, car Meursault est leur propriété » (9). Le texte originel a été quasiment raboté et la critique de Camus qui y était postulée est devenue un hommage. En 2014, un hommage algérien au Prix Nobel de Littérature français imprévu, au moment où étaient décrochés à Paris les lampions d’une maigre célébration française, qui n’a pas charrié les grandes foules.

Résumons donc le parcours de ce « Meursault, contre-enquête », œuvre  prétendument camusienne, pensée et écrite à plusieurs mains : 1°) l’appel à concours d’œuvre par les éditions Barzakh ; 2°) la sélection de l’auteur et la commande contractuelle ; 3°) le tour de table critique des auteurs de la maison d’édition ; 4°) les modifications apportées au texte algérois par Françoise Nyssen et les éditions Actes Sud. Que reste-t-il concrètement de Kamel Daoud dans ce texte mille fois raturé et dénaturé ?

Kamel Daoud a mis sa chronique du « Quotidien d’Oran » au service de l’écrivain, dès la sortie de son récit en France. Il était pour beaucoup de lecteurs algériens celui qui tirait sur la chaise roulante du président Bouteflika, paralysé et confiné dans ses appartements médicalisés après un accident cérébral, mais témoignant d’entrain et d’« alacrité » selon son visiteur François Hollande, président de la République française. Ironisait-il à peu de frais dans le « Quotidien d’Oran », en 2014, année d’élection présidentielle et d’une nouvelle victoire de Bouteflika avantageusement remplacé dans sa campagne électorale par son portrait géant en carton-pâte, sur un pouvoir ankylosé ? Ses tirades quotidiennes, à l’écriture souvent approximative, ses caricatures à deux sous, ne desservaient pas le pouvoir ; l’exercice de dénigrement, tant de fois remis à l’ouvrage, n’accrochait pas.

Puis, au Proche Orient, l’armée israélienne a sorti son armement lourd et sa « Bordure protectrice » pour tuer, encore et encore, des Palestiniens. Un seul mot a suffi au triomphe de Kamel Daoud : ce refus de « solidarité » avec la Palestine et les Palestiniens : une solidarité, accompagnée de guillemets, qui ne devrait pas empiéter sur celle que mérite Israël, nation démocratique et humanitaire, qui sait présenter ses condoléances aux familles éprouvées dont il  brule les enfants. La suite est connue… Assouline, Lévy et le lobby sioniste parisien se sont vite emballés pour un triomphe médiatique et un succès de librairie sans précédent.

Cette année 2014 aura été celle de tous les commencements pour le chroniqueur oranais, signant un récit médiocre et une chronique particulièrement audacieuse. Un adoubement par le champ littéraire germanopratin et un emploi dans un magazine parisien de droite, « Le Point », où feuilletonise son mentor Bernard-Henri Lévy. Et, en sus, dans ce magazine, une effigie dans laquelle il est grimé en Camus et revêtu de ses oripeaux défraîchis, le col relevé à la manière de l’acteur de cinéma américain Humphrey Bogart dont l’écrivain pied-noir reprenait le dress-code hollywoodien, le col du trench-coat relevé. Le mythe d’un Daoud camusien prenait son envol. Et, il faudrait être un irrécupérable crétin pour y prêter foi. Aujourd’hui encore, neuf ans après les faits, Kamel Daoud, le col d’un imper toujours levé, n’a qu’une connaissance médiocre et anecdotique du parcours de l’écrivain pied-noir d’Algérie.

Ce que la France peut…

Le verbe corrompu de l’écrivain-chroniqueur fut-il lissé dans les colonnes du « Point » ? En toutes circonstances,  il porte une plume de harki, pittoresque et coruscante, au service de la France et de l’Occident, particulièrement lors des événements du Nouvel an 2016 à Cologne (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), en Allemagne. Ne s’érige-t-il pas, en la circonstance, en défenseur du gynécée occidental, vouant aux gémonies les Arabes de la génération qui ont leur sexe à la place du cerveau ? Pris à partie dans une tribune, publiée dans « Le Monde » par des universitaires de France et du Maghreb, en raison de son discours essentialiste sur les Arabes, accusés sans preuves établies de viols d’Allemandes, Kamel Daoud renouvelle ses soutiens, dans les milieux médiatiques et politiques français, ainsi Manuel Valls, Premier ministre de François Hollande, parmi tant d’autres thuriféraires, mais singulièrement l’extrême droite qui se félicite de cette violente mise en cause d’Arabes par un Arabe de service… Daoud fait feu de tout bois pour porter au plus haut sa présence en France. Le « sexe arabe » lui permettait de monter une marche.

Alors que les universitaires et les médias algériens, éblouis par cet art du petit chroniqueur oranais à forcer les murailles inexpugnables de la consécration française, un publiciste se lève pour en dire la vérité amère. Physicien, didacticien des sciences, commentateur avisé de l’actualité politique et culturelle du vaste monde dont il est un témoin consciencieux, le professeur Ahmed Bensaada publie « Kamel Daoud. Cologne, contre-enquête » (10), qui reste dans la bibliographie littéraire francophone le seul ouvrage démythifiant le personnage controversé, crée par le lobby sioniste en France. Daoud, n’est-il pas le fils adultérin de Bernard-Henri Lévy, mercenaire aux mains rougis du sang des Libyens, agent sous la casaque française du sionisme mondial, soldat fou de l’Occident, fauteur de conflits mondiaux ?

Qu’Emmanuel Macron, à l’époque, secrétaire-général adjoint de l’Élysée, puis ministre intrigant et tortueux de François Hollande, rejoigne la farandole des zélateurs de l’écrivain-chroniqueur, était attendu. Avec sa campagne Brigitte Trogneux, son ancien professeur de français au lycée d’Amiens, ils sont à l’écoute des bruits du Paris artistique et littéraire branché. Il ne sera pas le dernier à apporter sa caution au trublion oranais, fomenteur de buzz. Qu’il s’en rapproche davantage après son élection à la présidence de la République française n’est qu’un truisme. Encore Algérien en 2017, Kamel Daoud s’engage pleinement aux côtés du candidat Macron et ne tarde pas à en récolter les gratifications. Ce compagnonnage, qui se forge sous les yeux des chroniqueurs parisiens, est il lisible ? Tient-il seulement de la littérature ? Même s’il a échoué lamentablement à deux reprises au concours d’entrée de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, même s’il n’a pas caché une ambition de romancier rentré, Emmanuel Macron, qui a été quelque temps le secrétaire du philosophe Paul Ricœur, connaît parfaitement en lecteur subtil la littérature de son pays et, surtout, ses grands textes. Alors qu’il n’a jamais évoqué dans ses nombreux entretiens les auteurs français qui ont fait du XIXe au XXe siècle, la littérature française, qui l’ont arrimée à la grande humanité des lettres mondiales, ignorant de sublimes faiseurs contemporains comme J.M.G. Le Clézio (2008), Patrick Modiano (2014), Annie Ernaux (2022), qui valent mieux que le prix Nobel, Emmanuel Macron semble méconnaître Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Édouard Glissant, Kateb Yacine et le plus grand écrivain de langue française vivant dans le monde, l’Algérien Rachid Boudjedra, citant spontanément dans ses entretiens avec les médias, au moins une dizaine de fois, Kamel Daoud, qui est un écrivain sans œuvre déterminante. J’ai dans de nombreuses analyses étayées montré que « Meursault, contre-enquête » relève plus de l’exercice scolaire que du grand œuvre de création littéraire. Après ce bref récit, Daoud a publié, en 2017, « Zabor ou les Psaumes », qui a été un retentissant échec littéraire et commercial. Or, en France et ailleurs, la tradition critique retient depuis Sainte-Beuve le second ouvrage d’un auteur comme l’étalon de sa confirmation.

Il faut bien admettre que ce qui lie Macron et Daoud est une amitié exclusive d’hommes, sous le prétexte fallacieux de l’Art, de la Littérature, toute nourrie de séduction. Le summum de cette complicité a été atteint en 2020 lorsque le président Macron a entrepris de faire entrer dans la France, dans la citoyenneté française, l’écrivain-chroniqueur oranais. Il chargera sa conseillère à la francophonie, la romancière franco-marocaine Leïla Slimani de ce dossier auquel Édouard Philippe, Premier ministre, et Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, donneront la touche finale. Le Journal officiel de la République française du 28 janvier 2020 publie la naturalisation française du gamin haillonneux de Mesra (11), qui fouillait les bennes à ordures des quartiers bourgeois de Mostaganem pour y découvrir et lire, sauvées du déluge, des pages sans nom d’auteur et sans titre de Corneille, Racine et La Rochefoucauld, le presque-frère du président de la République en exercice. Un conte de fée ou, plutôt, cette habilité de la France à forger et à accréditer des légendes. Ce n’est pas la première fois qu’elle élève sur les fonts baptismaux des enfants de la balle nationaux et étrangers. Ce que peut la France, en effet.

Notes

  1. Kamel Daoud, « Emmanuel Macron : ‘‘Je ne demande pas pardon à l’Algérie et j’explique pourquoi’’ », « Le Point » (Paris), 12 janvier 2023.
  2. Kamel Daoud, « Ce pourquoi je ne suis pas ‘‘solidaire’’ de la Palestine », « Le Quotidien d’Oran », 12 juillet 2014.
  3. Pierre Assouline, « Meursault, contre-enquête », blog « La République des Lettres », 6 juillet 2014.
  4. Ahmed Taleb-Ibrahimi, « De la décolonisation à la révolution culturelle (1962-1972) », Alger, SNED, 1981.
  5. Michel Winock, « Le Siècle des intellectuels », Paris, Points, 1999, p. 668.
  6. « Face aux menées du lobby néocolonial autour de Camus : Alerte aux consciences anticolonialistes», vendredi, 26 Mars 2010.
  7. Kamel Daoud, « Le Contre-Mersault ou l’‘‘Arabe’’ tué deux fois », « Le Quotidien d’Oran », 2 mars 2010.
  8. « L’Humanité Dimanche » [Paris], 31 octobre 2014.
  9. Pierre Assouline, « Kamel Daoud : ‘‘Ni m’exiler ni me prosterner’’ », « Le Magazine littéraire » [Paris], mars 2015. Pourtant, Daoud se prosterne : il est extrêmement rare dans l’histoire de la littérature qu’un auteur accepte de soumettre son texte à l’appréciation quasi-juridictionnelle d’héritiers et que l’intégrité morale de son œuvre ne soit pas préservée. C’était le prix à payer par Daoud pour être publié en France par Actes Sud.
  10. Ahmed Bensaada, « Kamel Daoud : Cologne, contre-enquête », Boumerdès, Les Éditions Frantz Fanon, 2016. Préface de Jacques-Marie Bourget.
  11. Abdellali Merdaci, “Naturalisation française de Kamel Daoud : la vérité », « Algérie 54 », 23 juin 2020. Lire aussi : « Kamel Daoud, écrivain français. Les combats irrésolus d’un espace littéraire algérien dominé », « Algérie 54 », 7 juin 2020.

 

POST-SCRIPTUM

Deux mots sur le « refus du pardon » de Macron aux Algériens.

L’instrumentalisation de l’Algérie à des fins politiques par le président français est crapuleuse. Ce n’est pas la première fois qu’il y recourt. Il l’a fait au mois de septembre 2021, suscitant une longue brouille politico-diplomatique avec Alger. Il le fait, le 12 janvier 2023, dans un entretien avec Daoud alors que l’exigence du pardon de la France ne s’affiche pas ces dernières années dans les discours politiques et associatifs algériens. Je trouve choquant que Macron mette en parallèle dans cet entretien le martyre des Algériens et la postérité malheureuse des harkis, supplétifs de l’armée coloniale française. Emmanuel fait valoir la légitimité des excuses présentées par l’État français, dont il est le haut représentant, aux harkis et à leurs descendants, trahis et malmenés par la France au moment de leur repli après les Accords d’Évian. Ce pardon, estime-t-il, l’Algérie et les millions de victimes de la colonisation française ne le méritent pas. Il ne le demandera pas. À la veille de la discussion et du vote de sa réforme décriée des retraites par une Assemblée nationale où ses députés ne sont plus majoritaires, Macron ressort l’épouvantail algérien, sorte de couteau-suisse de la petite politique franco-française. C’est à la fois  troublant et déloyal au moment où il s’apprête à recevoir en visite officielle le président Abdelmadjid Tebboune.

 

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