Par Mohamed Belhoucine
Thorstein Veblen (1857-1929)
Dans ces deux siècles et demi d’évolution de la pensée économique, un auteur auquel l’école de Karl Polanyi consacrent de longs et passionnants articles et publications est Thorstein Veblen, joue au tournant du XXe siècle un rôle central. Il est le plus important représentant de l’école américaine d’économie politique (ou encore institutionnaliste), frottée à l’école historique allemande (il faut savoir que les économistes américains à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle faisaient leur formation en Allemagne première puissance industrielle mondiale écrasante pour la période 1890-1914 voir les statistiques de Paul Bairoch, ‘’victoires et déboires’’ T.2, Folio, édit. Paris). En Europe, Veblen n’est à peu près connu que comme un sociologue, ou apparenté, auteur de la fameuse « Théorie de la classe de loisir » (si influente dans l’œuvre de Bourdieu). Mais, en réalité, il est avant tout un économiste, qui dénonce avec acharnement toutes les rentes, prévarications, ententes illicites, monopoles ou manœuvres frauduleuses qui entravent le développement de l’industrie et donc la satisfaction des besoins du plus grand nombre. Le propos dérangeait et vaudra à Veblen d’être exclu du royaume de la nouvelle science économique et relégué, « au sous-sol des sciences sociales, dans la sociologie».
Veblen a décortiqué le concept nodal de rente dans l’analyse socio-économique du capitalisme financier et fiscal.
Les idées de Veblen menaçaient les intérêts acquis. L’économie politique classique avait utilisée la théorie de la valeur travail pour isoler les éléments de prix qui n’avaient pas de contrepartie dans les coûts de production nécessaires. La rente économique – l’excédent du prix sur ce coût réel— est un revenu non gagné et immérité. Elle représente des frais en plus pour l’accès à la terre, aux minéraux ou à d’autres ressources naturelles, au crédit bancaire ou à d’autres besoins non fondamentaux.
Veblen au moment où il avait commencé à publier dans les années 1890, l’économie classique universitaire aux Etats-Unis était en pleine contre-révolution parrainée par les grands propriétaires terriens, les banquiers, les spéculateurs khazars originaires d’Europe centrale surreprésentés dans la finance américaine et les monopoleurs qui niaient l’existence d’un revenu non gagné (voir les travaux récents de Hudson 2011 sur le sillage de Veblen et de Patten, 1891). Contrairement à l’argument de Veblen selon lequel l’économie est focalisée sur l’organisation de plan de prédation, cette approche a abouti à la défense de l’école monétariste de Chicago de Milton Friedman en faveur des rentiers : « il n’y a pas de repas gratuit». Ce déni brutal a rejeté les 3 siècles précédents de théorie classique de la valeur et des prix, ainsi que ses conclusions politiques en faveur de l’imposition de la terre et des autres richesses naturelles, et de la réforme financière. La représentation des rentiers, sous les traits de prédateurs improductifs assoiffés de richesses, est tombée dans l’oubli. Le courant dominant néoclassique considère tous les revenus comme « gagnés », y compris ceux des rentiers.
A cet égard, dans les Comptes nationaux du Revenu et des Produits des pays (y compris le notre), les bénéficiaires de loyers et intérêts bancaires sont considérés comme des prestataires de services, offrant une contribution économique égale à ce que les rentiers reçoivent comme « gains ». Dans ces comptes nationaux il n’existe aucune catégorie pour les revenus non gagnés ou les gains spéculatifs sur les prix des actifs. Veblen a constaté que le principal actif de l’économie est l’immobilier en tant qu’arène populaire par excellence pour ceux qui recherchent des gains spéculatifs (domaine à grand engouement rentier spéculatif actuellement en Algérie).
La plupart des prêts bancaires sont destinés à des prêts hypothécaires visant à gonfler le prix des terrains et des appartements. Le banquier est dans la nécessité — « nécessité intérieure »–, comme disent les hégéliens—d’obtenir tout ce qu’il peut et de se prémunir contre tout risque, au détriment de quiconque, par des frais et des stipulations suspensives qui lui assureront un gain net dans tous les cas.
La portée analytique des travaux de Veblen englobait les institutions sociales, les systèmes juridiques et fiscaux, les priorités en matière d’éducation et de politiques publiques, avec en tête les subventions et les tarifs. Il en résulta une vision plus complexe et aussi plus empirique que celle qui caractérisait l’école individualiste, abstraite et même simpliste de l’utilité marginale qui a remplacé l’économie politique classique à partir des années 1870.
Patten et Veblen ont anticipé la vision par Schumpeter de la rente comme un superprofit créé par les rendements croissants résultant des progrès de la science et de la technologie. La réduction des coûts a permis aux innovateurs de gagner ce qu’Alfred Marshall a appelé des quasi-rentes des récompenses par l’innovation par opposition aux revenus dégagés par les rentiers inactifs.
Cette ligne d’analyse a incité Veblen à décrire les rendements croissants comme conduisant aux monopoles organisés par Wall Street. C’est dans cette arène financière que le progrès a été capté par une rente de monopole utilisée pour la spéculation financière. La génération de Marshall considérait la production et la consommation courantes comme l’économie « réelle ». Malgré le rôle transformateur que la finance a joué, les économistes traditionnels qui ont suivi traitent les marchés comme si la majeure partie de la monnaie était utilisée pour payer des biens et services, et non pour des biens immobiliers, des obligations, des actions ou d’autres actifs. L’argent et les prix n’apparaissent chez eux que comme un voile, comme des « compteurs» qui mesurent l’activité économique. Les changements de prix sont considérés simplement comme un remplacement des kilogrammes par des livres.
La consommation et la production constituent l’économie « réelle », tandis que la monnaie et les prix – et la dette- ne sont qu’un moyen de faire circuler les biens st les services, et non pas une charge de la dette. L’endettement est une question de choix – consommer dans le présent plutôt que plus tard, ou investir pour faire un profit, et non de dettes improductives fondées sur des frais économiques de rente.
Pourtant, la monnaie et le crédit sont des dettes, et les dettes déterminent qui reçoit quoi, et comment les revenus sont distribués ou siphonnés. En excluant cette ligne d’analyse, l’approche traditionnelle détourne l’attention de la spéculation financière et des frais généraux de la dette sur lesquels Veblen s’est concentré.
La campagne médiatique du journaliste-économiste Henry George (1839-1897), un ami de Veblen, s’inspirant des travaux de ce dernier, s’est opposée catégoriquement à l’extension du concept de rente économique au secteur bancaire. Néanmoins, sa campagne a fait craindre aux propriétaires, banquiers et autres rentiers que le concept de rente ne soit utilisé pour limiter leurs gains.
Les disciples de Veblen, George et Patten ont mis l’accent sur la spéculation financière pour les terres agricoles, et on reconnu que la rente foncière était capitalisée sous forme d’hypothèques et payée aux banquiers. Le refus de la distinction classique entre valeur et prix a été mené par la tradition « pragmatique » de l’analyse européenne de l’offre et de la demande. C’est de cette tradition que sont nés les écoles de commerce et les business schools qui enseignent comment faire l’argent en créant des péages financiers sans augmenter les pouvoirs productifs de la société. Veblen a découvert que les intérêts rentiers étaient derrière l’étroitesse d’esprit qui ignore le caractère prédateur de la rente et des intérêts. Ce biais pro rentier approuve les pratiques qui saignent à blanc le noyau économique productif au profit d’une classe néo-rentière.
Mohamed Belhoucine
Docteur en physique et DEA en économie et sciences du management
Lire: Pour un retour à l’économie réelle et antiparasitaire ( 2e Partie )