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Territoires sahraouis occupés: Gdeim Izik : Le droit à la colère

 La colère qui a permis de poser les termes du conflit 

Par le détenu politique sahraoui  Naâma Asfari à partir de la prison marocaine de Kénitra

Dans le célèbre passage de « La phénoménologie de l’esprit » qui est la dialectique de la  maitrise et de la servitude, Hegel décrit le conflit entre deux individus menant à  l’asservissement du plus faible.

L’épouse du détenupolitique sahraoui, Naâma Asfari, Claude Mangin

Je perçois d’abord l’autre comme une menace pour mon  identité. S’engage alors une lutte à mort pour la reconnaissance à la suite de laquelle, le  dominé reconnaît la supériorité du dominant. Mais cette relation n’est pas figée.  Le dominant a en effet besoin du dominé pour être reconnu en tant que maître. En ce  sens, il n’est pas autonome. Le dominé accède quant à lui à la reconnaissance de lui même à travers son travail qui lui permet de façonner son identité, niée d’abord par le  dominant. Aujourd’hui, on peut déchiffrer la lutte du peuple sahraoui dans les Territoires  occupés à cette lumière. On peut lire au prisme de cette dialectique du dominant/dominé  le mouvement de la résistance sahraouie, et faire la lumière sur l’évènement Gdeim Izik en  2010, moment historique dans le combat pacifique du peuple sahraoui. Pourquoi Gdeim  Izik exprime-t-il une colère du peuple? La colère, ce grand refoulé des trois dernières  décennies « ni guerre, ni paix » revient au premier plan aujourd’hui avec ce qui se passe à  Guerguerat depuis le 20 octobre 2020, une manifestation pacifique organisée par des  civils venus des Campements de réfugiés sahraouis de Tindouf et des Territoires libérés  pour célébrer Gdeim Izik et contester la présence négative de la MINURSO-Mission des  Nations Unies pour l’Organisation du Référendum d’autodétermination pour le Sahara  Occidental .  Pour comprendre tout ça, rien de tel que de lire « Colère et temps », un essai du  philosophe allemand Peter Sloterdijk, paru en 2006, qui se lit comme une prophétie,  désormais un classique de la philosophie politique. Selon Sloterdijk, la colère est le  moteur principal de l’histoire. « Elle est la chose du monde la mieux partagée », l’auteur  fait du thymos, concept inventé par Platon pour désigner une partie de l’âme liée à la fois  aux émotions et à la fonction sociale de l’individu, le coeur des actions de la vie politique.  Comment puiser dans la colère passive pour créer de la colère active, constructrice?  C’est le ressort complexe que tentent tant bien que mal d’actionner mouvements et partis  politiques, comme l’explique Peter Sloterdijk.

Le héros mythologique Achille est la première incarnation de cette colère bouillonnante,  imprévisible, donc dangereuse. C’est pourquoi la question de son orientation est cruciale.  Comme il existe des banques où l’on dépose son argent, il en existe où l’on dépose sa  colère en attendant de la faire fructifier : c’est ainsi que l’ère moderne s’empare d’une  émotion millénaire, selon la lecture originale qu’en fait Sloterdijk. A quoi ressemble cette  banque émotionnelle dans le cas sahraoui? A l’occupation? Au statu quo imposé depuis  1991 par l’ONU, avec l’espoir de l’organisation du référendum d’autodétermination, le  moyen de concrétiser la revendication légitime du peuple, fruit de la lutte pour la liberté et  l’indépendance? L’ONU ne promet-elle pas aux Sahraouis d’appliquer son agenda pour le  référendum et de défendre l’intérêt et le droit du peuple sahraoui à l’autodétermnation?  L’ONU est même une sorte de « banque de la colère » en ce qu’elle prétend défendre les  intérêts du peuple dans le monde entier. Cette lecture que Sloterdijk nomme  « thymotique », c’est à dire centrée sur les émotions, était très éclairante pour moi, elle  m’a permis de faire de l’ONU essentiellement «une banque de colère » dans laquelle les  Sahraouis ont déposé leur revendication capitale dans l’espoir de la voir fructifier.  Aujourd’hui discréditée, l’ONU joue à peine son rôle de canal. Les évènements depuis  « Gdeim Izik » en octobre 2010 jusqu’à la manifestation « Guerguerat » en octobre 2020

  Geim Izik : « Le droit à la colère » 1

 

peuvent être lus comme un symptôme de défaut d’orientation de l’ONU. On peut donc  considérer l’ONU comme un kleptomane volant à la victime, méritant son droit, pour le  donner à son agresseur. Les Sahraouis s’inquiètent de l’esprit, qui règne à l’ONU depuis  20 ans qui incite à considérer la question sahraouie comme un « règlement d’un  différend » et non pas un conflit d’occupation et d’autodétermination. Jusqu’en 1991, la  question était posée en d’autres termes. Aujourd’hui, on parle d’un « règlement de  différend » comme s’il n’y a plus d’occupation, ni de plan onusien de référendum  d’autodétermination. Seul le peuple sahraoui est le grand perdant dans telle situation. En  mettant à égalité l’agresseur et l’agressé, l’ONU créée une situation hautement  inflammable. Car appliquer le plan onusien, commencé en 1991, c’est recevoir un statut  plein et entier qui n’arrête pas l’occupation, ni l’exploitation de la richesse mais peut  donner sens à la présence de l’ONU. Etre perdant, c’est une humiliation. Quelle est la  réaction la plus spontanée lorsqu’on perd? La colère !

«Tous les perdants ne se laissent pas tranquilliser par l’indication du fait que leur statut  correspond à leur classement dans une compétition. Beaucoup répliqueront qu’ils n’ont  jamais eu la moindre chance de participer au jeu et de se placer ensuite. Leur rancoeur ne  se trouve pas seulement contre les vainqueurs, mais aussi contre les règles du jeu, que le  perdant qui perd trop souvent remet en cause de manière violente est une option qui fait  apparaître le cas critique de la politique après la fin de l’espoir». Ainsi achève Sloterdijk  son raisonnement sur la colère des perdants.

Pour les Sahraouis, Gdeim Izik est la plus belle, saine, juste colère puisqu’il a révélé les  failles de l’ordre onusien. Le premier vers de l’Iliade est : « Muse, chante-moi la colère  d’Achille ». La colère d’Achille est au départ l’incarnation du droit. Ce rapport à la justice  explique, par exemple chez Aristote, une conception de la « saine colère » qui ne soit pas  tout à fait étrangère à la vertu de juste mesure. Mais la colère qui vise un rétablissement  du droit peut outrepasser le droit. Avec la colère, il n’y a pas de résolution, juste des  arrangements, des suspensions provisoires. La sublime scène finale de l’Iliade entre  Achille et Priam n’est pas une réconciliation. IIs se regardent « en silence, dans la lumière  de la lune », Achille dit à Priam : « ne t’attarde pas » car le soleil va se lever, la guerre va  reprendre. Le rétablissement de l’ordre se fait dans le face à face, la reconnaissance  mutuelle. Celui qui vit sous l’occupation, sait ce que c’est que ressentir la pulsion du non.  On peut critiquer les colères stériles de la belle âme ou les tentations nihilistes. Et  pourtant, la colère, la contestation, l’indignation, la révolte, le refus, le « non », toutes ces  formes plus ou moins passionnelles de la négativité, sont aussi une manière de ne pas  accepter le monde tel qu’il est, de le vouloir autrement. Je ne fais pas l’apologie du  « non », encore moins de la colère, mais je voudrais réhabiliter l’importance politique et  existentielle de la croyance au possible.

« Nous sommes une liberté qui choisit, mais nous ne choisissons pas d’être libres : nous  sommes condamnés à la liberté ». C’est autour de ce paradoxe que s’articule le maître ouvrage du père de l’existentialisme Jean Paul Sartre. Le charme paradoxal de la liberté,  thèse d’« Etre et néant » reflète aujourdhui notre situation, nous les Sahraouis ».

  Geim Izik : « Le droit à la colère » 2

 

Condamné à 30 ans de prison en 2013 dans l’affaire de Gdeim Izik par le tribunal des Forces  Armées Royales de Rabat et en Appel en 2017 devant le tribunal civil de Rabat-Salé. Un recours  devant la Cour de Cassation a été déposé en 2017 pour lui et ses 18 compagnons dits du  « groupe de Gdeim Izik ». Le Maroc a été condamné en 2016 pour fait de tortures sur Naâma par  le CAT-Comité contre la Torture de l’ONU à Genève.

La détention arbitraire des prisonniers de Gdeim Izik a été traitée entre autres dans une  communication publiée par les procédures spéciales des Nations Unies le 20 juillet 2017 (AL 3  mars 2017), signée par le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire, le  Rapporteur spécial sur la liberté d’expression, le Rapporteur spécial sur les défenseurs des droits  de l’homme, le Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats et le Rapporteur  spécial sur la torture, soulignant que le groupe de défenseurs des droits de l’homme sahraouis  avait été arrêté et détenu en raison de leur liberté d’expression et de leur liberté de réunion dans  le camp de Gdeim Izik.https://www.wsrw.org/a111x4806 .

Naâma Asfari  

Militant sahraoui pour l’autodétermination  

Défenseur des droits humains.  

Co-président du CORELSO-COmité pour le Respect des Droits humains et des Libertés  au Sahara occidental. 

Arrêté le 7 novembre 2010 à El Aaiun, capitale du Sahara occidental occupé par le Maroc  depuis 1975, la veille du démantélement par la force du Campement de Gdeim Izik le 8  novembre 2010. 

Prisonnier politique à Kénitra Maroc. 

 

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