Par Mohamed Belhoucine*
« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appellerons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel ».
Karl Marx & Friedrich Engels, l’idéologie allemande (1845).
Un Etat ne peut prospérer quand il est privé de ses deux principales manettes stratégiques que sont le contrôle de la croissance et des investissements.
La vague de privatisation menée par les mondialistes a été une forme d’appropriation, de spoliation et de dépossession des biens industriels et agricoles communs.
En parallèle de ce mouvement de dépossession à l’échelle universelle, d’immenses quantités de richesses se sont concentrées à l’autre bout de l’échelle ou 0,1% de la population mondiale se partage 85% des richesses mondiales (chiffres communiqués par Oxfam).
Le pouvoir de classe ou l’impérialisme par le biais de la dépossession se consolident de plus en plus. Nous parlerons d’accumulation initiale ou primitive quand le capitalisme est confronté à la crise de la valeur ou mieux quand il ne génère plus de valeur, ce qui se manifeste par une croissance zéro ou négative.
Quant à « l’accumulation par dépossession », elle remonte en partie aux années 1950 et 1960 (colonialisme, impérialisme, pillage) jusqu’à nos jours, en Afrique, en Asie et Amérique du Sud. Trump agissant en pur flibustier, veut renouer avec l’accumulation par dépossession par le pillage du Lithium, les terres rares Ukrainiennes, l’accaparement de pays et de territoires en entier et le partage des richesses de la banquise (pourtant un patrimoine mondial commun) avec la Russie. Il faut noter (voir les travaux de Samir Amin) l’accumulation par dépossession avait plus ou moins épargné les régions centrales (occidentales) du capitalisme (due au partage inégal de la productivité, 94% pour le centre contre 6% pour la périphérie).
Il ne faut donc pas croire qu’elle relève de la préhistoire du capitalisme. Non seulement elle se poursuit, mais, au cours des dernières décennies, elle est devenue une composante significative de la consolidation d’un pouvoir de classe dans le capitalisme mondial.
Elle est omniprésente, et prend les formes les plus diverses – suppression de l’accès aux terres et aux moyens de subsistance, biopirateries (eau, espèces végétales etc…), disparition des droits (à la retraite, à l’éducation, à la santé notamment).
Chico Mendes, leader des récolteurs de caoutchouc en Amazonie, a été assassiné pour avoir tenté de défendre un mode de vie contre les gros éleveurs de bétail, les producteurs de soja et les compagnies d’exploitation forestière qui voulaient capitaliser sur la terre (rapporte Michel Collon). En Inde, les paysans de Nandigram ont été massacrés pour avoir résisté à la confiscation de leurs terres par les capitalistes.
Dans le monde entier ,les paysans se battent pour conserver leur droit à l’autonomie et à l’autodétermination sur des terres riches en ressources naturelles (le mouvement des sans terre au Brésil, les Zapatistes au Mexique, les Palestiniens de Gaza, les populations de la République Démocratique du Congo etc..), que le capital du sionisme mondial convoite ou qu’il a déjà confisquées.
Mais il ne faut pas oublier comment, aux Etats-Unis, les fonds de placement privés se sont emparés des entreprises publiques, comment ils les ont dépouillés de leurs ressources, comment ils ont licencié autant que possible, puis empoché d’énormes profits en revendant sur le marché les entreprises restructurées (ce pourquoi leurs dirigeants reçoivent des bonus astronomiques).
Il existe d’innombrables exemples de lutte contre toutes ces formes d’accumulation par dépossession : la lutte contre le biopiratage et le brevetage du vivant (l’appropriation des ressources biologiques : l’argile de Kaolin, le neem, le quinoa, le curcuma etc…) , contre les promoteurs capitalistes, contre la gentrification des villes et la production de sans-abris dans les capitales du monde industrialisé et celles du tiers-monde, contre les prédateurs du crédit (des dettes frauduleuses : on prête de l’argent à ceux qui n’ont pas de capacité de remboursement) qui cherchent à exproprier des familles d’agriculteurs au profit de l’agrobusiness…on pourrait continuer sans fin.
En surface, bien des formes contemporaines de l’accumulation par dépossession n’ont pas de lien direct avec l’exploitation du travail vivant destinée à produire de la plus-value que décrit Marx dans le Capital.
Il existe cependant des points communs et des rapports de complémentarité entre ces deux dynamiques.
Rosa Luxemburg a tout à fait raison de dire qu’elles entretiennent un « lien organique ». Après tout, l’extraction de plus-value est une forme d’accumulation par dépossession, puisqu’elle n’est rien d’autre que l’aliénation de la capacité du travailleur à produire de la valeur dans le procès de travail. En outre, pour que cette forme d’accumulation se développe, il faut mobiliser une armée de réserve, latente de travailleurs et offrir au développement capitaliste de nouveaux terrains et de nouvelles ressources.
Dans le cas de la Chine et de l’Inde, par exemple, la création de « zones économiques spéciales » et l’expropriation des paysans ont été le préalable nécessaire à la poursuite du développement capitaliste, de la même façon que l’expulsion des habitants de bidonvilles est nécessaire à l’expansion de la promotion immobilière.
L’expropriation pour cause d’utilité publique a eu tendance à se développer ces dernières années. En 1990, les promoteurs et les entrepreneurs du bâtiment à Séoul (Corée du Sud) avaient désespérément besoin de nouveaux terrains. Aussi ont-ils décidé d’expulser des populations migrantes qui s’étaient installées au cours des années 1950. Pour ce faire, les entreprises de construction ont embauché des bandes de malfrats qui ont détruit à coups de masse les maisons et les biens des habitants de ces quartiers. Des quartiers entiers ont alors été dévastés, malgré ici ou là des poches de forte résistance populaire.
La reproduction élargie constitue, selon Marx, le mécanisme d’accumulation et de production de la plus-value. Rosa Luxemburg soutient dans son ouvrage fondamental cité ci-dessus, que l’accumulation par dépossession, qui redistribue directement les ressources à la classe capitaliste, en est un élément fondamental. L’amputation des droits à la retraite, la suppression des propriétés communes, à la sécurité sociale, la marchandisation croissante du secteur éducatif, les expropriations, le pillage des ressources environnementales… : tout cela participe de la dynamique d’ensemble du capitalisme, qui ne recule devant rien pour élargir la sphère du profit.
Au cours de l’histoire de l’accumulation primitive telle que Marx la raconte, les expropriations et les spoliations ont suscités de violentes luttes à travers le monde jusqu’à nos jours.
Il ne serait pas exagéré de dire qu’au XVIe siècle et au XVIIe siècles, on se battait bien davantage contre les expropriations que contre l’exploitation sur le lieu de travail. Il en va de même dans de nombreuses régions du monde.
La question est donc de savoir quelle forme de lutte de classes pourrait fournir le cœur d’un mouvement révolutionnaire.
Comme, dans l’ensemble, le capitalisme mondial n’a guère réussi à créer de la valeur pour générer de la croissance depuis les années 1970, la consolidation du pouvoir de classe a eu tendance à s’appuyer davantage sur l’accumulation par dépossession.
Trump a compris qu’au cours de ces dernières décennies, c’est sans doute cette stratégie de dépossession qui a permis aux classes supérieures de remplir leurs coffres.
L’essor de la financiarisation de l’économie, du système du crédit est un signe de la résurgence des mécanismes d’accumulation par dépossession dont les récentes mesures d’ajustements structurels couvrant plusieurs pays qui ont dépossédé les populations de leurs biens publics. Les saisies immobilières dans les pays capitalistes constituent un panel de l’accumulation par dépossession, qui ont jeté à la rue des millions de personnes. Les banquiers et les fonds d’investissements ont bâti des fortunes colossales grâce à ce type de pratique. Ce pillage parfaitement « légal » constitue donc un cas typique d’accumulation par dépossession.
Sur un plan politique, la lutte contre l’accumulation par dépossession est aussi importante que le combat prolétarien classique. Le mouvement ouvrier et le reste des partis politiques auxquels il est lié, n’accorde généralement que peu d’attention à ces luttes, parce qu’elles se focalisent sur la consommation, l’environnement, les ressources etc…
Beaucoup de mouvement sociaux, devenus d’authentiques identités politiques s’intéressent davantage aux moyens de résister à l’accumulation par dépossession et critiquent souvent le mouvement ouvrier traditionnel corrompu par les syndicats organiques classiques. Au Brésil, le mouvement des Sans Terre entretient des rapports pour le moins tendus avec le Parti des travailleurs de Lula, davantage implanté dans les villes et défendant une idéologie plus ouvriériste.
La question, théorique et pratique, est donc de savoir comment établir des ponts entre ces deux mouvements.
Rosa Luxemburg affirme qu’il existe un lien organique entre les deux formes d’accumulation, alors il faut aussi établir une relation organique entre les deux formes de résistance, pour bâtir une force rassemblant tous les ‘’dépossédés’’ (dépossédés dans le procès de travail et dépossédés de leurs moyens de subsistance, de leurs ressources ou de leurs droits).
Chose que Gramsci, Lénine et Mao avaient fort bien comprise.
Marx a donc sans doute tort de considérer que l’accumulation initiale, primitive et l’accumulation par dépossession appartiennent à la préhistoire du capitalisme.
C’est une question que nous laissons libre aux chercheurs marxistes de trancher.
*Docteur en physique et DEA en économie
Lire: Trump ou la création continuée de l’impérialisme de dépossession ( Part1)