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Un bilan controversé de l’Université Algérienne .Les impasses du recteur Benziane

Par Abdellali Merdaci

 Bientôt deux années après son installation, au mois de juillet 2020, le recteur Abdelbaki Benziane dresse dans les pages du journal en ligne « La Patrie News » (1) un bilan élogieux de sa direction du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Mais qu’est-ce qui a notablement changé dans une Université algérienne qui cumule le mécontentement de ses professeurs (2), les mauvais classements dans les palmarès mondiaux des Universités, toujours encrassée dans le proverbial absentéisme de ses étudiants ? Le recteur Benziane cite à l’appui de sa démonstration trois domaines dans lesquels l’Université a enregistré des « améliorations » : « la formation, la qualité de la recherche scientifique et de la gouvernance ». « Améliorations » ? Regardons-y.

La pédagogie à l’Université : une réglementation en déshérence

L’enseignement est certainement le volet capital de la mission des Universités. L’Université algérienne s’est engagée depuis l’année universitaire 2008, à la demande expresse des autorités politiques, dans une sorte de système européen LMD (Licence, Master, Doctorat), totalement dénaturé. Contrairement au modèle originel, caractérisé par une remarquable souplesse, les offres de formations du LMD algérien sont verrouillées. Il n’y a pas de passerelles entre elles et la possibilité de mobilité des programmes et des espaces géographiques est totalement exclue.

Expliquons par l’exemple : un étudiant inscrit pour une formation de sociologie du niveau de la Licence doit comptabiliser des crédits dans une liste rigide de modules à suivre obligatoirement in situ, dans son département et dans son Université d’inscription ; il ne peut opter, à titre personnel et selon ses intérêts, de compléter sa formation par un module de base dans une Faculté d’architecture et d’urbanisme, de droit et économie ou d’arts ou de se déplacer dans une autre ville que celle de son université d’inscription. Il n’y a dans le LMD algérien ni mobilité thématique ni géographique. Les formations des Universités algériennes sont distinctement cloisonnées et les unités d’enseignement dites de « Découverte » sont imposées à l’étudiant dans un corset bureaucratique. Elles n’encouragent pas la capacité et la disponibilité de l’étudiant à développer au-delà de sa formation un imaginaire du monde dans des savoirs stimulants. Quant à l’ouverture aux entreprises, élément fondamental du LMD européen, elle figure depuis des décennies un projet sans lendemains.

Cet enseignement sous le registre singulier LMD, en dehors de toute appréciation sur ses faiblesses connues, est régi par une législation autant rigoureuse que précise dans ses effets, sans laquelle n’y a pas de gestion efficace du champ pédagogique et des positions particulières qu’y assurent enseignants, étudiants, agents techniques et administrateurs. Or, depuis quelques années, et le recteur Benziane y a sa part de responsabilité tout comme ses prédécesseurs, la réglementation tend au niveau zéro relativement à l’encadrement pédagogique des étudiants, présents dans les campus et les cités universitaires, mais moins nombreux dans les amphis, les salles de TD et les laboratoires de TP. Dans certaines universités, les enseignants sont face au mieux à une dizaine d’étudiants dans un cours en amphi et n’en reçoivent guère plus dans les TD et TP. Le reste des étudiants, égaillé dans la nature, « travaille », au noir s’entend : pizzaiolo, caissière de supérettes, vendeuse de boutiques, « parkingueur », taxi-fraude, vendeur de fripes à la sauvette… D’autres sont mieux lotis dans des administrations étatiques, dans des entreprises publiques et privées ou des vacations dans l’enseignement public et privé.

L’étudiant algérien d’aujourd’hui perçoit davantage le baccalauréat comme une ouverture sur le monde du travail que vers des formations universitaires, le plus souvent non souhaitées et nettement désidéalisées. Lorsqu’il faut parler de l’Université algérienne du début du XXIe siècle, il faut surtout en retenir l’absentéisme des étudiants qui a dépassé le seuil critique. Mais, dans des amphis, des salles de TD et des laboratoires de TP, les enseignants continuent à être contrôlés par des agents de l’administration : la moindre absence est soumise à un questionnaire diligent, parce qu’ils sont payés et qu’il est malséant de dilapider l’argent de l’État, quitte à faire parfois acte de présence entre quatre murs ! Mais, l’absentéisme des étudiants n’est ni comptabilisé ni sanctionné. Ne coûtent-ils pas eux aussi de l’argent à la société ?

Vrai ! L’Université algérienne possède une réglementation qui la situerait dans les exigences de rigueur dans le travail des plus réputées Universités d’Occident. Or, cette réglementation reste très théorique : elle est faite pour être piétinée par les chefs d’établissements et par la tutelle ministérielle, qui ont levé la contrainte de l’assiduité depuis bien longtemps avant le hirak et la pandémie du Covid-19. À cette époque, dans certaines Universités du pays, les administrations rectorales affichaient en début d’année des communiqués rappelant la réglementation sur l’assiduité, notamment aux TD et aux TP, mais en fin d’exercice les bilans d’assiduité présentés par les enseignants, qui en font le suivi, étaient rejetés par ces mêmes administrations.

Et les recteurs, à la demande de leur ministre, combattaient en mobilisant leurs troupes les enseignants qui croyaient naïvement aux règlements universitaires et effaçaient d’autorité les exclusions d’étudiants, même s’ils ont été absents toute l’année. Ces étudiants absentéistes étaient rachetés par l’administration des départements qui leur organisait des rattrapages spéciaux ou des corrections demandées à des vacataires, remplaçant l’enseignant titulaire de la matière, fut-il du grade de professeur de l’enseignement supérieur. Car, le plus souvent, il fallait « améliorer » des bilans annuels inévitablement positifs exigés, en son temps, de ses ministres par le président Bouteflika. En 2022, cela n’a pas changé, même si le président Tebboune s’en tient à un langage de vérité.

L’Université algérienne est la seule au monde où un étudiant est admis aux évaluations semestrielles et annuelles sans avoir été jamais présent à un cours, un TD ou un TP. Cette situation de permissivité perdure aujourd’hui encore et entache la moralité de l’institution universitaire. Statistiquement, l’extrême majorité des étudiants algériens est absentéiste. Deux cas typiques récents, qui n’ont rien d’anecdotique : dans cette Université de l’Est, un étudiant absentéiste s’est présenté à son professeur avec une attestation de travail de l’Office national des Grains, validée par l’administration, pour l’informer qu’il est dispensé de cours et de TD et qu’il ne rendra qu’aux examens. Lors d’un contrôle de première série, des enseignants et surveillants ont vu courir vers eux un étudiant essoufflé qui recherchait la salle d’examen de « Mme B ». Et, une enseignante de s’esclaffer en lui désignant son collègue : « Voici M. B. Il ne porte pas de robe ». Un étudiant qui ne connaît pas son enseignant, parfaitement défaillant, admis aux examens ! Voilà, en 2022, l’Université du recteur Benziane.

Au-delà de l’abstentionnisme des étudiants, il y a une scandaleuse déliquescence des Universités. Notons un autre aspect réglementaire passé par pertes et profits. Il y a, selon les normes académiques internationales admises par l’Université algérienne, quinze semaines d’enseignement semestriel et un volume hebdomadaire assigné aux cours + TD ou TP pour chaque matière. En temps normal, et selon les mises en route des reprises universitaires, différentes d’une Université à l’autre, ces quinze semaines sont généralement amputées de trois à quatre semaines auxquelles il convient d’ajouter parfois l’indisponibilité des enseignants (stage à l’étranger, soutenances de thèses, participation à des jurys, colloques nationaux et internationaux, congé de maladie, etc.). Au décours des années 2000-2010, des semestres de huit à dix semaines ont pu être validés par les Universités et leur tutelle. Depuis le hirak, cette norme universelle du temps d’enseignement a été proprement laminée et discréditée. Les deux années de pandémie du COVID ont fini par détruire la base semestrielle d’enseignement réglementée et l’exigence impérative de l’assiduité des étudiants. Le recteur Benziane n’a pas rétabli ces deux marqueurs essentiels dans le travail universitaire qui en garantissent le sérieux et la rigueur : le respect de l’assiduité et du volume d’enseignement semestriel et annuel.

Modes d’enseignement et éthique

En 2018-2019, des centaines de milliers d’étudiants ont pu satisfaire aux examens semestriels et annuels sans avoir suivi de cours, de TD et de TP dans leurs spécialités. Un étudiant inscrit au mois de septembre 2018 aura pu suivre normalement ses enseignements (cours, TD, TP) au premier semestre ; ce ne sera pas le cas au second semestre 2018-2019, en raison du hirak, et cette situation de désaffection dure jusqu’à ce second semestre 2021-2022. Cet étudiant de septembre 2018 a pu accéder au diplôme de licence et au premier palier du master sans assiduité aux cours, TD et TP. Après le hirak, le COVID a suscité des modes d’enseignement dans l’efficacité n’est pas démontrée. Sur ce plan, le recteur Benziane se félicite, sans le recours d’aucune expertise, que son département ministériel ait mis en œuvre de modes d’enseignement nouveaux, ainsi les cours en ligne dont le bilan reste hypothétique. Il évoque même un type d’enseignement en « alternation », douteux barbarisme, s’agissant probablement d’une situation d’alternance (« présentiel » VS « en ligne »). Il lui aurait été plus indiqué de dire « hybride ».

Le recours à l’Internet a-t-il été aussi vertueux que le suppose le recteur oranais, qui vient de le graver dans le marbre (3) ? Dans la pratique, diversifiée d’un établissement et d’une région à l’autre, l’enseignement à distance (EAD), reste souvent élitiste, parce que des milliers d’étudiants ne bénéficient pas de l’Internet dans leur famille – ou simplement de la couverture Internet dans leur localité.  L’étudiant utilise généralement son smartphone, mais ce type d’appareil est-il, en la circonstance, le support pédagogique approprié ? L’enseignement à distance n’a jamais été – et il n’est pas – dans une Université classique la panacée. Il peut s’adresser à des candidats, déjà intégrés dans le monde professionnel, à la recherche d’une progression dans les savoirs et dans les carrières. Cet objectif est dévolu à la formation continue et, en Algérie, l’UFC peut l’expérimenter pour attirer et constituer de nouvelles populations d’étudiants dont le temps de formation est contraint.

Peut-on imaginer des campus d’Universités des Etats-Unis d’Amérique, de Chine, de Russie et de grands pays européens totalement désertées par leurs étudiants où le lien direct entre enseignants et enseignés, qui fonde la relation pédagogique, a disparu ? Il n’y a pas d’Université, partout dans le monde et, principalement en Algérie, sans étudiants et sans cours en « présentiel ». Le recteur Benziane devrait-il se résoudre, en défendant l’usage d’Internet en dehors des périodes de crise,  à vider les campus algériens ?

De quel bilan et de quels chiffres connus de l’enseignement en ligne le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique se réclame-t-il ? Il devrait  recueillir les chiffres de la participation  contrôlée des étudiants aux cours en ligne, non pas auprès des administrations des Universités mais directement auprès des enseignants. Les cours en ligne ont surtout encouragé la dissipation de cohortes d’étudiants puisqu’ils ne sont pas soumis à l’assiduité et à la participation effective. Dans certaines Facultés, lorsque ces cours sont  enregistrés sur les serveurs de l’Université ou sur Google Class room, à peine une dizaine d’étudiants sur une centaine d’inscrits s’inscrivent au rendez-vous en ligne décidés par les administrations et les enseignants.

Autre cruelle aberration que cette trouvaille du recteur Benziane pour laquelle il ne rendra jamais de compte : « l’enseignement ‘‘présentiel’’ par vague ». Exemple : une première « vague »  d’étudiants d’un niveau universitaire donné (cycle de Licence ou de Master) suit ses cours en « présentiel » pendant deux semaines, puis elle sera au repos pendant les deux semaines suivantes, laissant la place à une seconde « vague », l’une et l’autre totalisant au mieux sept séances pour le semestre et quatorze pour l’année. Au décompte global, les étudiants soumis à ce protocole de « vagues », lorsqu’ils sont systématiquement assidus, n’auront suivi que 50 % de leurs programmes de formation auxquels se rajoute la réduction du volume horaire des cours et des TD, passant de 1 h 30 pour chaque module à 1 heure. Malgré ces arrangements qui contredisent toute déontologie professionnelle, le remplissage des salles n’excède pas 20 à 30 % des étudiants officiellement inscrits.

Formation au rabais, par définition médiocre. Le ministère y trouve son compte, les rectorats, les étudiants aussi (4) et, ce n’est pas systématique, les enseignants. Lorsque Benziane parle de qualité et d’amélioration de la formation, il trompe les lecteurs de « La Patrie News », et dans leur prolongement ses autorités de tutelle (Premier ministère, présidence de la République), les institutions de veille parlementaire (APN, Conseil de la Nation), tout autant que la communauté universitaire et les familles d’étudiants. Non, tout ne va pas bien dans l’Université algérienne de 2022.

La relation Université-entreprises : une filouterie géniale

Que gère le recteur Benziane ? Et de quelle illustre réforme concrète de l’Université peut-il s’autoriser ? La jonction entre le monde industriel et l’Université, on en parle depuis le ministère du défunt Abdelhak Rafik Bererhi (1979-1989). Elle a quarante-quatre ans d’âge. Un vieux serpent de mer !  Elle reste, pourtant, en 2022, expérimentale. Sur cet aspect, seule la parole des grands industriels nationaux peut permettre une ébauche crédible de bilan, pour autant que l’Université ait pu construire une articulation identifiable avec l’Industrie autant dans la recherche que dans l’enseignement et, surtout, dans leur évaluation. Toutes les Universités, quitte à recourir à des conseils privés, ont été instruites ces derniers mois par leur tutelle de réunir auprès de leurs enseignants des propositions pour asseoir cette articulation au monde économique et industriel, à ses entreprises et à ses cadres.

En vérité, ce ne sont que vœux pieux. Quelle est en 2022, l’Université algérienne qui a confié contractuellement les TD et TP de ses enseignements théoriques  à des fleurons de l’Industrie nationale ? Grandes et petites entreprises algériennes reçoivent des étudiants des filières Sciences et Technologie pour des stages d’immersion très conventionnels, qui sont plus des visites guidées que des apprentissages pratiques et raisonnés. Une semaine de présence dans les bureaux et dans les ateliers de la Société nationale des Ciments ne fera pas des étudiants des ingénieurs ou des économistes du ciment – ou de toute autre ressource. S’il ne faut pas douter de la volonté des industriels algériens de bien faire, ils ne sont pas en cause, peut-on considérer que leurs entreprises sont outillées pour un processus pédagogique développé sur une ou plusieurs années et pour de milliers d’étudiants sur le territoire national, qu’elles sont tenues à terme d’évaluer ?

Projetons : est-il de l’ordre du possible que le géant national de la pharmacie SAIDAL détache une partie de ses cadres ou recrute spécialement des formateurs pour assurer les TP d’étudiants des Facultés de pharmacie d’Algérie – même à l’échelle d’une seule de ses filiales et usines ? Qu’en est-il des PME des secteurs industriels et économiques qui ne disposent pas toujours de grands moyens ? Aucune société industrielle, aucune entreprise économique d’Algérie ne forme actuellement d’étudiants pour le compte de l’Université. Sur cette jonction Université-entreprise, dont il a fait son cheval de bataille, le recteur oranais ne  peut aligner valablement des faits attestés conjointement par les comités pédagogiques des départements d’enseignement des Universités et par les conseils d’administrations de groupes industriels. Quant à la recherche associée Université-entreprises, la presse fait état régulièrement de signatures de conventions, qui demeurent, en dehors de réalisations patentes, au niveau des intentions.

L’Université algérienne n’est pas prête à accréditer des entreprises publiques ou privées comme solides partenaires dans la formation et dans la recherche. Sur l’ouverture aux mondes économique, industriel et culturel, le recteur Benziane jette de la poudre aux yeux.

La vacuité de la recherche scientifique

Le recteur Benziane met en évidence les différents Programmes nationaux de recherche (PNR) pluriannuels (2021-2025), en cours de réalisation, lancés sous ses auspices. Il fait de ces PNR une de ses priorités à la direction du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique. Avant de discuter ce qui n’existe pas encore, des PNR attendus pour 2025, pourquoi, au nom de la continuité dans la responsabilité publique gouvernementale, n’a-t-il pas entrepris un audit des PNR passés : cela n’a jamais été fait ni par lui ni par ses prédécesseurs. Et, il serait toujours temps que le grand public sache ce qu’a inventé et produit la recherche universitaire algérienne. Cependant, les habitus avérés des protocoles de recherches des PNR ne datent pas de son magistère au ministère.

Ces PNR sont, en général, des machines à bouffer la rente financière de l’institution universitaire. Il serait utile que le recteur Benziane mette en avant publiquement un seul projet de PNR algérien conduit par l’Université qui est devenu une réalisation sociale, profitable à la société et à ses entreprises, tous domaines d’activités confondus. Au plus gros de la pandémie du COVID, au premier semestre 2020, des laboratoires d’Universités algériennes n’ont pas fait mieux que de produire du gel hydro-alcoolique que des petites unités artisanales dans des villages reculés du pays produisaient déjà et commercialisaient bien avant la crise sanitaire. Au-delà de travaux, au demeurant très scolaires de ces laboratoires de recherche universitaires, de quelles découvertes d’importance mondiales ont-ils enrichi la science et le savoir ? C’est bien de cela qu’il s’agit : de découvertes scientifiques d’ampleur mondiale. Jamais, un ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique n’a communiqué sur une découverte scientifique et technologique des Universités algériennes ou sur des travaux essentiels des domaines des sciences sociales et humaines. Comment savoir qu’ils existent ?

L’Université a créé de centaines de laboratoires dont le financement varie, selon leurs caractéristiques et leur ancienneté, d’un demi-milliard à plusieurs milliards de centimes annuels, depuis des dizaines d’années. Où sont leurs travaux  qui justifieraient les dépenses publiques ? Ont-ils été introduits dans le circuit local, régional et national ? Un wali, un président d’APW, un président d’APC ont-ils jamais bénéficié de la recherche des Universités les plus proches ? Trouve-t-on les publications de ces laboratoires auprès de la Bibliothèque nationale ou dans les libraires générales et spécialisés du pays ? Ce n’est pas le cas. Alors qu’il doit être de règle que les recherches de tous secteurs soient codifiées, numérisées et accessibles aux autorités politiques, aux parlements, aux administrations, aux entreprises, aux usagers (entre autres les médias), aux chercheurs, prenant la forme de documents lisibles et disponibles, le plus souvent le chercheur des Universités n’a à rédiger pour des recherches du CNEPRU (Comité national d’évaluation et de programmation de la recherche universitaire) qu’une demi-douzaine de lignes sur un feuillet A4  pour un bilan d’étape de sa recherche et, le cas échéant, de son équipe de recherche. C’est cela la recherche scientifique ?

Il est incontestable que depuis le règne des frères Bouteflika les gouvernements algériens ont affecté des moyens financiers et matériels sans limites aux laboratoires des Universités, qu’il ne faudrait pas confondre avec les Centres nationaux de la recherche autonomes, comme le CREAD, à Alger, où le CRASC, à Oran, à titre d’exemple, qui ont pu préfigurer des traditions et des modes de fonctionnement de la recherche avérés. Les travaux du CRASC, de ses chercheurs permanents ou associés, qui constituent un modèle proche des grands centres mondiaux de recherche dans les sciences sociales et humaines, sont disponibles dans ses librairies, à Oran et dans ses antennes de l’Est et du Centre du pays. Ils ne peuvent rentrer dans le bilan des Universités qui sonne creux. De ce strict point de vue, le recteur Benziane est apparemment à défaut d’arguments : qu’il publie la liste des travaux de recherche des laboratoires des Universités édités en volume ou en ligne qui ont aidé les administrations, les entreprises, les assemblées élues à sortir du marasme.

Un exemple constantinois édifiant : récemment, en raison d’une faible pluviométrie, des agriculteurs de Constantine ont demandé l’autorisation au wali d’exploiter les eaux de l’oued Rhumel. J’ai lu cette information dans la presse locale et j’en ignore le développement. Or, les agriculteurs constantinois ont noté en marge de leur demande au wali de précédentes expérimentations des eaux du Rhumel pour l’irrigation des terres de parcours. Y a-t-il dans les cartons des laboratoires universitaires locaux des enquêtes qui en témoignent ? Même s’il se glorifie de l’acquisition  de puissantes machines d’analyse chimique et physico-chimique (5), le recteur Benziane serait très gêné de livrer publiquement un seul travail de recherche des laboratoires d’Université sur le thème de l’hydrologie fluviale dont les résultats sont directement abordables et exploitables, qui aurait pu fonder et appuyer la décision de la haute administration de la wilaya de Constantine. Je ne sais quelle décision a prise le wali, et il est difficile de savoir si l’Université locale lui a été d’une grande utilité  – ainsi qu’aux agriculteurs locaux (6). Si la recherche universitaire n’assiste pas concrètement les entreprises et les autorités publiques dans leurs projets et dans leurs décisions, elle est vaine et inutile. Faudrait-il promouvoir un autre esprit de la recherche, plus ouverte sur son environnement ?

Une évaluation erratique des Universités

Quatre critères encadrent l’évaluation des Universités algériennes par leur tutelle : formation, recherche scientifique, gouvernance, ouverture vers l’extérieur – y compris l’étranger. Cent-neuf établissements d’enseignement supérieurs, Universités et grandes écoles, ont été soumises au mois de juin 2022 à un classement selon ces indicateurs, qui ne sont pas sur le plan de la méthode fiables. Pour qu’il y ait classement, il aurait fallu préalablement que le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique éradique toutes disparités entre ses établissements.

1°) La formation servie dans les Universités algériennes n’est pas homogène, en termes de savoirs reçus et de potentiel humain. Il y a une discrimination, quasiment organisée et volontaire, dans la distribution des savoirs. Pour tel enseignement de spécialité, en raison de différents facteurs, les étudiants ne recevront pas les mêmes connaissances. Qu’est-ce qui justifie, à titre d’exemple, que dans le domaine de la science des textes littéraires les Universités de l’Ouest algérien soient plus avancées que celles du Centre et de l’Est du pays ? Je relève le cas de ce responsable régional des Universités de l’Est algérien dans le domaine des Lettres françaises faisant parvenir à ses collègues une bibliographie de référence à l’appui de leurs cours et TD dont le titre le plus récent date du début des années 1970. Plus d’un demi-siècle, pendant lequel les universités mondiales, leurs enseignants et leurs étudiants, ont assimilé de nouveaux savoirs théoriques et fait l’apprentissage de nouvelles techniques de description et d’interprétation des textes. La « théorie du personnage » (1971) de Philippe Hamon – lue à minima et appliquée chaque année dans au moins quatre cents mémoires de masters d’études littéraires des Universités algériennes – bloque-t-elle un renouvellement des savoirs ? Il y aurait encore mille exemples d’une Université algérienne décidément buissonnière. Et, incurablement, en retard.

L’indice de qualité dans la formation sera atteint lorsque l’objectif de donner la même information, nécessairement mise à jour, à l’étudiant algérien, où qu’il se trouve, ne sera plus entaché de distorsions. Il y a un minimum de connaissances requis pour tous les étudiants des cent-neuf établissements universitaires d’Algérie, dans toutes les disciplines académiques. Après, le développement de compétences dans une matière donnée dépend de l’engagement des enseignants et des étudiants. Est-on plus assidu et plus sérieux à Tébessa qu’à Sétif et Béjaia, Saïda et Mascara ? Avant d’établir des classements, le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique devrait pouvoir garantir et, surtout, vérifier que les semblables connaissances et sources de connaissances sont prodiguées à tous ses étudiants d’Alger à Tamanrasset, de Tlemcen à El Tarf. Cet objectif est-il présentement inatteignable ? Sans doute, il y a des spécialités où il n’y aurait pas de moindres décalages d’une région et d’une Université à l’autre.

2°) La recherche scientifique dans les Universités souffre des mêmes disparités que la formation, qui sont plus humaines que matérielles. En Algérie, il y a de l’argent pour la recherche, mais pas de résultats concluants. Mais où se rencontrent les chercheurs compétents, lorsqu’il y en a ? Les plus anciennes Universités du pays promettent d’être les mieux-disantes, favorisées principalement par leur localisation géographique et par leurs potentialités de développement scientifique et culturel : il est vain de comparer sur ces indicateurs Alger à Mila… Mais cela ne devrait plus être une règle. Ce qui manque à l’Université algérienne, c’est de parvenir à fonctionner en réseaux de spécialités, à rendre accessibles (par la numérisation et la codification) les travaux achevés – ou en cours – de ses chercheurs : c’est à cette seule mesure qu’elle peut s’engager dans un partage national des savoirs et dans des compétitions mondiales.

Comment expliquer qu’en 2022 les autorités publiques, les partenaires de l’Universités, les élus et les usagers ne disposent pas de thésaurus de la recherche universitaire nationale ? Comment une recherche scientifique universitaire qui n’existe pas concrètement pour son propre pays peut-elle partir à l’assaut des concours et palmarès internationaux ? Revenir au réel algérien est un chantier d’avenir.

3°) La gouvernance des Universités relève certainement dans plusieurs circonstances, notamment de gestion des ressources humaines, du Code pénal, au moment où l’éthique et la déontologie n’y ont plus droit. Je me dispense, ici, de donner des exemples précis ; ce n’est pas l’objectif de cette opinion.

« Bonne gouvernance » ? Ce n’est qu’une formule. Les recteurs d’Université se préoccupent davantage de se maintenir en poste que de créer les conditions optimales de décollage de leurs Universités. Actuellement, les chefs d’établissements universitaires sont nommés sur l’exclusif critère du copinage d’un endo-groupe de gestionnaires. Qu’est-ce qui explique que « recteur d’Université » est devenu non pas un mandat temporaire de direction mais une profession comme celle de wali, régie par les identiques lois de mobilité géographique et politique ? On a observé tel recteur passer d’une ville A à une ville B, puis C, installer ses chefferie avec les mêmes méthodes grossières et abusives. L’extrême majorité des recteurs d’Université et directeurs centraux de ministère ne sont pas et n’ont pas été des enseignants ou des chercheurs permanents : ils ont strictement évolué dans des postes de gestionnaires, depuis très longtemps coupés de leur formation initiale, de l’enseignement et de la recherche (7).

Il y a dans l’Université algérienne une organisation clanique, facteur de régression. Si un recteur ou un directeur de ministère ne serait pas dans ce cas de figure, ce serait une notable exception. Le pouvoir à l’Université, plus administratif qu’académique, se résume-t-il à un cercle d’injustices ? Le ministre protège ses directeurs centraux et les recteurs, ne prononçant jamais d’arbitrage sur leurs défaillances de gestion lorsqu’elles lui sont signalées ; les directeurs centraux protègent avec le semblable mépris de la règle de droit les recteurs, qui protègent, à leur tour, leurs adjoints, doyens et chefs de département. Ainsi, ce recteur qui a déclaré à l’occasion de l’installation d’un doyen de Faculté qu’il l’a choisi pour être son soldat dans cette institution (8). Dérive ? Elle n’est pas isolée. Dans cette situation, qui échappe à toute légalité, aucun arbitrage ne peut être obtenu contre les responsables de l’Université, même si leurs indélicatesses sont matériellement prouvées. Cette manière de fonctionner en bandes, souvent contre les enseignants, même s’ils ne sortent pas clous, et, parfois, contre les étudiants, est connue.

La bonne gouvernance à l’Université, c’est effectivement une affaire de potentiel humain, de rectitude morale, de probité professionnelle et de déontologie. Il faudrait en reparler. Dans ce domaine, le recteur Benziane, comme ses devanciers, n’a rien changé. A-t-il signé un seul arbitrage dans une cruciale affaire où ont pu être outrageusement impliqués ses subordonnés ? Voire…

4°) Le développement des Universités aux plans national et international reste une vue de l’esprit. Observons le second aspect : dans ses relations avec les Universités étrangères, l’Université algérienne a toujours, et systématiquement, été dans la position de demandeur. Ainsi, le cas de l’École doctorale algéro-française où les Algériens se sont mis, pieds et mains liés, sous la coupe des Français. Il fut un temps où les carrières et les recherches d’enseignants d’Universités algériennes dans certaines spécialités de l’EDAF étaient gérées depuis un bureau de l’ambassade de France à Alger.

Lorsqu’il n’y a pas de possibilité de faire valoir les mêmes compétences et les mêmes exigences d’échange que l’autre partie contractante étrangère, ne vaudrait-il pas s’abstenir ? Lorsque les Universités algériennes et leurs directions pédagogiques et scientifiques parviendront au niveau de savoirs de leurs contractants étrangers, avec la possibilité d’enseigner, diriger des thèses et des travaux de laboratoires chez eux, l’ouverture internationale des Université sera suffisamment partagée et efficiente. C’est humiliant qu’après soixante années d’indépendance, l’Algérie en soit encore à attendre dans son Université des tutelles étrangères pour guider sa recherche. La recherche algérienne est-elle condamnée à la posture d’éternel élève ? Cuba, la Corée du Nord, l’Iran (sous blocus américain et occidental), l’Inde, le Pakistan et d’autres pays du vaste monde en sont sortis et ont construit leur autonomie dans le champ des sciences et des ingénieries les plus pointues.

L’absurde aboutissement d’un conflit de générations

Le recteur Benziane a abordé dans son entretien avec « La Patrie News » une question qui a défrayé la chronique ces dernières semaines : la mise à la retraite, brutale et inexpliquée, de professeurs âgés de soixante-dix ans et plus (9). Conjecturerait-on l’origine de cette décision aventureuse et choquante ? Ces derniers mois, la presse nationale n’a pas manqué d’informer dans plusieurs articles sur les manifestations de titulaires de doctorat et de magister sous les fenêtres du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique dans ses locaux, Chemin Doudou Mokhtar, à Ben Aknoun. Cette demande de postes de travail à l’Université, qui n’a pas manqué parfois d’être violente et intrusive, témoigne des prétentions démesurées de porteurs de magisters et de doctorats, qui ne sont pas toujours aptes à l’enseignement et à la recherche.

Je voudrais donner un exemple de « fabrication » d’un « docteur » algérien, qui n’est qu’un cas d’espèce que je ne voudrais pas généraliser : j’avais dirigé, il y a une dizaine d’années, la recherche doctorale d’un candidat dans la spécialité de Didactique des textes littéraires. Au bout de quelques mois de conseils et de suivi, il me donne à lire un tapuscrit de deux cents pages directement sorties d’Internet, incrustées de bannières des sites d’éditeurs. J’avais refusé ce qui est assimilable à un plagiat mais le doctorant m’avait objecté que « c’est ça la recherche » et qu’elle est « couronnée de succès pour plusieurs de ses camarades ». Je m’étais dessaisi de cette direction de thèse, mais depuis ce candidat, parti dans une autre Université, a soutenu triomphalement un texte de bric et de broc dans lequel il n’a pas écrit une seule ligne ; il a été recruté dans une Université de l’Est algérien et, depuis, promu professeur de l’Enseignement supérieur. Je reconnais humblement qu’il avait raison sur ce qu’est la recherche universitaire doctorale en Algérie, je n’en connaissais que les manquements éthiques. Combien de thèses soutenues dans l’Université algérienne sont purement et simplement de scandaleux plagiats, facilités par des maîtres de chaire complaisants, qui y trouvent des intérêts personnels ? Passons, donc.

Dans ce dossier malheureux de professeurs sèchement éconduits, outre les bruyants demandeurs d’emploi, indiquons un autre trait ignominieux : l’Université algérienne est minée de l’intérieur par des conflits de générations encouragés depuis bien d’années par les administrations du ministère et des recteurs, arc-boutés sur quelques antiques préceptes bureaucratiques. Dans plusieurs Universités, des jeunes enseignants – appelons-les la « Jeune Garde », puisqu’il est question d’âge – fraîchement recrutés et inexpérimentés, ignorant les traditions universitaires, sont désignés responsables de départements et de Facultés et peuvent par l’autorité qui leur est consentie flageller les professeurs qui les ont formés. Exemple : depuis quelques années, maintenant, les professeurs d’Université sont requis pour des surveillances d’examen qui ne sont pas formellement transcrites dans leurs obligations statutaires – et, parfois, méchamment sanctionnés par leurs propres étudiants devenus leurs responsables. Pour sa part, le recteur Benziane est assuré de ne pas retourner à l’Université après son congé ministériel : il n’aura pas à souffrir du jeunisme mortifère qu’il y a instauré.

Double pression sur les pionniers de l’Université algérienne, interne et externe : de bruyants cortèges de demandeurs d’emploi encerclant le ministère et d’une « Jeune Garde » sans culture académique, qui sont encore éloignés de l’Humanisme que pressent le recteur Kamel Baddari (10) pour l’Université algérienne. Il est assuré que la jeune génération d’enseignants universitaires et d’opiniâtres candidats du Chemin Doudou Mokhtar n’a lu ni Montaigne ni La Boétie. Et, encore moins, Saint Augustin, Sénèque, Chateaubriand et … Roland Barthes, sous le sceau desquels le professeur Tayeb Kennouche écrit une émouvante lettre à ses collègues du département de sociologie de l’Université d’Alger, une lettre pour ouvrir la saison des adieux (11). Quel style doucereusement funèbre ! Que de regrets contenus ! Assurément, un éminent maître que l’Université algérienne ne remplacera pas de sitôt, qui dit, mieux que je ne saurais le faire, la tragique finitude (au sens sartrien), qui est aussi celle de ses pairs, d’être impudemment « dégagé » par communiqué de presse à l’heure crépusculaire du crime (12).

La parade malaisée du recteur Benziane pour arrêter ces circonvolutions malvenues devant les grilles de son ministère de porteurs de doctorats et de magisters a été de chasser de l’Université des professeurs, certainement mieux formés et aguerris, mais trop âgés à son gré. Près de mille deux-cents postes libérés, certes, mais la démarche n’a été ni respectueuse ni honorable. Se raconte-t-il que dans certaines Universités de présomptueuses secrétaires d’administration ont intimé l’ordre à des enseignants des déposer leur dossier de retraite à une date-butoir du mois de mai. Départ à la retraite ? Non, renvoi, pleinement assumé.

Le recteur Benziane croit pouvoir répondre définitivement aux manifestants du Chemin Doudou Mokhtar et à la surenchère de la « Jeune Garde » des Universités, qui sait mordre dans la chair vive le bras accablé d’ans qui l’a guidée, en envoyant délibérément et sans préavis à la casse une catégorie d’enseignants du supérieur, sans le moindre égard. Il donne une explication confuse de sa décision. Voici ce qu’il assène, sans l’ombre d’un doute dans son entretien avec « La Patrie News », en guise d’éclaircissement : « […] il a été décidé de mettre à la retraite tous les enseignants non chercheurs ayant atteint l’âge légal car, nous avons expliqué que la recherche n’avait pas d’âge, car pour la recherche il y a des contrats signés entre le chercheur et l’institution, donc ils ne sont pas concernés par la mise en retraite. Mais pour l’enseignement, celui qui a dépassé les 70 ans ne peut plus donner les cours dans les conditions requises ». Sur l’« âge légal » de départ à la retraite, soit le ministre-recteur n’est pas informé, soit il ment : jusqu’au mois de mai 2022, l’âge légal de départ à la retraite pour les enseignants d’Université, tous grades confondus, était fixé, depuis la rentrée universitaire 2019-2020, à soixante-quinze ans. Il a donc été rabaissé à soixante-dix ans pour le mettre au niveau des Universités d’Occident. Cette disposition est moins troublante que la manière peu amène avec laquelle elle a été conduite.

En la circonstance douloureuse, la déclaration du recteur-ministre est proférée dans une langue de poissonnier, passant du pronom « il », lieu d’une énonciation indéterminée, ouverte à toutes les hypothèses, du Premier ministre au président de la République, à un « nous », vaguement autoritaire, qui ne cache pas une prétention maladroite à l’expertise médico-psychologique. Ainsi, le chercheur, âgé de soixante-dix ans et plus reste qualifié et apte à la recherche et demeure vaillamment en poste, un enseignant du même âge n’a plus les capacités pour « donner des cours dans les conditions requises ». Cette séparation entre « enseignants » et « chercheurs » de l’Université est injuste et indéfendable. Pour paraphraser le titre d’un livre-entretien français, « le recteur-ministre Benziane ne devrait pas dire ça » (13).

Quelles sont ces « conditions requises » sur lesquels le recteur-ministre entretient un lourd secret ? Tous les enseignants de l’Université algérienne, à l’aube de leurs soixante-dix ans, devraient les connaître pour s’en imprégner et s’en convaincre. Les enseignants du supérieur, proprement mis à la porte, leur famille, leurs amis et leur parentèle s’attristeront d’apprendre qu’ils sont admis d’office à la retraite en raison d’une inaptitude à l’exercice d’une fonction dont ils ont témoigné, jusqu’à l’instant fatal, de l’exceptionnelle maîtrise. C’est une explication oiseuse. En l’espèce, il est inconvenant pour un haut-responsable de l’État d’établir publiquement une distinction discriminatoire entre enseignants et chercheurs de l’Université. C’est inexcusable. Ceux qui ont soutenu par leur enseignement l’Université algérienne, dans la fidélité à leur Université, au gré du temps et des charges, ne sont pas moins méritants que les chercheurs.

Non seulement le recteur Benziane se rehausse en expert de « conditions requises » pour enseigner à l’Université, il offense la dignité de professeurs, âgés de soixante-dix ans et plus, assignés publiquement à une incapacité incernable, que lui seul connaît. Pauvre professeur, qui est revenu glorieux de tant de combats pour honorer son Université, appelé, désormais, au cœur du drame, lorsqu’il ne peut plus, comme Don Diègue, lever et armer une main vengeresse :

Ô rage ! Ô désespoir ! Ô vieillesse ennemie !
N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?
Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers
Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?

Pierre Corneille, «Le Cid », 1636 – Acte 1, scène 4.

Flétrissure ? Sombre goujaterie, aussi. Et souffrances. Pour autant qu’il soit urgent de libérer des postes et calmer les émeutiers du Chemin Doudou Mokhtar à Ben Aknoun, qui ne sont éligibles ni à l’enseignement ni à la recherche, qui ne le seront pas valablement avant une dizaine d’années, pour autant que les enseignants du supérieur doivent, comme tous les fonctionnaires de l’État, partir à la retraite, la démarche du recteur Benziane est irréfléchie et inconséquente. Il convenait en raison des immenses services rendus à l’Université nationale par ces enseignants, auxquels le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique fait porter la croix de leur âge, leur laisser la possibilité d’envisager dignement leur départ dans le respect qui leur est dû, sans leur imposer de date-couperet et leur infliger publiquement une sentence discriminatoire, qui relève de l’imposture. Cette disposition humiliante, délibérément prise contre une catégorie de cadres de l’Enseignement supérieur, qui désunit plus qu’elle n’unit, est-elle dans le programme d’action du président de la République ? M. Tebboune a été attentif et généreux envers les travailleurs de la Nation. Pourquoi ne l’aurait-il pas été pour l’élite universitaire jetée dans la consternation (14) ? Dans la précipitation, le recteur Benziane ne convainc pas, au moment où sous le ciel de la politique monte l’espérance d’une unité sacrée autour du seul projet qui vaille : l’Algérie. Fâcheux contretemps ?

Pour conclure – très – rapidement

Pour reprendre une formule marxienne sur la politique, peut-on pointer une « illusion éducative » à l’Université ? Je ne crois pas que dans la débandade actuelle de l’institution universitaire algérienne, où il n’y a plus rien à sauver, la plus grande charge de responsabilité se rattache aux seuls enseignants et chercheurs. Les ministres, qui se sont succédé depuis la présidence de Chadli Bendjedid, et leurs recteurs ont favorisé une durable médiocrité. Comment admettre qu’un ministre trompette que l’Université algérienne n’a pas besoin de Prix Nobel ? Depuis les grandes réformes de l’Université du président Boumediene, entamées dans les années 1970 sous les auspices du ministre Mohamed-Seddik Benyahia (1970-1977), rien n’a été entrepris pour promouvoir l’Université algérienne, son enseignement et sa recherche dans les compétitions de savoir au niveau national avant de prétendre à une légitimité internationale et collectionner les humiliations du bas du tableau. Il faut, pourtant, reconnaître à nos ministres et recteurs d’avoir su construire leurs carrières contre vents et marées, en gestionnaires retors, tournant le dos à la créativité et à l’inventivité, qui ne sont pas de leur monde. Il serait de bon ton que leur haut responsable fasse publier, au titre de démenti, par l’agence gouvernementale de presse APS, la liste de leurs ouvrages édités, comme exclusif critère de leur contribution à l’institution universitaire.

Quatre observations pour solder un bilan universitaire, publiquement étalé :

1°) Le recteur oranais, membre du gouvernement, se prête à une indécente autopromotion (15) au moment où se répand la rumeur d’un proche remaniement de sa composante. Je reprends le titre de son entretien avec « La Patrie News » : il est incontestable que l’enseignement est le premier front de l’Université, le lieu de tous les combats décisifs, à défaut d’être « la locomotive de tout développement » du pays. Titille-t-il la métaphore sans parvenir à la « filer » ? Relativement à l’Université-« locomotive », celle-ci a depuis bien longtemps déraillé. Comment la remettre sur les rails en se prévalant du travail et de l’humilité ? Le recteur-ministre n’a rien fait pour infléchir la situation actuelle de l’Université algérienne, marquée par un insurmontable absentéisme des étudiants qui obère sa mission fondamentale.

2°) La recherche universitaire algérienne trouvera-t-elle de sitôt un modus operandi qui lui soit propre ? Il faut lui laisser le temps et mieux spécifier ses échanges internationaux en se consacrant à des partenariats plus équilibrés, comme dans les entreprises : « gagnant-gagnant ». Politiquement, il n’est plus admis que l’Université algérienne, fusse-telle la plus médiocre du monde, soit dans un horizon néocolonial le greffon d’Universités françaises.

3°) En matière de gouvernance, pour redonner une chance à l’Université, il faut aller vers une autonomie des Universités, les entrainer à constituer leurs budgets et leurs financements et à décider par des mandats électifs limités dans le temps de leur encadrement. L’État algérien a la mission urgente de mettre à la retraite d’office, sans condition d’âge, tous les directeurs centraux du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique et recteurs d’Université, y compris le recteur Benziane. Oui, il faut rêver d’un nouvel âge de l’Université algérienne, même si ce n’est qu’un rêve.

4°) La principale préoccupation de l’Université algérienne serait de refonder la discipline du travail et la normalité, car il est aberrant qu’elle puisse continuer à distribuer des diplômes hors sol, sans formation régulièrement attestée. Tout ministre qui n’arrive pas à mobiliser enseignants, étudiants, agents techniques et administrateurs autour d’un même objectif de progrès n’est que le général d’une armée morte.

Notes

  1. Tahar Mansour, « Entretien avec M. le ministre, Pr Abdelbaki Benziane : Enseignement supérieur, la locomotive de tout développement », « La Patrie News », 10 juin 2022.
  2. Voir l’état des lieux sans concessions sur la crise de l’institution universitaire actuelle de Louisa Dris-Aït Hamadouche, Fatma Oussedik et Khaoula Taleb-Ibrahimi, « L’Université algérienne désacralisée. Recul de l’éthique et explosion de la violence », Alger, Éditions Koukou, 2022.
  3. Lire sur cet aspect le compte-rendu de Naïma Djekhar dans « Le Quotidien indépendant » (« Enseignement hybride, master et mémoire de fin de cycle. Nouvelles dispositions pour le cursus universitaire », 16 juin 2022). Par ailleurs, dans la même foulée, un « décret exécutif ministériel n° 22-208 du 5 juin 2022 fixe les conditions d’accès au master et au doctorat, qui ne seront plus ouverts à tous, applicables dès la rentrée de septembre 2022. Est-ce que des blocages de routes ou des sit-in de campus n’en viendront-ils pas à bout ? On verra à l’épreuve, s’il ne sera pas très vite frappé de désaveu.
  4. La presse nationale a rapporté, ces derniers jours,  la grogne des élèves de l’École supérieure de journalisme d’Alger contre l’absentéisme de leurs enseignants et la gestion décadente de leur établissement. C’est extrêmement rare dans les Universités algériennes de voir les étudiants dénoncer l’absentéisme envers lequel ils sont naturellement complaisants. Les étudiants de l’ESJ devraient prendre exemple sur leur maîtres, au lieu de les discréditer dans les journaux.
  5. Il est évident que les laboratoires des Sciences et Technologies de l’Université algérienne sont équipés, et même suréquipés, d’engins sophistiqués. Quels en sont les usages et les résultats ?
  6. Lu patiemment sur « Le Soir d’Algérie » (19 juin 2022), cette déclaration du professeur Nadjib Drouiche, directeur général de l’ANVREDET, un bidule du MESRS : « La sécheresse à laquelle nous faisons face nous interpelle à réévaluer fondamentalement la façon dont nos ressources en eau sont gérées. Ce n’est pas une équation facile, mais nous devons rester optimistes car nous disposons des outils et des compétences techniques et scientifiques pour y faire face ». Aux dernières nouvelles, les fellahs de Constantine ont perdu leurs récoltes et vont être confrontés aux dettes impayées et à la faillite. Ils se réjouiront des certitudes claironnées depuis ses bureaux par le Pr Drouiche, qui ne couvriront pas leurs cris de misère. Arrogance ?
  7. Certains recteurs d’Université, mais aussi des agents d’autorité (vice-recteurs, doyens…), délèguent de jeunes recrues pour assurer en leur nom des cours. Ils signent, également, en première position des articles de revues de leurs candidats, sans y avoir contribué. Détestable mandarinat, vile empreinte de l’Université française d’antan.
  8. Abdellali Merdaci, « L’Université algérienne, la politique et l’idéologie. Notes pour un débat impromptu », « Algérie 54 », 27 décembre 2021. Je relevais notamment : « N’épilogue-t-on pas dans la communauté universitaire de l’Est sur ce propos insane d’un recteur qui a présenté un doyen de Faculté qu’il venait d’installer comme son ‘‘chien de garde’’ (kelb el hirassa) ».
  9. Cette mesure résulte d’une note du directeur de cabinet du Premier ministre, diligemment exécutée par la direction des ressources humaines du MESRS. En fait, une mesure bureaucratique, qui relève du pouvoir profond et occulte de la haute administration de l’État davantage que du pouvoir politique. Technocrate, le recteur Benziane, qui a défendu cette mesure au lieu de la soumettre à l’arbitrage de la présidence de la République, n’en a pas mesuré l’impact politique.
  10. Cf. la contribution du recteur Kamed Baddari, de l’Université de M’sila : « De l’enseignant en général au professeur en particulier : un regard sur les missions cardinales du professeur d’Université », « Le Soir d’Algérie », 13 juin 2022. Le professeur Baddari, qui publie sa réflexion après la décision du ministère de jeter à la rue ses enseignants âgés de soixante-dix ans et plus, n’en souffle pas un mot. Comme on dit chez nous : « Ma larbah –ch el ‘ib ». Mais l’injonction à l’Humanisme est toujours la bienvenue.
  11. Tayeb Kennouche, « Lettre d’un aîné à ses jeunes collègues du département de sociologie.  », « Le Quotidien indépendant », 15 juin 2022. Dans ce texte d’une signalée humilité, le professeur avertit gravement sur les héritages que sa génération, notre génération injuriée, n’a pas légués – lorsqu’elle ne les a pas dispersés. Il écrit ainsi : « […] il arrive souvent à des enseignants de se voir contraints de restaurer chez leurs étudiants l’âme que des collègues ont saccagée sans s’en rendre compte. J’ose alors espérer que parmi vous se trouvent nombreuses et nombreux celles et ceux qui sont capables de l’embellir ». Le professeur Kennouche en « embellisseur d’âmes » ? Un éthos d’universitaire qui se construit et se projette dans la durée, qui ne se transmet pas. Une succession ouverte – ou improbable ?
  12. Il est étonnant que la mise à la retraite de centaines d’enseignants universitaires ait été communiquée par voie de presse, dans le déni d’une gestion loyale. Une telle décision devait être préalablement portée à la connaissance des enseignants et de leurs syndicats et franchement discutée. C’est le coup de poignard dans le dos de Brutus.
  13. Gérard Davet, Fabrice Lhomme, « Un président ne devrait pas dire ça… », Paris, Stock, 2016.
  14. Dans « Le résistible âge de retraite » (« Reporters », 14 juin 2022), Feriel Nourine commente le désarroi d’un collectif d’enseignants du supérieur mis à la retraite dans une lettre publique adressé au président de la République. Voir aussi sur cette sollicitation du chef de l’État : Amel Bersali, « Mis à la retraite dès le 1er septembre. Les enseignants universitaires et chercheurs interpellent Tebboune » (« Le Quotidien indépendant », 22 juin 2022).
  15. Le journaliste Tahar Mansour (« La Patrie News », 9 juin 2022) rappelle l’inventaire du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique sur ses nouvelles acquisitions de matériels de haute technologie et créations d’équipes et de projets de recherche. Cela reste insignifiant pour cent-neuf établissements d’enseignement supérieur, plus de soixante mille enseignants et chercheurs et un million et demi d’étudiants. Aujourd’hui, comme demain, le seul bilan respectable pour l’Université algérienne est qu’elle se soucie d’avoir de vrais enseignants et de vrais étudiants. En 2022, cet objectif minimaliste, elle en est encore très éloignée.

PRÉCISION. Longtemps professeur « sans toge », par choix personnel, l’auteur de ce texte a quitté l’Université depuis quelques années déjà. Il n’est pas, à titre personnel, concerné par la mesure discriminante et inconsidérée du recteur Benziane, disqualifiant des acteurs du champ universitaire national.

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