Dans une interview accordée à Algérie54, l’auteur , analyste et journaliste Jacob Cohen revient sur les tensions entre Alger et Paris, et les enjeux géostratégiques qui marquent les fluctuations de la géopolitique au Proche-Orient à la veille de l’investiture de Donald Trump à la Maison Blanche.
Algérie54: L’Algérie accuse l’extrême droite française et ses relais au gouvernement de mener une campagne haineuse contre son peuple et ses institutions, en vue d’exporter les réels problèmes politiques et économiques que vit le peuple français. Quelle lecture faites- vous de cette campagne orchestrée certainement par l’État profond français?
Jacob Cohen: Il y a effectivement un effet de faire diversion des problèmes internes. C’est assez classique. Mais cela va beaucoup plus loin. D’abord ce n’est pas seulement le fait de l’extrême droite. Il semble qu’une grande partie de l’establishment français appuie cette campagne. On l’a vu avec la mobilisation pour Boualem Sansal, alors que le régime macronien a poursuivi ou emprisonné des centaines de militants qui réclamaient seulement la paix en Palestine. Il y a une espèce de fuite en avant du président français pour se placer comme le plus faucon de tous les pays de l’OTAN. On l’a bien vu en Ukraine. La prise de position en faveur du Maroc, avec éclat et sans nuance, a définitivement placé la France dans un état de presque casus belli avec l’Algérie. Celle-ci a tout à craindre d’une coalition maroco-israélo-otanesque. Mais il faut préparer les opinions publiques en prêtant à l’ennemi les pires turpitudes. On peut estimer aussi que la virulence de ces campagnes peuvent avoir un effet dissuasif vis-à-vis du pouvoir français pour l’empêcher de chercher un compromis ou une solution diplomatique. On pense par exemple que l’expulsion d’un influenceur algérien, que l’Algérie allait refuser, servait uniquement à attiser les tensions. Et enfin n’oublions pas que les relais judéo-sionistes en France jouent un rôle déterminant dans cette affaire.
Algérie54: Certains analystes évoquent un camouflet du gouvernement français et de ses ministres des affaires étrangères et de l’intérieur, à quelques jours du vote sur le budget, et sur la motion de confiance du nouvel Exécutif dirigé par François Bayrou. Ne pensez-vous pas que les conditions de la chute de la Vème république sont réunies dans un monde à la croisée des chemins avec l’arrivée de Donald Trump et les conflits en cours dans plusieurs régions du monde?
Jacob Cohen: On évoque de plus en plus la chute de la Ve République dont la constitution, ou son esprit, a été dévoyé depuis François Mitterrand et la cohabitation. Charles de Gaulle aurait démissionné. De fait, on est retourné au régime parlementaire fait de marchandages, de compromissions et de trahisons. Mais qui peut décider d’acter la fin de cette République et d’en proposer une autre ? Très difficie de faire un pronostic. D’autant que tout nouveau président ne voudra pas modifier une constitution qui lui donne des pouvoirs de monarque quasi absolu. Et les circonstances internationales que vous évoquez plaideraient plutôt pour le maintien du système actuel, vu que dans des périodes de crise, il n’est pas bon de s’aventurer dans l’inconnu.
Algérie54: Pour certains observateurs, c’est l’oligarchie Compradore du CAC 40, qui est à l’origine de cette campagne hostile, destinée à mettre la pression sur Alger, pour rafler certains marchés en Algérie. Qu’en pensez-vous?
Jacob Cohen: Ce serait plutôt l’inverse, non ? Cette campagne hostile va faire perdre à la France ses dernières chances d’occuper une place privilégiée dans les échanges avec l’Algérie. L’Italie l’a bien compris. Je crois que l’oligarchie financière française est impuissante a arrêter ce processus qui va contre ses intérêts. Nous avons l’illustration parfaite où l’idéologie donne l’impulsion au mépris des réalités économiques. C’est ce qui se passe avec l’Ukraine. Les pays européens, surtout la France et l’Allemagne, ont déboursé 150 milliards de dollars pour l’Ukraine, en pure perte, et ce n’est pas fini. Ajoutez l’aveuglement dû à l’idéologie climatique. En France, on prive des millions de citoyens d’utiliser leurs voitures, d’un certain âge, pour aller travailler ou faire les courses ou emmener les enfants à l’école, pour « sauver le climat ». Si ça continue, l’Europe va sombrer dans le chômage, les déficits, la désindustrialisation, la misère et l’insécurité. Et ça veut donner des leçons au monde entier.
Algérie54: Chassée de la région du Sahel et en rupture avec Alger, la France se tourne vers le Maroc, que beaucoup qualifie de « département français » pour revenir en Afrique. Quelle lecture faites- vous du dernier discours de Macron et de son plan de redéploiement en Afrique?
Jacob Cohen: Le discours de Macron est une catastrophe. On se demande qui le lui a écrit. Un psychiatre italien avait fait un diagnostic effrayant à propos de Macron dès 2017. Les choses ne se sont pas arrangées. Les initiés parlent d’un démantèlement du Quai d’Orsay et de ses traditions centenaires. Au lieu d’apaiser, il insulte et menace. Il a même perdu ses derniers alliés, et à part Djibouti, on se demande où les militaires français pourraient désormais se déployer. Certes, le Maroc veut renforcer sa position d’interlocuteur privilégié de l’Occident, inclus le régime sioniste, mais la lune de miel avec ce pays peut connaître des ratés. Après tout, le roi et Macron viennent de se rabibocher. Tout est donc permis. Sans compter que la situation intérieure peut amener le régime chérifien à des changements. Comme avec la Russie, la France a perdu une belle occasion de se placer en arbitre au Maghreb et de rétablir une partie de son influence passée.
Algérie54: Donald Trump sera investi dans quelques jours. Quelles seront ses priorités, selon vous?
Jacob Cohen: A mon avis, sa première priorité est de rétablir la puissance américaine, économique, monétaire, militaire. Mais pour cela il devra trouver un compromis pas trop humiliant avec Poutine. Acceptera-t-il d’assumer la défaite de l’OTAN ou la victoire russe et de faire les concessions nécessaires ? Le doute est permis. Son autre priorité, largement à sa portée, est de mettre l’Etat profond au pas, qui lui avait causé bien du souci lors de son premier mandat. Trump s’y est préparé, et un signe qui ne trompe pas, c’est le retournement des grands médias sociaux en sa faveur. Il a toutes les cartes en mains pour redessiner la carte du pays et le débarrasser des nuisances idéologiques en matière d’éducation, du climat, de l’insécurité, de la famille. Mais Trump reste avant tout un dirigeant yankee, pour qui la puissance américaine, comparable à celle d’un empire, doit être restaurée, peut-être pas par la guerre, mais par tous les autres moyens, et ils restent encore nombreux.
Algérie54: La situation au Proche-Orient est explosive dans la foulée du génocide du peuple palestinien, l’arrivée d’un nouveau pouvoir en Syrie, la nomination d’un nouveau président au Liban, la résistance des yéménites d’Ansar Allah et la confusion qui entoure la réaction de l’Iran. Quelle lecture faites-vous des nouveaux développements ayant marqué l’actualité de cette région, et leur impact à court terme sur le nouvel ordre mondial qui se dessine?
Jacob Cohen: Il est difficile de faire des pronostics à long terme dans cette région. Mais à court terme, la balance semble pencher du côté israélien et de son protecteur américain. Le Hamas et le Hezbollah gardent encore une capacité de résistance mais leurs sources d’approvisionnement ont été réduites. La perte de la Syrie sur ce plan est un coup dur. L’Iran chercherait plutôt un compromis diplomatique et ne se lancerait dans un conflit que s’il est réellement attaqué. La Syrie est une source de chaos qui permet toutes les manipulations extérieures. La Turquie et Israël, au-delà de leurs joutes verbales, s’entendent plutôt bien pour se partager ses dépouilles. Demeurent les Houthis qui gênent tout le monde dans la région. Est-ce que les pays qui les soutiennent (Iran et Russie) leur fourniront les armements nécessaires pour poursuivre la résistance ? Reste le monde arabe. Trump au pouvoir va relancer sa politique de « normalisations ». En d’autres termes, accepter la Pax Israelana sans obtenir un Etat pour les Palestiniens. Je parierais pour une normalisation de l’Arabie Saoudite avec Israël, dans un délai assez court, avec des accommodements verbaux pour sauver les apparences.
Entretien réalisé par M. Mehdi