Mohammed. A. Bekhechi: a été professeur de droit international, ancien membre du Conseil constitutionnel. Il a aussi exercé le droit en tant que conseiller juridique principal de la Banque mondiale et conseiller et arbitre dans le contentieux international. »
Algérie 54 l’a interrogé sur la question cruciale du rapatriement de l’argent volé ou détourné en Algérie et transféré vers l’étranger.
Algérie54:Comme vous le savez, le Président de la République a engagé l’Etat dans une opération de rapatriement des capitaux détournés et/ou volés en Algérie et abrités dans des pays étrangers, pouvez-vous nous dire comment a évolué le problème de la lutte pour le recouvrement des avoirs et capitaux volés ou détournés dans les pays en voie de développement ? et comment est-on arrivé a la notion de recouvrement de ces avoirs et capitaux ?
Mohammed. A. Bekhechi:: Les fonds des pays en voie de développement qui ont fait l’objet de vols et/ou de détournement et de placement dans les pays développés, mais aussi dans d’autres pays en développement, notamment les « paradis fiscaux » se sont accrus après la grande vague de décolonisation des années 1960. Ils ont existé comme un élément essentiel de l’ère coloniale. Ils se sont développés, après la décolonisation, avec l’aide des pays riches qui ont mis en place et appliqué des politiques néocoloniales avec l’aide d’agents locaux, aussi bien au sein des organes d’État que dans les sociétés civiles des pays sous-développés. Le système des commissions sur les marchés publics qui profitait à des personnes se présentant comme « mandatées » par des organes contractants ainsi que celui de la surfacturation et des ristournes ont constitué un grand pan de ce système d’évasion des capitaux, en plus bien sur des détournements purs et simples des fonds publics transférés et placés à l’étranger. Cette hémorragie de ressources publiques des Etats sous-développés vers les pays riches et des pays qui ont mis en place des « paradis fiscaux » faisait même l’objet d’une couverture légale de la part de ces derniers qui n’ont montré aucun scrupule pour abriter ces capitaux détournés ou volés et les laisser s’investir dans leurs économies. Certains économistes ont pu évoquer des sommes supérieures à l’aide publique officielle que les Etats industrialisés octroyaient aux pays sous-développés. C’est dire l’importance du phénomène. On se rappelle tous de la déclaration de l’ancien premier ministre Abdelhamid Brahimi qui avait évoqué le chiffre faramineux de 26 milliards détournés de notre pays, ce qui représentait approximativement le montant de la dette que le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche et les gouvernements successifs de notre pays ont hérité sans qu’aucun d’entre eux n’entreprenne une quelconque action de recouvrement de toute ou partie de ces sommes.
Il a fallu de longs développements politiques et des campagnes fortes de dénonciation de la part, notamment, d’Organisations Non Gouvernementales (ONG), d’avocats engagés et des journalistes d’investigation dans les pays riches et démocratiques pour enfin créer un état de conscience favorable à la mise en place d’un cadre légal et institutionnel pour la poursuite, la saisie et la restitution de ces capitaux à leurs pays d’origine respectifs. Cela a commencé dans les années 1980.
Il est vrai que, avant les années 1980, et pendant longtemps, il était quasiment impossible pour les pays spoliés par leurs dirigeants ou des citoyens corrompus (ce que l’on qualifie de bourgeoisie compradore notamment) d’entreprendre des actions légales efficaces en vue de recouvrer les avoirs qui leur ont été volés et qui ont été déposés dans des institutions financières ou placés sur des marchés des pays riches ou de paradis fiscaux qui ont prospéré grâce a cet argent qui est aussi « sale » que celui qui provient des trafics de drogue, d’armes ou d’êtres humains.
Dans la plupart des pays où ces fonds illicites étaient déposés ou abrités, il n’existait aucune infrastructure légale ou cadre juridique établi pour restituer ces capitaux aux pays victimes de pillage et de détournement. Ce n’est que durant la décennie quatre-vingt-dix que ce cadre juridique et l’infrastructure légale nécessaires vont commencer à se mettre en place de manière graduelle. Ce cadre légal et son infrastructure de mise en œuvre vont se mettre en place au niveau international et au niveau des États.
Ainsi, par exemple, au niveau international, il faut mentionner la Convention du Conseil de l’Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime du 8 novembre 1990 qui a été le premier instrument significatif dans ce domaine. Cette convention sera amendée et complétée plus tard par la Convention de Varsovie de 2005 qui poursuit le même objectif en y ajoutant l’argent destiné et/ou issu du terrorisme. Cette convention n’entrera en vigueur qu’en 2016. Elle oblige tous les Etats parties à prendre les mesures nécessaires afin de confisquer les produits, c’est-à-dire les avantages économiques tirés du blanchiment et de la corruption et aussi les biens dont la valeur correspond à ces produits, ainsi que les instruments employés pour commettre ce crime de corruption. Les saisies qui s’opèreront en vertu de cette convention s’étendront non seulement aux sommes détournées et volées mais aussi à leurs produits financiers éventuels.
A ce dispositif européen, il faut ajouter la Convention de l’OCDE sur la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales du 21 novembre 1997. Cette dernière impose aux États parties d’incriminer la corruption active d’agent public étranger et le blanchiment, et d’établir la responsabilité des personnes morales reconnues coupables de ces infractions. Elle exige ensuite que les instruments et les produits de la corruption d’un agent public étranger – ou des avoirs d’une valeur équivalente à celle de ces produits – puissent faire l’objet d’une saisie et d’une confiscation.
Cette convention est importante car elle prévoit des dispositions relatives à l’entraide judiciaire qui peut être mobilisée pour procéder à l’identification, le gel, la saisie et le rapatriement du produit de la corruption d’agents publics étrangers. D’autres conventions complèteront ce dispositif légal en imposant l’obligation pour l’Etat partie d’établir la responsabilité des personnes morales responsables des infractions de corruption active, de trafic d’influence et de blanchiment et de s’accorder l’entraide judiciaire pénale la plus large possible.
Comme on le voit à la fin du XXème siècle les éléments nécessaires du cadre juridique qui permettent, la recherche, la poursuite, la saisie, la confiscation et le rapatriement des capitaux détournés ou volés ont été mis en place. Après cette avancée européenne, et au niveau de l’OCDE, les choses vont se développer beaucoup plus vite à partir de l’adoption de la Convention des Nations Unies de lutte contre la Corruption adoptée par l’assemblée générale des Nations Unies à New York le 31 octobre 2003 (CNUCC) que notre pays a ratifié par le décret Présidentiel N° 04-128 du 19 Avril 2004. Notre pays ratifiera aussi la Convention de l’Union Africaine sur la prévention et la lutte contre la corruption de 2003 par le décret Présidentiel N° 06-137 du 10 Avril 2006. Il faut rappeler que le Président du Nigeria, Obasanjo, dont le pays a fait l’objet d’un véritable pillage par ses dirigeants et de sa bourgeoisie, a été , à partir de 1999, le véritable initiateur à l’échelle africaine de l’initiative qui a conduit a l’élaboration et à l’adoption de la CNUCC.
Ces deux conventions : (1) définissent la restitution des avoirs détournés et/ou volés comme un principe fondamental que les Etats Parties sont appelés à mettre en œuvre en s’accordant mutuellement la coopération et l’assistance la plus étendue à cet égard ; et (2) accordent le droit d’initier une action en justice à l’encontre des responsables des détournements et/ou vols de capitaux. Ce droit est reconnu aux personnes physiques et/ou morales ayant subi des dommages à cause de la corruption. L’adoption de ces deux conventions a constitué une étape significative au niveau multilatérale permettant ainsi à la société internationale de disposer d’un instrument international juridiquement contraignant qui apporte les éléments d’une solution à la problématique globale du recouvrement des fonds détournés.
Il faut, cependant, noter que ces conventions contiennent des dispositions pour protéger les des droits des personnes mises en cause en leur accordant des garanties prévues par les lois nationales dans les procédures pénales et dans les procédures civiles ou administratives concernant la présomption d’innocence et la reconnaissance de droits de propriété. Car, il n’est pas exclu que sous le couvert d’opérations de recouvrement d’avoirs quelconques, pourrait se cacher des actions politiques visant a porter atteinte a des opposants politiques ou autre règlements de comptes. Les États parties a la CNUCC ont expressément reconnu les principes fondamentaux du respect de la présomption d’innocence, du droit a la defense etc… Il est évident qu’il faut veiller à ce que des règlements de comptes politiques ou des procédures abusives ne se « cachent » derrière des pseudo-campagnes de recouvrement de capitaux volés et/ou détournés abrités dans des pays étrangers.
Sur la base de la CNUCC, la Banque mondiale, conjointement avec l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), a lancé en 2007, le projet StAR en vue d’aider les pays en développement, entre autres, à recouvrer les avoirs volés par des dirigeants corrompus et leurs clientèles nationales et étrangères, et à combattre l’existence de refuges internationaux pour les capitaux volés, et par-là mêmes pour les auteurs de ces détournements. De même que de nombreux pays développés ont mis en place des procédures pour permettre aux Etats en développement d’initier des actions en recouvrement des capitaux qui ont fait l’objet de vols, détournements et transferts illicites vers l’étranger. Un jurisprudence s’est développée sur ces bases en Suisse, en France, Belgique, Etats-Unis notamment.
Algérie54:Que faire pour récupérer ces capitaux et quelles procédures existent dans les pays connus pour avoir été des abris traditionnels ?
Mohammed. A. Bekhechi: Il est impératif de maitriser correctement le cadre juridique international relatif à la lutte contre le blanchiment, la corruption et les crimes transnationaux et les arcanes du droit et de la jurisprudence du pays ou sont localisés les avoirs en question.
Je conseille tout d’abord aux juristes-conseils et avocats de l’Etat qui entamerait une action en recouvrement d’avoirs spoliés et transférés illégalement d’étudier de manière profonde et précise, la législation en vigueur des juridictions nationales ou l’Etat qu’ils représentent veut initier de telles actions. Ce faisant, ils doivent prêter une attention particulière a la jurisprudence existante en la matière. C’est là le fond du problème qui nécessite une préparation adéquate au niveau des autorités qui veulent entreprendre des actions en vue du recouvrement et de la restitution des capitaux détournés et volés.
En résumé, je recommande une préparation minutieuse et adéquate qui doit permettre de répondre avec précision aux questions usuelles de définition de l’objet de la procédure à entreprendre et des résultats que l’on entend obtenir. Car, le dossier préparé sera soumis aux principes et règles de procédure et de fonds en vigueur dans le pays qui abrite les capitaux dont on demande la confiscation et la restitution. Ce dossier à présenter aux autorités et juridictions étrangères qui doivent prononcer les décisions de saisie, de confiscation et de restitution doit répondre a tous les examens et contre-examens possibles. Il faut en effet comprendre que la légitimité de la démarche doit être accompagnée par la force des arguments légaux. Les preuves doivent être assemblées à l’avance y compris les expertises, les témoignages et documents qui se rapportent aux faits de corruption, de détournement et/ou de vol. Ces preuves doivent chercher en permanence à remplir la qualité d’irréfutabilité. Toute cette préparation doit se faire tout en étant conscient des limites que pourrait imposer le droit interne de ces Etats ou se dérouleront les procédures judiciaires.
Algérie54:Y-a-t-il des erreurs qu’il faut éviter dans de telles procédures ?
Mohammed. A. Bekhechi: Absolument, il faut par exemple éviter la politisation excessive des dossiers de confiscation et de restitution des capitaux détournés et volés et qui est secondaire dans la démarche sérieuse. On ne peut pas, par exemple, « exiger » des Etats étrangers qu’ils restituent des capitaux qu’un État déclare, de manière unilatérale sans un dossier sérieux, volés ou détournés. Ce sont des affaires qui doivent être traitées par des hommes de loi, des spécialistes et des professionnels qui doivent prouver et donc convaincre les juridictions saisies, seules compétentes pour faire des décisions de saisie et de restitution. Cela, cependant, ne doit pas être interprété comme écartant le rôle important et fondamentale des représentants diplomatiques et des spécialistes de la communication qui doivent contribuer à ces procédures qui incluent l’application de normes du droit international et dans certains cas la conclusion d’accord de coopération et d’entraide judiciaire.
Car, il faut bien comprendre qu’en même temps que l’Etat prépare ses dossiers de recouvrement, de confiscation et de restitution de ces capitaux, il est important qu’il travaille à mettre en place des mécanismes de coopération appropriés avec les Etats où on soupçonne les sommes détournées et volées ont été cachées, placées ou utilisées.
Algérie54:Y-a-t-il des Etats qui ont montré une volonté effective de soutenir les pays en voie de développement a récupérer les capitaux qui leur ont été subtilises ?
Mohammed. A. Bekhechi: Je comprends que votre question consiste à savoir si le cadre juridique et règlementaire d’un pays permet aisément la restitution des capitaux issus du blanchiment, du détournement et de la corruption qui sont déposés dans ce pays. Et en second lieu, qu’ il est facile d’entreprendre une action juridique pour obtenir la restitution de ces fonds ? les pratiques sont diverses.
La réalité est que certains pays ont des cadres légaux matures en la matière, alors que d’autres sont plus incertains car ils n’ont pas été testé. L’exemple est celui du Portugal par exemple où les capitaux de l’Angola détournés par les membres de la famille d’un ancien président sont encore dans la balance et on continue d’observer comment la jurisprudence portugaise va se définir. D’autres pays ont aidé à réaliser des opérations de restitution de manières spécifiques.
Dans un cas particulier, les autorités indonésiennes ont demandé, en 2007, l’assistance du gouvernement de Hong Kong pour saisir et rapatrier 800 Millions de dollars des Etats-Unis transférés illégalement par le Banquier indonésien Hendra Rahadjra et placés dans des banques de Hong Kong. Le Gouvernement de Hong Kong a proposé de faciliter l’entreprise de restitution demandée pat l’Indonésie contre un paiement de 20% de la somme en jeu du total rapatrié et de partager les sommes récupérées. La même opération était entreprise auprès du gouvernement australien sous des conditions différentes. Les sommes récupérées ont été restituées à l’Indonésie.
Mais plus proche de nous, on peut citer deux pays largement impliqués dans ce contentieux au niveau international et dont la jurisprudence est établie: la Suisse et la France.
Sur la base de son expérience, la Suisse est convaincue que, sur la base d’un dialogue constructif entre l’État requérant et l’État requis, une solution appropriée peut être trouvée dans chaque cas particulier. La solution doit répondre aux attentes nationales et internationales et être conforme aux principes qui régissent la matière dans chaque cas particulier. L’expérience acquise montre qu’il n’existe pas de solution d’application générale et que le mécanisme de restitution doit être choisi au cas par cas. Il n’y a pas, comme on dit dans le jargon professionnel a « blanket solution » (il n’y a pas de solution unique) ou global pour tous les cas possibles.
La Suisse est historiquement le premier pays, dans les années 80, à offrir sa coopération judiciaire aux pays victimes pour les aider à obtenir la restitution de ces fonds : cela avait commencé avec les cas des Philippines et de Haïti pour récupérer les fonds détournés par les dictateurs Marcos et Duvalier. Depuis, elle avait renouvelé sa coopération dans de nombreuses autres affaires comme les fonds Monterions (Pérou), Abacha (Nigéria) et Mobutu (République démocratique du Congo). Une tentative a été entreprise par la Tunisie pour les fonds de Benali, dont j’ignore les suites.
On peut aussi citer le cas de l’affaire du géant pétrolier brésilien Petrobras que les autorités judiciaires suisses ont identifié lorsqu’a été révélée l’existence de plus de mille comptes bancaires potentiellement liés à des transactions en relation avec les pots-de-vin versés en relation avec l’affaire Petrobras qui faisait la une des journaux brésiliens et mondiaux. Le Ministère public de la Confédération a transmis de nombreuses informations spontanées relatives à l’existence d’une partie de ces comptes, à leurs détenteurs, aux ayants droits économiques ainsi que des données sur le solde et sur les transactions suspectes. Pour la majorité, ces renseignements ont conduit les États étrangers concernés à déposer les demandes d’entraide judiciaire correspondantes.
On peut résumer rapidement la doctrine suisse en la matière ainsi : Si des avoirs acquis illicitement entrent en Suisse malgré les mesures de précaution en vigueur, les fonds en question doivent être identifiés et restitués au pays d’origine.
La Suisse a un arsenal juridique important constitué notamment de trois lois essentielles pour la matière qui constituent les instruments clés du dispositif légal en matière de restitution des capitaux acquis par des catés de e corruption internationale. Il s’agit de : (1) la loi fédérale sur le blocage et la restitution des valeurs patrimoniales d’origine illicite de personnes politiquement exposées à l’étranger, (2) la Loi sur l’entraide pénale internationale, et (3) la Loi fédérale sur le partage des valeurs patrimoniales confisquées. La Suisse offre une entraide pénale internationale qui peut être une « entraide spontanée» en vertu de laquelle, la Suisse transmet sans demande préalable des informations susceptibles de révéler des affaires de corruption internationale. Entre 2010 et 2020, la Suisse a transmis plus de mille dossiers à des Etats étrangers et c’est à ces derniers de décider d’entreprendre la suite de la procédure. Il est certain que la Suisse a beaucoup aidé le processus de restitution des capitaux issus des fraudes et de la corruption, en changeant ses lois, en remettant en cause partiellement l’absolutisme du secret bancaire.
Cependant, il faut souligner que les Juridictions suisses ne font pas toujours preuve de transparence dans la clôture des procédures judiciaires relatives à des affaires de corruption internationale, notamment en matière de prononcé d’une condamnation par ordonnance pénale. La procédure suisse permet en effet, au procureur de prononcer, sans l’intervention d’un juge, une condamnation allant jusqu’à six mois de peine privative de liberté. Cet outil, qui a permis la condamnation de plusieurs personnes physiques et de dirigeants de personnes morales pour corruption, ne donne pas lieu a publication et limite la portée de telles sanctions car l’action répressive qui peut servir d’exemple n’est pas empreinte de transparence.
D’autre part, le droit suisse permet, à certaines conditions, de renoncer à poursuivre un auteur ayant réparé le dommage ou accompli tous les efforts pour compenser le tort qu’il a causé lorsque l’intérêt public et l’intérêt du lésé à poursuivre l’auteur pénalement sont jugés peu importants. Cette procédure a été mise en œuvre dans des affaires célèbres concernant des compagnies multinationales comme Alstom et Siemens qui ont participe dans des affaires de corruption. Dans ces affaires, il a été considéré qu’une fois la personne morale condamnée, il n’y avait plus d’intérêt public à poursuivre les personnes physiques impliquées. C’est un peu une des facettes multiples de la théorie en vertu de laquelle, il suffit de récupérer les capitaux et pardonner les auteurs de la corruption que personnellement je réfute au nom de la justice commutative qui inclut la justice correctrice. Une personne qui a commis des crimes de corruption qui ont privé un peuple de jouir de ses ressources doit rendre compte de toute l’ampleur de ses crimes.
On peut aussi citer la France, où il existe une ancienne peine en droit français qui est la peine de confiscation qui a considérablement évolué avec une extension de son champ d’application par la création des dispositifs de confiscation plus étendus. Les juridictions l’utilisent an conjonction avec l’option d’ordonner des mesures conservatoires sur les biens d’une personne mise en examen, notamment afin de garantir l’exécution de la confiscation. En plus le droit français s’est modernisé avec l’adoption d’un régime plus clair des saisies pénales aux fins de confiscation. Ainsi, le régime général de confiscation pénale, accompagné du dispositif de saisies pénales et des modalités institutionnels précises de gestion des biens saisis et confisqués sont autant de ressources conformes aux exigences de la mise en œuvre de la CNUCC pour permettre à la France d’assister des pays étrangers qui veulent récupérer les capitaux détournés et volés et ceux issus de la corruption qui sont localisés sur le territoire de la République française.
Il est cependant établi que ce cadre juridique modernisé est limité lorsqu’il s’agit de : (1) mettre en œuvre et sanctionner la responsabilité des sociétés mères françaises pour les faits de corruption commis par leurs filiales étrangères, (2) faciliter l’accès des magistrats aux documents classés et (3) d’étendre le statut de collaborateur de justice aux personnes qui contribuent à la récupération de biens illégaux. Enfin, il faut savoir que la politique effective de restitution et de rapatriement des capitaux et biens saisis est loin d’être bien définie. Elle continue d’être annoncée comme imminente « depuis » quelques années avec la multiplication des cas d’enquêtes et de procès contre des dirigeants étrangers convaincus de corruption qui ont accumulé des fortunes souvent énormes en France, les cas des dirigeants africains et des membres de leurs familles dont les biens ont fait l’objet de procédures d’enquête et de saisie en est l’illustration.
Algérie54:Concrètement, existe-t-il des exemples sur des cas de capitaux ou d’avoirs détournés ou volés restitués à leurs pays d’origine ?
Mohammed. A. Bekhechi: Comme je vous l’ai dit plus haut, la restitution est un pilier important de la politique suisse de lutte contre les avoirs illicitement acquis. Cependant, globalement il faut souligner qu’a ce jour seule une petite partie des sommes acquises au moyen de pratiques corruptrices et transférées à l’étranger est rapatriée dans les pays d’origine.
En 2014, l’initiative StAR, dont nous avons parlé plus haut dans cet entretien, estimait que seulement 5 milliards de dollars détournés avaient été restitués entre 1999 et 2014, soit un peu plus de 1% des biens qui auraient été détournés et transférés à l’étranger sur la même période. Parmi les quelques États qui restituent ces fonds, la Suisse fait figure de champion puisqu’elle a restitué plus de 2 milliards de dollars depuis les années 1990s, soit près de la moitié du total des avoirs rapatriés. Certains cas ont retenu l’attention des médias parce que les personnes concernées étaient bien connues et qu’il s’agissait de très grandes quantités de capitaux et d’avoirs. Ce sont les cas historiques de Duvalier, (Haïti, 6,5 millions USD) ; Montesinos I, (Pérou, 2002, 93 millions USD) ; Marcos, (Philippines, 2003, 684 millions USD), Abacha I, Nigéria, (2005 , 700 millions USD) ; Abacha II, (Nigeria, 2017, 321 millions USD). D’autres restitutions ont été décidé dans des affaires concernant : Angola I, (2005, 24 millions USD) ; Kazakhstan I, (2007, 115 millions USD) ; Angola II, (2012, 43 millions USD) ; Kazakhstan II, (2012, 48 millions USD) ; et le Turkménistan, (2020, 1,3 million USD)…ce ne sont là que les cas qui ont fait l’objet de grande publicité dans les media internationaux. Plus discrètement d’autres fonds spoliés ont été saisis dans les pays d’abri et restitués a leurs pays d’origine sans publicité.
Pour mettre en œuvre l’opération de restitution la Suisse propose de conclure un accord avec le pays concerné pour y définir des conditions précises. La plupart de ces accords sont des accords-cadres. Par exemple l’accord Suisse-Ouzbékistan portant sur la restitution des sommes confisquées à une citoyenne ouzbek a spécifiée que ses termes pourront être utilisées pour d’autres affaires visant la restitution d’autres sommes confisquées à cette dernière dans le cadre des poursuites qui ont été initiées à son encontre. En outre, cet accord-cadre prévoit que la restitution sera conduite à travers deux conventions, l’une portant sur le principe et le montant de la restitution (environ 131 millions de dollars dans ce cas) et l’autre portant sur l’utilisation et la destination des actifs et capitaux restituées.
On peut aussi citer la convention entre la Suisse et le Nigéria, portant sur la restitution des avoirs détournés par la famille du général Sami Abacha, soit environ 320 millions de dollars. Cet accord prévoyait que l’argent restitué sera utilisé dans un projet « Targeted Cash Transfers » financé par la Banque Mondiale qui, par le biais des décaissements de ce projet, va contrôler et suivre l’usage qui sera fait de cette argent détourné par Abacha et restitué au Nigeria.
On peut aussi, l’accord sur la restitution de certains avoirs issus de la corruption conclu entre la Suisse et le Kenya, qui prévoyait que les restitutions seront confiées à un comité de pilotage composé de représentants kenyans.
La question est plus complexe en France, car il n’existe pas de loi française qui facilite le rapatriement des avoirs saisis par le gouvernement. Dans certains cas, on risquait même de se trouve devant un cercle vicieux. En 2017, les tribunaux français avaient saisi plus de 150 millions de dollars au fils d’un président africain. La restitution, en fait, risquait d’aboutir à remettre l’argent au père et au fils qui continuaient de diriger l’Etat sans opposition. Il n’était pas certain que la restitution aurait profité aux populations qui sont les victimes premières de la corruption et du pillage des ressources de leur pays par la famille du Président et ses alliés. Une loi française dite « loi Sapin II » a permis d’augmenter de manière significative, le montant des sanctions prononcés à la suite de faits de corruption internationale et autres crimes financiers, et a permis, par exemple, depuis 2017, de sanctionner les auteurs de crimes financiers à plus de 3 milliards d’euros d’amende, mais aucune des affaires traitées n’a abouti à une quelconque restitution vers les pays d’où la corruption est originaire. La société civile française est cependant très active depuis de longues années pour faire établir un mécanisme effectif de restitution.
Algérie54:Quel rôle pourrait jouer la société civile pour aider dans le processus de récupération des avoirs détournés ?
Mohammed. A. Bekhechi:Je pourrai disserter des heures sur le rôle que la société civile peut et doit remplir d’une manière globale, dans les pays spoliés et dans ceux qui abritent les capitaux détournés ou volés dans la lutte contre toutes les formes de corruption à l’échelle internationale et notamment dans l’adoption et la mise en œuvre de processus efficaces pour saisir et restituer les capitaux détournés vers leurs pays d’origine pour qu’ils y soient utilisés dans l’intérêt des peuples de ces pays.
En fait ce rôle, la société civile internationale le remplit déjà de manière substantielle avec des organisations comme Transparency International et d’autres ONG engagées dans le développement et la justice internationale. Ces organisations militent de manière claire pour développer et améliorer les dispositifs de restitution dans le cadre du droit en vigueur et proposent des amendements pour en corriger les faiblesses.
Il est essentiel de noter que les Etats qui veulent réellement obtenir une restitution des capitaux et des avoirs qui leur ont été volés se doivent de s’assurer la collaboration des organisations de leur société civile respective et des organisations de la société civile internationale qui souvent disposent d’information et d’une expertise avérée en la matière. Faut-il rappeler que ce sont des organisations de la société civile qui sont à l’origine des opérations de recouvrement des fonds détournés de nombreux pays en développement devant l’inaction des Etats concernés. Ce sont des organisations et personnalités de la société civile française qui ont permis que soient entreprises des actions judicaires dans les affaires dites des « biens mal acquis » par des autocrates et dictateurs et leurs allies dans certains pays africains et en France.
C’est aussi sous la pression des organisations de la société civile que la France a adopté en Mai 2021 un projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales qui inclut une disposition importante sur la restitution, « au plus près de la population de l’État étranger concerné, des recettes provenant de la cession des biens confisqués aux personnes définitivement condamnées pour, notamment, le blanchiment, le recel ou le blanchiment de recel des capitaux et biens provenant de la corruption ou de détournement de fonds publics » Mais cette disposition est loin d’englober tout le spectre des actions de corruption qui aboutissent au détournement et vol de capitaux dans des pays en développement.
Finalement, la société civile peut exercer des pressions morales et politiques pour que les les modalités de la restitution fassent l’objet de dissémination pour éviter que l’opacité ne l’emporte sur la transparence. L’erreur que commettent certains gouvernements consiste a écarter la société civile du processus de poursuite en vue du recouvrement des avoirs spolies. Cela engendre de la défiance, alors qu’engager un dialogue serein et transparent entre les gouvernements et les organisations de la société civile permettra de casser le cercle vicieux de la corruption et du détournement de fonds qui ont marqué les étapes antérieures du développement des pays en développement.
Entretien réalisé par Mohamed Imad Eddine Merad