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Le « pèlerinage prophétique » de Karl Marx en Algérie

 Par Khider Mesloub

Dans notre article consacré au pillage culturel et torpillage mémoriel menés par le Maroc (1), nous avions relayé l’information publiée par Bopress qui citait les propos d’un politologue marocain, nommé Manar Slimi. Celui-ci affirmait que Karl Marx n’aurait jamais visité l’Algérie. En effet, à l’encontre de l’évidence historique prouvant que le philosophe allemand Karl Marx avait bien séjourné en Algérie du 20 février au 2 mai 1882, pour des raisons médicales et climatiques, ce politologue marocain se hasardait à alléguer que Marx n’aurait jamais voyagé en Algérie. Selon cet imposteur, Marx aurait séjourné au Maroc et non en Algérie.

Je livre aux lecteurs la preuve du séjour de Marx en Algérie.

 Au lendemain du décès de sa femme Jenny, morte le 2 décembre 1881, pour soigner sa bronchite chronique et probablement noyer son chagrin dans un pays réputé pour ses vertus humaines consolatrices et son climat naturel régénérant, Marx, sur les recommandations de son médecin qui lui conseille une convalescence dans un pays ensoleillé, décide d’aller séjourner en Algérie. Son médecin lui recommande le sud de la France ou l’Italie. Mais Marx (par amour de ce pays à qui il a consacré plusieurs études, mais aussi plausiblement par repentance politique car, au début de la conquête de l’Algérie par la France, il développe  une analyse unilinéaire de la colonisation conçue comme un potentiel facteur de développement économique pour les sociétés non-européennes, avant d’abonner cette conception au profit d’une analyse selon laquelle les sociétés colonisées, et plus largement extra-européennes, peuvent se développer en dehors (et contre) du capitalisme si certains facteurs sont réunis) jette son dévolu sur l’Algérie.

Tout se passe comme si, en visionnaire de la Révolution mondiale, pressentant le futur destin politique exceptionnel de l’Algérie symbolisée par son mouvement de Libération national mondialement glorifié, Marx a voulu, avant tout le monde, accomplir son Pèlerinage prophétique dans ce pays destiné à devenir la divine Mecque des révolutionnaires durant les années 1960 et 1970, cette glorieuse époque de l’âge d’or de l’Algérie postindépendance. Époque où Alger la Blanche devient Alger la Rouge. Le siège de l’Internationale anti-impérialiste, anticolonialiste, antisioniste et antiraciste. Toute l’Algérie devient la terre d’accueil des militants en lutte contre l’oppression coloniale ou raciale. Et l’Algérie rebelle rayonnera également sur la scène diplomatique internationale.

Marx débarque le 20 février 1882 à Alger. Il va séjourner presque trois mois à Alger du 20 février au 2 mai 1882. C’est la seule période de sa vie passée loin de l’Europe.

Arrivé à Alger, il descend d’abord au Grand Hôtel d’Orient (entre la Grande Poste et en contrebas l’hôtel Aletti). Ensuite, il s’établit à la Pension Victoria, située dans le quartier dit Mustapha Supérieur sur les hauteurs d’Alger, boulevard Bon-Accueil (devenu Saint-Saëns, puis Mohamed V). Dès son installation dans la Pension Victoria, il est ébloui par la splendeur du paysage. Dans une lettre adressée à son gendre Paul Lafargue (médecin de son état, auteur du livre Droit à la paresse), il décrit ses premières impressions d’Alger : « Ici, situation magnifique, devant ma chambre la baie de la mer que ferme la Méditerranée, le port d’Alger ; des villas disposées en amphithéâtre escaladant les collines (des ravines au-dessous des collines, d’autres collines au-dessus) ; plus loin, des montagnes visibles entre autres les sommets neigeux derrière Matifou [actuel Bordj El-Bahri], sur les montagnes de Kabylie, des points culminants du Djurdjura (tous ces monts, comme les dites collines, sont calcaires). – Le matin, à 8 heures il n’est rien de plus enchanteur que le panorama ; l’air, la végétation, merveilleux mélange européo-africain. »

Plus tard, il visite le Jardin d’Essai : « Hier à une heure de l’après-midi nous sommes descendus à Mustapha inférieur d’où le tramway nous a amenés au Jardin Hamma ou Jardin d’Essai qui sert de Promenade publique ». Avant de visiter le Jardin d’Essai, Marx s’attable à café situé dans le quartier de l’Agha : « Avant de pénétrer dans le Jardin d’Essai, nous bûmes du café, en plein air naturellement, dans un « « café » maure. Le Maure en prépare d’excellent, nous étions assis sur des tabourets. Sur une table de bois brut, une douzaine de clients maures, le buste penché en avant, les jambes croisées, savouraient leurs petites « cafetières » (chacun a la sienne) tout en jouant aux cartes (une victoire que la civilisation a remportée sur eux). Le spectacle était très impressionnant : certains de ces Maures étaient habillés avec recherche et même richement, d’autres portaient ce que j’oserais appeler des blouses, qui étaient autrefois de laine blanche, à présent en lambeaux et en loques mais aux yeux d’un vrai musulman de telles contingences, la chance ou la malchance, ne sauraient établir une différence entre fils de Mahomet. Cela n’influe pas sur l’égalité absolue qu’ils manifestent dans leurs relations sociales. Ce n’est que lorsqu’ils sont démoralisés qu’ils prennent conscience de ces différences ; en ce qui concerne la haine envers les chrétiens et l’espoir de remporter finalement la victoire sur ces infidèles, leurs hommes politiques considèrent à juste titre ce sentiment et la pratique de l’égalité absolue (non du confort ou de la position sociale, mais de la personnalité) comme quelque chose qui les incite à maintenir vivante la première et ne pas renoncer au second. (ET POURTANT ILS SONT FICHUS SANS UN MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE !) » (Lettre à sa fille Laura Lafargue)

C’est dans ce quartier de l’Agha qu’il se fait photographier le 27 avril 1882, une photo prise juste avant de se faire raser la barbe. Le 28 avril, il écrit à son fidèle ami Friedrich Engels : « À cause du soleil, je me suis débarrassé de ma barbe de prophète et de ma toison, mais (comme mes filles me préfèrent avec), je me suis fait photographier avant de sacrifier ma chevelure sur l’autel d’un barbier algérois. J’aurai les clichés dimanche prochain (30 avril). Vous en enverrai des spécimens de Marseille… » Puis il passe chez un barbier de la Casbah.

Outre ses douleurs d’ordre somatique, Marx souffre également d’afflictions d’ordre nostalgique.  En témoignent ses confidences : « Il n’y aurait rien de plus enchanteur que la ville d’Alger, ni surtout que la campagne aux abords de l’été, (…) j’aurais une impression de Mille et une Nuits – me supposant en bonne santé, si j’avais autour de moi tous ceux que j’aime (sans oublier surtout les petits-fils), écrit-il à sa fille Jenny dans une lettre.

Il souffre surtout d’isolement dû à son veuvage, d’une « une profonde mélancolie, comme il le confie à son fidèle et confident ami Engels : « tu sais que peu de gens répugnent plus que moi aux démonstrations sentimentales ; ce serait mentir toutefois que de ne pas avouer que ma pensée est essentiellement occupée par le souvenir de ma femme, cette part du meilleur de ma vie ! ».

Au détour d’une de ses observations formulée dans une lettre adressée à sa fille Laura on découvre que la légendaire prestance et la noble élégance des Algérois depuis longtemps louées étaient déjà de rigueur et en vigueur au XIXème siècle. Marx note à propos des Algérois qu’il côtoie au cours de son séjour en 1882 : « le plus misérable des Maures surpasse le plus grand comédien d’Europe dans l’art de se draper dans son capot et de prendre une attitude pleine de naturel, de grâce et de dignité ». Il lui raconte avoir vu certains Arabes habillés « avec recherche, et même richement ».

Autre observation notée par Marx qui nous renseigne sur l’altière attitude de l’Algérien doublée d’un esprit d’insoumission et de rébellion. Comme le souligne un auteur contemporain italien, Marx est frappé par l’absence de quasi-absence de l’État et par l’insubordination des Algériens dans ce pays pourtant occupé par les colons français (incapables de faire plier les Algériens à leurs règles, sinon par la force. De là s’expliquent la permanente violence et les récurrentes exactions employées par les autorités coloniales contre les indociles et récalcitrants algériens : « Dans aucune autre ville qui soit en même temps le siège du gouvernement central il n’existe un tel laisser- faire, laisser-passer ; la police est réduite au strict minimum, sans-gêne public inouï, c’est l’élément maure qui a introduit ces mœurs. Les musulmans en réalité n’acceptent pas la subordination. Ils ne sont ni sujets ni administrés, ils ne reconnaissent nulle autorité, excepté sur les questions politiques, ce qui provoque de la part des Européens un grave malentendu ».

Jusqu’à sa mort, Marx l’immigré, l’exilé de force, est demeuré fidèle à ses convictions. Karl Marx meurt 14 mars 1883 des suites d’une tuberculose pulmonaire, une maladie de la pauvreté, qui se manifeste dans des situations de grande précarité, car les conditions de vie insalubres, la promiscuité, la malnutrition et le stress abaissent les défenses immunitaires des individus.

Marx a vécu pauvrement. Il a lutté sa vie durant contre la politique économique de pauvreté imposée au prolétariat par les lois capitalistes. Et il est mort d’une maladie de la pauvreté. Mais il a légué à l’humanité un riche patrimoine intellectuel, scientifique et politique, un Capital pour le combat du prolétariat mondial.

Marx est enterré aux côtés de sa femme Jenny à Londres dans le cimetière de Highgate.

 

  1. Lire : Pillage culturel et torpillage mémoriel : la guerre patrimoniale menée par le Maroc contre l’Algérie

 

 

 

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