A la une, Culture

Quand l’Europe bourgeoise affamait et diffamait l’immigré révolutionnaire Karl Marx (1/2)

Par Khider Mesloub

« Marx était l’homme le plus haï et le plus calomnié de son temps. Les gouvernements absolutistes ou républicains l’ont déporté. Bourgeois, conservateurs ou démocrates se sont unis contre lui ».  Déclaration d’Engels lors des funérailles de Marx.

En cette période d’entrer de l’Europe dans la guerre, escortée de son habituel lot d’exilés et de la criminalisation de l’activité politique révolutionnaire, il n’est pas inutile de rappeler que la vie de Karl Marx a été marquée par l’exil forcé, le bannissement, l’emprisonnement, la misère.

Jamais, autant que Marx, dirigeant politique n’a été combattu, vilipendé, calomnié, discrédité de son vivant. Les premières années de sa vie de militant révolutionnaire sont émaillées de persécutions, d’expulsions, d’interdictions, de condamnations, de détention. D’abord, en butte aux persécutions en Allemagne, Karl Marx se réfugie à Paris. À peine installé dans la capitale française, vu comme un dangereux révolutionnaire, il fait l’objet d’un ordre d’expulsion sur la requête du pouvoir prussien.  Ensuite, il trouve exil en Belgique. Revenu en Allemagne, aussitôt il est à nouveau banni. Il part se réfugier à Paris en 1848. Il participe aux journées révolutionnaires de Juin. Il est arrêté et interné dans le Morbihan. Il parvient à s’échapper, puis traverse la Manche pour s’exiler définitivement à Londres.

Ainsi, Marx a été traqué, pourchassé dans toute l’Europe. Il finit par s’exiler en Angleterre, seul pays dépourvu de législation pour délit d’opinion. Cependant, l’Angleterre, si elle lui accorde le droit d’exil, elle lui refuse tout droit de travail.

Karl Marx naît en 1818, en Prusse. Il grandit dans une famille d’avocats de province, des bourgeois juifs convertis au protestantisme. Dès son plus jeune âge il se prend de passion pour la Révolution française. Marx fait d’abord des études de droit, mais il finit par s’orienter vers la philosophie. Non pas en carriériste désireux se hisser vers les sommets de la profession d’universitaire, mais en militant révolutionnaire animé d’une inébranlable volontaire de comprendre le monde pour mieux le transformer. « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer », écrit Karl Marx, dans ses Thèses sur Feuerbach. Il demeurera fidèle à cette profession de foi puisque, plus qu’aucun autre penseur, au cours de sa vie, il met en pratique cette conception : il ne séparera jamais sa réflexion théorique de son engagement militant. Notamment par sa mobilisation politique pour fonder un parti ouvrier. La Première internationale. Son engagement pour le communisme. Comme le dit le philosophe Jean Quétier : « C’est sa capacité à articuler son analyse théorique et la pratique militante. Il y a vraiment une réflexion chez lui, constante, sur la façon dont une théorie peut s’incarner, être portée par le plus grand nombre, par les masses. Et ça, je pense que dans l’histoire de la philosophie, il y a une vraie rupture avec Marx de ce point de vue-là, qui s’instaure, parce que c’est peut-être l’un des aspects les plus innovants de sa pratique théorique. » En d’autres termes, la conjonction de la théorie et la praxis.

Comme l’a écrit le militant et historien socialiste Franz Mehring : « Malheur au génie indépendant et incorruptible qui s’oppose fièrement à la société bourgeoise, qui sait lire dans le fonctionnement de ses rouages internes les signes avant-coureurs de sa fin prochaine et qui forge les armes qui lui donneront le coup de grâce. A un tel génie, la société bourgeoise réserve des supplices et des tortures qui peuvent paraître moins barbares que ne l’étaient le chevalet de l’Antiquité et le bûcher du Moyen Age, mais qui au fond n’en sont que plus cruels ».

Condamné à vivre dans la pauvreté, Marx, pour pouvoir travailler à son œuvre et à l’organisation du mouvement ouvrier, n’a dû sa survie qu’au soutien financier de son ami dévoué Engels. Soit dit au passage, c’est Engels, jeune chef d’entreprise, qui fera découvrir de l’intérieur la condition ouvrière et les rouages du capitalisme.

Contrairement aux calomnies répandues sur Marx, celui-ci n’a jamais refusé de travailler pour mieux se consacrer librement à la rédaction de ses écrits. En vérité, c’est par la volonté de la bourgeoisie de l’affamer qu’il est s’est retrouvé sans emploi. En effet, par son statut d’exilé comme par sa stature de « dangereux » révolutionnaire, Marx ne pouvait pas décrocher un emploi à la hauteur de ses compétences universitaires (Marx était titulaire d’un doctorat en philosophie et avait une compétence reconnue dans le journalisme).

De toute évidence, toute la bourgeoisie européenne s’est liguée contre Marx : hors de question de lui accorder un emploi ou une simple pige dans un journal. Pourtant Marx est un journaliste compétent, qui plus est fervent défenseur de la liberté de la presse. Pour autant, il parvient à se faire « recruter » en qualité de journaliste, mais sous une fausse identité, par New York Daily Tribune avec lequel il collabore une bonne dizaine d’années à partir de 1851. Avec ses 200.000 abonnés, New York Daily Tribune est alors le journal le plus lu et le plus riche des États-Unis.

Ainsi, au cours de sa vie d’exilé, Marx n’a jamais pu exercer un travail fixe. Ce qui le conduit à vivre dans une extrême pauvreté. Plusieurs de ses enfants ont subi dans leur chair les cruelles affres de l’infortune de leurs parents : certains sont morts de faim. D’ailleurs, Marx écrit par ironie : « Je ne pense pas qu’on n’ait jamais écrit sur l’argent tout en en manquant à ce point ».

Durant toute sa longue vie d’exilé (de 1848 jusqu’à sa mort en 1883), Marx a vécu dans la misère, comme en atteste sa correspondance avec Engels. Certes, ce dernier, installé également en Angleterre, lui apporte un soutien financier régulier, mais il permet à peine à la famille de Marx de survivre. En effet, en dépit de cette aide pécuniaire généreuse, Marx et sa famille vivent dans une extrême misère : « Ma femme est malade, la petite Jenny est malade, Léni a une sorte de fièvre nerveuse. Je ne peux et je ne pouvais appeler le médecin, faute d’argent pour les médicaments. Depuis huit jours, je nourris la famille avec du pain et des pommes de terre, mais je me demande si je pourrais encore me les procurer aujourd’hui », écrit-il à Engels le 4 septembre 1852. Au reste, l’un de ses enfants, Edgar, meurt de malnutrition. Sa femme Jenny raconte dans une lettre qu’elle n’a même pas l’argent pour payer le cercueil.

De fait, jusqu’à sa mort, Marx mène une vie d’anachorète. À Londres, Marx vit dans un misérable appartement deux pièces, décrit par ses familiers comme un taudis où s’entassent anarchiquement de vieux meubles. Or, malgré son indigente, Marx ouvre sa maison à tous les militants exilés. Il accueille chez lui les réfugiés de la Commune de Paris.

Outre l’indigence dans laquelle Marx a été réduit à vivre, il devait également subir tout au long de sa vie d’odieuses calomnies par de nombreux auteurs.

Au lendemain de la mort de Marx, le journal « L’univers » se répand, dans un article où la calomnie le dispute au mensonge, en une diatribe ignoble. Le journal écrit le 19 mars 1883 : « Marx fonda l’Internationale, terrible et vaste plan, dont la réalisation amènerait une dictature des travailleurs et conduirait le monde à la « liquidation sociale ». Marx était juif, comme son compagnon socialiste Lassalle. Aussi avait-il à un haut degré toutes les particularités distinctives de sa race. Il aimait le luxe, le faste et le bien-être matériel, tout en fulminant avec indignation contre le capital et la bourgeoisie. Toujours comme Lassalle, époux d’une Allemande d’origine princière, Marx parvint à épouser une jeune fille noble et riche, sœur du comte de Westphalen, le ministre ultraconservateur prussien de la réaction de 1850. Alors le juif put satisfaire ses goûts. Il s’entoura de tout le luxe que lui permit la fortune de sa femme. On possédait un bel hôtel à Londres ; on louait en hiver des villas sur la Riviera ; au printemps, on allait jouir du climat délicieux de l’île de Wight ; on s’installait à Ventnor, l’ancienne résidence de l’impératrice d’Autriche ; puis en été on cherchait la fraîcheur dans un chalet d’Interlaken ou de Brunnen. Tout en menant cette large existence, Marx ne cessait de faire ses plus larges efforts pour révolutionner les travailleurs en les excitant à demander la liquidation sociale. Il se garda bien de donner l’exemple de cette liquidation. Sa générosité pour les travailleurs était toute platonique. Le juif Marx a puisé ses principales idées dans les fameuses doctrines de Luther. « Faites ce que vous voudrez, mentez, parjurez-vous, volez, tuez les riches et les princes, croyez seulement que vous avez bien fait. » Ces infâmes paroles, le fondateur de l’Internationale se les était appropriées ; il les avait arrangées selon les besoins du siècle. Les travailleurs trouvent que l’équité exige la liquidation et que chacun est roi en vertu des principes de la souveraineté nationale ».

De nos jours encore, on trouve des calomnies grossières de même acabit rédigées contre Marx. Sous la plume de ses détracteurs, on peut lire que Marx aurait engrossé la bonne, profité de tout le monde, exploité ses filles, acculant deux d’entre elles au suicide.

 

 

 

Partager cet article sur :

publicité

Dessin de la semaine

Articles similaires