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L’écrivain Albert Cossery :une plume égyptienne désaliénante (2/6)

Par Khider Mesloub

Le dandy parisien

En 1945, Cossery s’installe à Paris. Il habite dans le quartier de Montmartre. Il s’établit à l’hôtel La Louisiane, situé dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés. Il y habite jusqu’à sa mort, en 2008. A la même époque, il rencontre Monique Chaumette, une comédienne connue au TNP (théâtre national populaire). Elle devient (brièvement) son épouse. Cossery mène une vie de bohème. Il fréquente le Tout-Paris littéraire et artistique : Albert Camus, Lawrence Durrell, Louis Guilloux, Henry Miller, Jean Genet, Boris Vian, Albert Giacometti, Juliette Gréco, Mouloudji, etc. Il croisait régulièrement Sartre : « On se saluait de la tête, on ne s’est jamais parlé. Il était entouré des femmes les plus laides du monde ». Alors qu’en ce temps-là, les femmes étaient si belles et intelligentes », a déclaré Albert Cossery. 

En 1955, paraît son roman Mendiants et Orgueilleux. Il obtient un grand succès de librairie. Un temps pressenti pour le prix Goncourt, le roman n’est finalement pas sélectionné. Dans ce chef-d’œuvre, condensé de l’engagement contre l’aliénation, le récit raconte l’histoire d’un professeur devenu délibérément mendiant car « enseigner la vie sans la vivre est le crime de l’ignorance le plus détestable ».

Cossery mène une vie d’anachorète. Ce pharaon de la littérature a une vie réglée comme une horloge. Il a choisi de vivre modestement. Il a vécu pauvrement, mais libre. Comme un mendiant mais orgueilleux, comme le titre d’un de ses livres. Dans une de ses déclarations d’adieu, il a confié : « J’ai vécu ma vie minute par minute ». Autrement dit, sans avoir sacrifié aucune minute au capital, sans avoir cédé à aucune forme d’aliénation, ni religieuse, ni politique, ni professionnelle. De bout en bout Cossery est demeuré maître de sa destinée, ciseleur de sa vie artistiquement modelée par son esprit libre.

Saint-Germain-des-Prés était son immense royaume. Et ce noble prince de la royale littérature élit domicile dans une minuscule chambre d’hôtel, décrite par son ami Henry Miller dans son roman Tropique du Cancer. Ainsi, ce dandy du Nil, à l’allure d’un lord anglais, a vécu plus d’un demi-siècle dans le même banal hôtel du Quartier latin : La Louisiane, dans la chambre 58, situé dans une modeste rue fréquentée par les touristes. « Il portait avec une aisance incomparable un costume en lin couleur beige, une chemise de soie écrue agrémentée d’une cravate d’un rouge vif et des chaussures en peau de daim marron » (Les couleurs de l’infamie). En écrivant cette phrase, Albert Cossery trace son autoportrait. Selon de nombreux témoignages, Cossery, observant un rituel immuable, quitte sa chambre d’hôtel toujours vers 14 heures. Habillé comme un aristocrate, l’œil espiègle pour bien fertiliser sa curiosité littéraire par l’observation méticuleuse de ses congénères, il arpente souverainement les rues de Paris. « Marcher, marcher, c’est une chance de pouvoir marcher et de regarder la vie. Si j’avais un appartement et si je devais penser aux draps, je serais déjà mort », a déclaré Cossery. Toujours le refus consciencieux d’aliéner son existence aux routines bourgeoises.

Toujours tiré à quatre épingles, il aimait s’attabler aux mêmes terrasses de café de Paris, situées toutes en plein cœur de Saint-Germain-des-Prés, pour observer avec ses yeux perçants les comportements des badauds, épingler dans sa rétine archiviste les travers des êtres humains. « Gohar vit un homme d’un certain âge, aux vêtements soignés, assis dignement sur une chaise, et qui regardait la foule d’un air détaché et royal ». Ces quelques lignes, tirées de Mendiants et Orgueilleux, dessinent fidèlement le portrait de Cossery.

C’est un client fidèle du Café de Flore, de la Brasserie Lipp, Les Deux Magots, Le Bonaparte, Le chai de l’Abbaye, un amoureux impénitent du jardin du Luxembourg, etc. « C’est dans la pratique quotidienne de la rue (et des cafés) qu’on étudie la vie, pas dans les livres », aimait-il répéter. Cossery aura vécu plus de 60 ans dans son royaume de Saint-Germain-des-Prés, à l’abri de l’agitation sociale stérile et de l’affairement mercantile.

Dans les années 1980, grâce à Joëlle Losfeld, sa nouvelle éditrice (éditions Losfeld), l’œuvre d’Albert Cossery connaît un nouveau souffle, une esquisse d’immortalité. En effet, les livres de Cossery timidement commencent à s’imposer sur les rayonnages des librairies françaises. Pour la première fois, il consent même à faire la promotion de ses livres. Depuis lors, les ouvrages de Cossery font désormais partie du paysage littéraire.

Son œuvre est traduite en quinze langues. En revanche, dans son pays natal, dont il a conservé la nationalité (il a toujours profondément tenu à sa nationalité égyptienne : il a refusé d’être naturalisé, déclarant ne s’être jamais senti Français, en dépit de son amour pour la langue et la culture françaises), longtemps l’œuvre de Cossery demeure quasiment méconnue. Cependant, le public égyptien le découvre tardivement à travers notamment les adaptations cinématographiques de Mendiants et Orgueilleux (1991) et La Violence et la dérision (2001) réalisées par l’Égyptienne Asmaa El-Bakry.

En 1998, une opération du cancer du larynx le prive désormais de ses cordes vocales. Après l’opération, Albert Cossery chuchote plus qu’il ne parle. Griffonne sur un bout de papier pour « converser », quand son interlocuteur ne le comprend pas.

Soit dit en passant : c’est à cette période que j’eus l’honneur de rencontrer Cossery dans une librairie parisienne lors d’une séance de dédicace de son livre « les couleurs de l’infamie ». Malgré ses difficultés de parler, avec sa voix inaudible, nous avions pu échanger quelques mots ensemble. Puis, il m’a dédicacé son livre de sa main de maître de l’art de vivre.

À l’évidence, c’est un auteur visionnaire. Dans son prémonitoire roman Une ambition dans le désert publié en 1984, le seul roman dont l’histoire ne se déroule pas en Égypte mais à Dofa, nom fictif d’un pays du Golfe, Cossery prophétise la guerre du Golfe. Dans ce livre, il préfigure l’instrumentalisation du terrorisme par les puissances impérialistes.

Cossery relève avec justesse combien l’existence de pétrole dans le sous-sol d’un pays est une véritable malédiction, surtout quand le pays est pauvre, car le pétrole attire la rapacité de la « grande puissance impérialiste, porteuse de toutes les ignominies » (Cossery vise ici l’impérialisme américain pour lequel il vouait une haine inexpiable).

Éloge de la philosophie cossérienne

La modestie de sa vie a nourri la vie modeste de son œuvre. En effet, l’œuvre romanesque d’Albert Cossery est parcimonieuse. En plus d’un demi-siècle de carrière littéraire (70 ans), Cossery n’a écrit que 8 magnifiques livres. Avec uniquement huit ouvrages à son actif, d’aucuns ont calculé que Cossery a rédigé une phrase par jour.

À la remarque étonnée émise par quelqu’un sur cette parcimonie rédactionnelle, il a répondu : « Une phrase par jour, c’est beaucoup ! ». Sa devise est : « Une ligne par jour. Mais chaque phrase doit être porteuse d’une densité qui percute et assassine à chaque nouveau mot ». Cossery aspire à ce que chaque phrase soit : « la goutte d’ammoniaque qui tire les gens de leur torpeur. Elle provoquera une rupture qui sapera les fondements de cette fausse cohésion imposée par les mécanismes d’une société close, stéréotypée, qu’elle soit régie par le système capitaliste ou tout autre système économique ». Son combat contre toutes les formes d’aliénation imprègne toute son œuvre.

Cossery est un écrivain paresseux. Lors de l’une de ses dernières interviews en 2008, Cossery prend à témoin le journaliste et lui dit : « Regardez mes mains, elles n’ont jamais travaillé depuis deux mille ans ». Jusqu’au seuil de la mort, il a refusé d’aliéner son corps, de se compromettre dans l’aliénation professionnelle.

La majorité de ses romans se déroule en Égypte, son pays de naissance. Toutefois, quoique les personnages évoluent en Égypte, par la sagesse exhalée de ses romans, Cossery décrit en vérité l’homme universel.

Bien qu’imprégnée de sensations et couleurs égyptiennes, l’œuvre de Cossery ne verse pas dans l’orientalisme, car elle demeure de part en part universelle.

Lire: L’écrivain Albert Cossery : une plume égyptienne désaliénante (1/6)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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