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Lettre publique au Directeur du « Quotidien d’Oran » : Face à la censure d’opinion,  il ne faut plus se taire

Par Abdellali MERDACI*

Monsieur le directeur,

Je voudrais rappeler que ce n’est pas la première fois que vous censurez mes écrits. J’avais évoqué dans une contribution donnée au « Quotidien d’Oran » (« Algérie, une suite allemande », 20-24 février 2008), marquant le rapport dévié à l’histoire nationale du roman de Boualem Sansal « Le Village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller » (Paris, Gallimard, 2008), le passé d’activiste nazi de Mohammedi Saïd, recruté en 1941, à Berlin, par la Wehrmacht, rejoignant la Deutsche Arabishe Legione et les « SS Mohamed », chef de la wilaya III de l’ALN (1956-1958) pendant la guerre d’indépendance, cité dans le massacre de populations civiles à Melouza, le 29 mai 1957. Les ayants-droit de Mohammedi Saïd, tout en confirmant mes informations sur son passage dans l’armée nazie et en insistant sur les médailles qu’elle lui a décernées, m’avaient menacé dans un droit de réponse (« Le Quotidien d’Oran », 10 mars 2008) des foudres de la justice. Ma réponse à la famille Mohammedi Saïd a été proprement escamotée par la direction du journal. Cet épisode de censure abjecte est largement repris et commenté dans mon ouvrage éponyme « Algérie, une suite allemande », (Constantine, Médersa, 2008).

Depuis cette mésaventure malvenue, je n’ai plus aucune  attache avec « Le Quotidien d’Oran » et je n’imaginais pas d’en avoir. Je me suis imposé de répondre à une opinion de lecteur relative à l’écrivain-chroniqueur-buzzeur Kamel Daoud, qui est une évidente falsification de l’histoire présente de notre pays, entachant sa littérature et sa culture nationales, sur laquelle l’Université et ses maîtres, la presse et ses chroniqueurs attitrés se sont tus. Et, c’est le semblable traitement de censure que vous me faites subir, douze ans après. Cette perversion est décidément inamendable. 

Je pouvais simplement espérer qu’en raison des changements  en cours dans notre pays depuis la vraie-fausse candidature de M. Abdelaziz Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel, la chute de son régime maffieux sous la pression de Marcheurs et du haut-commandement de l’Armée nationale populaire, et l’élection, le 12 décembre 2019, de M. Abdelmadjid Tebboune, président de la République, allaient rebattre les cartes. Et, surtout, permettre à tous les Algériens sans distinction partisane ou idéologique de s’impliquer dans une Algérie de rupture. Je ne pouvais préjuger que ce vent de changement ne souffle pas dans une presse privée dont le seul état de service a été d’être soumise ou de louvoyer avec l’ancien système. Au « Quotidien d’Oran », rien n’a changé et ne devrait changer. 

Ne me fallait-il pas le pressentir ?

En réponse à une opinion de lecteur faisant le panégyrique de l’écrivain-chroniqueur-buzzeur Kamel Daoud, salué comme un vertueux patriote et défenseur de l’algérianité (Cf. « Kamel Daoud. L’arbre aux fruits murs », « Le Quotidien d’Oran », 31 mai 2020), je vous ai adressé, le 6 juin 2020, une opinion étayée et conforme à l’inébranlable réalité des faits. Kamel Daoud qui a demandé et obtenu la nationalité française, le 28 janvier 2020, ne peut être désormais représentatif de la littérature algérienne, ni formellement y être intégré, ni se prévaloir d’algérianité et de patriotisme qu’il a répudiés. Le texte de mon opinion devait éclairer les lecteurs du « Quotidien d’Oran », en particulier, et les Algériens en général, trompés par ce lecteur et par sa direction. En prenant la nationalité de la France, Kamel Daoud s’est projeté, selon son propre langage dans une nouvelle « nativité » (vocable typique de la mythologie chrétienne), dans une autre identité et dans d’autres loyautés, rompant le pacte moral qui lie les Algériens à leur pays et à leur Nation.

C’est bien votre journal qui a pris l’initiative d’ouvrir dans ses colonnes un débat sur le chroniqueur-buzzeur : il devait, aussi, par probité intellectuelle et professionnelle en assumer une totale  charge. Ce débat ne saurait être, seulement, celui de courtisans névrosés et de béni-oui-oui chamarrés de sinistre mémoire. Vous avez en mains mon opinion depuis deux semaines et il est clair que vous en avez écarté la publication. Cette opinion est celle d’un universitaire, spécialiste de la littérature algérienne de langue française, auteur d’une vingtaine d’ouvrages et de plusieurs dizaines d’articles et d’études de journaux et de revues dans les domaines de l’histoire et de la critique littéraires, référencés dans la recherche nationale et internationale, qui observe régulièrement la littérature nationale et les littératures de l’espace francophone. Algérien, croyant en mon pays, il était de mon devoir d’informer mes compatriotes sur ce qui est un mensonge institué. Je le fais avec l’autorité et la légitimité de mon parcours intellectuel et académique.

Soit vous étiez au courant de la naturalisation française de Daoud et vous avez complaisamment publié des informations fausses, sans marquer de réserve, soit vous n’étiez pas informé des modifications dans le statut national de votre ancien collaborateur. Dans un cas comme dans l’autre, il y a un déficit de professionnalisme et votre responsabilité est gravement engagée, car il est exclu de diriger un quotidien national sans avoir été informé des aspirations du buzzeur, largement ébruitées dans les milieux médiatiques et littéraires parisiens, qui ont traversé dans les deux sens la mer Méditerranée. Et, il faut préciser qu’il ne s’en est pas caché et en a fait état, vers la fin de l’automne 2019, dans un hommage à la romancière Leïla Slimani, conseillère à la francophonie du président Macron, inséré dans un dossier du magazine « L’Obs ». Un éloge à la binationalité, en fait à la nationalité française et à la France, et – in fine – un appel aux Algériens à déserter leur identité nationale. Lisez : 

« […] la binationalité est une chance pour ce pays et, pour chaque individu qui en assure l’histoire. C’est une voie pour mieux comprendre et mieux expliquer, d’un côté de la frontière comme de l’autre. Binational, c’est le Français du futur là aussi. La seule possibilité peut-être de guérir la France, l’enrichir et aider les siens à sortir de la misère et de la jérémiade identitaire et de la rente du postcolonial » (« L’Obs » [Paris], 19 décembre 2019). 

Daoud garde l’ambition chevillée d’être, nettement et sans équivoque, ce « Français du futur ». Et, il le sera par décision discrétionnaire du président de la République française. Pour ce nouvel agent d’influence de la France, l’intention ne souffre d’aucune ambigüité : il faut, pour lui comme pour les Algériens, retourner à la francité et fermer la parenthèse de la guerre anticoloniale et de cinquante-huit années d’indépendance nationale. Les mots sont cinglants : « misère », « jérémiade identitaire », « rente du postcolonial ». Cette haine rageuse du postcolonial, de ce qui caractérise l’émergence de nouvelles nations  affranchies du joug colonial, il l’a éprouvée dans plusieurs chroniques du « Point ». 

Quel retournement de l’histoire si les Algériens se prêtaient aux vaines cogitations du buzzeur Daoud ! Quarante-quatre millions de Français d’origine algérienne, de « Français du futur », dans une Algérie redevenue française, qu’il conviendra, alors, de confier à M. Robert, son casque colonial, son fouet et ses godasses.

Ô martyrs de mon pays, pleurez !

Or, vous avez décidé de faire prévaloir publiquement sur ce « Français du futur » déclaré un odieux dithyrambe doublé d’un mensonge qui ne l’est pas moins, et vous avez estimé devoir refuser mon texte suffisamment documenté, aux informations prouvées. Vous avez, ainsi, injurié les chartes de votre profession. Est-il nécessaire de vous rappeler que l’autorisation que vous accordent l’État et ses lois, plus précisément sur l’information, d’éditer un organe de presse vous contraignent à une mission de service public ? En faisant barrage honteusement à une information sur leur littérature nationale et sur un auteur, Kamel Daoud, qui n’en fait plus partie, à laquelle les Algériens ont droit, vous avez failli, en toute conscience, à cet engagement de service public. Vous en avez pourtant la ferme obligation.

Cette opinion sur le buzzeur n’a pas un caractère délictueux pour compromettre votre publication : elle n’enfreint aucune bienséance établie et ne constitue ni une atteinte aux hautes autorités de l’État ni à ses valeurs consacrées. Elle n’est pas aussi une attaque ad hominem contre le buzzeur et ne concerne que ses engagements publics connus et diffusés dans son pays d’adoption. L’écrivain-chroniqueur-buzzeur néo-français, que vous protégez par votre acte de censure et d’arbitraire, aurait pu apporter utilement sa position dans ce débat (expliquer, par exemple, le saut d’un Algérien du présent dans une autre identité, pour devenir ce « Français du futur », « guérir » et « enrichir » la France) et même, s’il estimait sa personne calomniée, de le convoquer devant les prétoires de la République algérienne démocratique et populaire, comme il en a de notoriété publique le fâcheux penchant.

Vous avez admis, en votre rôle de directeur de journal, de publier des informations fausses, une fumeuse élévation du buzzeur français d’origine algérienne Kamel Daoud, alléguant un « patriotisme » et une « algérianité » qu’il ne peut décemment revendiquer, en censurant volontairement ma réponse à un apologue controuvé et provocateur. Rejetant un débat contradictoire nécessaire pour la construction d’un champ culturel national autonome, vous avez préféré exercer une insultante police des idées.

Vous avez fait peser lourdement le bâillon sur une opinion de critique et d’historien de la littérature qui vous chagrine personnellement, en vous rapprochant davantage d’une presse de parti politique, une presse de militants,  propageant des thèses de militants et destinée à des militants, ce qui est le contraire d’une presse d’information ouverte sans discrimination à la diversité de pensées. Moralement, vous êtes indéfendable : vous avez menti à vos lecteurs. Après cette infamie, auriez-vous le scrupule de ne plus vous porter et vous rehausser au rang des mandants des libertés et de la démocratie ?

Votre parti-pris en faveur du chroniqueur-buzzeur n’est ni éthique ni honorable. Il ne sert pas l’idée d’une presse nationale libre, sans basses-fosses,  sans arrière-boutiques hantées et sans cadavres putrescents. Il appartient à ces cas-limites de dérive et d’avilissement du métier d’informer contre lesquels la profession, les organismes de médiation publique,  de régulation et de déontologie de la presse et les lecteurs, doivent s’élever.

  1. le directeur, je souligne le fait que je suis libre de mes opinions, que je ne suis pas tenu de penser comme vous et comme le buzzeur, ce qui n’est pas une entrave à la publication de mon texte dans un journal de droit privé, régi par les lois de l’État, qui a une personnalité morale et une vocation publique, dans un débat public dont il a prit l’initiative. 

Vous avez, en m’empêchant de m’adresser aux lecteurs du « Quotidien d’Oran » et aux Algériens, protégé un fossoyeur de l’Algérie indépendante. Vous m’avez, aussi, interdit de m’exprimer dans mon propre pays.

Je voudrais relire avec vous cette forte affirmation du buzzeur : « Être binational, c’est avoir deux pays là où d’autres n’en ont même plus un seul ». Vous m’acculez, de fait, à cette infamante relégation, à cet « autre » qui n’a « plus un seul pays ». Combien cette sentence du buzzeur est vraie lorsque vous m’enlevez et mon droit à l’exercice libre de mon opinion dans mon pays et, dans le même geste foudroyant, mon pays. Alors qu’il est évident que Daoud a toutes les dispenses pour s’exprimer selon son bon plaisir dans « Le Quotidien d’Oran », dans le pays qu’il a abandonné et trahi, et dans la presse de son pays d’adoption, qu’il entreprend désormais de sauver de ses démons. Vous continuez, obstinément, les exclusions de l’ancien régime de M. Bouteflika qui a quasiment dépossédés les Algériens de leur pays, pour les transformer en zombies. 

Sous cet angle, votre œuvre d’enfermement de la pensée est intolérable. Je suis Algérien et vous ne pouvez me priver ni de mon pays ni de ma liberté d’expression dans mon pays, et c’est à ce titre que je combats et que je dénonce votre censure.

Voici ce qui nous sépare. 

Votre atteinte délibérée et répétée à ma liberté d’expression, garantie par les lois fondamentales de la Nation, appartient à un monde ancien frappé d’imprécations, que vous avez servi en livrée de factotum maculée d’effroyables décrépitudes. L’Algérie qui vient, débarrassée d’héritages de chefferies iniques, apurée du règne de marchands corrompus, recherchant de certitudes neuves, et il faut espérer que vos pratiques délétères ne l’étouffent pas dans l’œuf, devrait être celle des Algériens qui ont la foi de leur pays, résolument unis autour de leur patrie qui nourrit leurs espérances. 

Cette Algérie, qui finira par advenir, se mérite : elle ne peut être celle des sabreurs d’opinions et de vérités. Vous n’en êtes pas digne.

 

PS | Mon opinion a été publiée par le quotidien « L’Est algérien » (Annaba) et par des sites d’information en ligne (entre autres : « Algérie54 », « Algérie1 ») et des blogs particuliers en Algérie et à l’étranger. La naturalisation française de Kamel Daoud est aujourd’hui connue des Algériens.

 

*Ecrivain, critique et historien de la littérature. Dernier ouvrage paru : Étienne Nasreddine Dinet. Une conjuration néocoloniale, Constantine, Médersa, 2020. 

 

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