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Ali Bensaad, le « moment colonial » et autres fadaises. Révisionnisme historique et mauvaise foi

Par Abdellali Merdaci

Dans un entretien avec « Le Quotidien indépendant » (1), Ali Bensaad s’exprime sur le pince-fesse qu’il a organisé à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, en marge du soixantième anniversaire de l’Indépendance, sur le thème « Algérie 1962-2022. Trajectoires d’une nation et d’une société ». Comment nombre de participants algériens, franco-algériens et français ont-ils accepté d’intervenir sous cet intitulé confus, qui ne répond d’aucune appropriation scientifique précise ? Seule la rumeur d’un hallali de l’État-nation algérien les y a rameutés pour une danse barbare et obscène.

Une conceptualisation incertaine

Le concept de « trajectoire » appartient à l’origine aux sciences mathématiques, l’usage qu’en font les sciences sociales, notamment dans les travaux de Pierre Bourdieu et de ses disciples (2), se concentre sur les différentes positions que peuvent s’assigner dans le champ, selon leurs habitus, un individu ou un groupe d’individus dans leur évolution et dans leur recherche de possibles. Ce concept de « trajectoire » a, certes, été élargi avec d’autres marqueurs opératoires dans les disciplines de la science politique, relevant la prévalence des institutions de l’État, et de la géographie, relativement aux mobilités migratoires.

L’extension du concept de « trajectoire » par l’auteur (ou les auteurs) de l’exposé des motifs du « colloque algérien » de Paris 1-Panthéon-Sorbonne à la « nation » et à la « société », objets théoriques, est-elle fondée sur le plan méthodologique ? Ce texte introductif du « colloque » confond aussi les notions de « parcours » et de « trajectoire ». Or, ce ne sont pas les mêmes réalités socio-historiques et critiques. Une trajectoire s’échafaude et s’objective dans la singularité d’une histoire ; le parcours peut être spontané – voire incohérent et subi.

Si les politologues et juristes interrogent le concept de « trajectoire » dans l’étiage de la construction de l’État, comment en reconnaître la pertinence dans le cas de la Nation, définie comme population ou ensemble de populations saisies dans une permanence territoriale et historique solidaire lorsqu’elle n’est pas fragmentaire et de la Société, collectivité d’acteurs différenciés, qui ne sont pas déterminés par de semblables performances, qui restent des abstractions ? Le concept de nation, qui n’est pas un phénomène unifié, qui n’a pas comme l’État un caractère pratique, ne réalise pas de « trajectoire », contrairement aux acteurs ou groupes d’acteurs de la société. Il était sans doute plus pertinent pour Ali Bensaad et sa phalange de « professeurs émérites » d’envisager les trajectoires de l’État-nation algérien et de ses communautés d’acteurs.

Ce « colloque » de Panthéon-Sorbonne s’est projeté sur des bases méthodologiques incertaines. L’examen des intitulés des communications présentées par un aréopage d’universitaires et de non-universitaires, de professionnels de la recherche et d’amateurs, ressassant des bilans de travaux personnels, de témoins apportant l’émotion de leur vécu, ne donne pas du sens à un thème « algérien » particulièrement foutraque, où les ennemis de l’Algérie de l’intérieur et de l’extérieur se sont comptés.

Le comité scientifique du « colloque » comporte six universitaires français (ou assimilés) exerçant en France (ainsi, Lahouari Addi, Madjid Bencheikh, Ali Bensaad, Mouloud Boumghar) et en Allemagne (Rachid Ouaïssa) et un journaliste (Akram Belkaïd, du « Monde diplomatique », insulteur de l’Algérie et des Algériens). Trois universitaires algériens ont apporté leur crédit à cette  hasardeuse entreprise (Daho Djerbal, Louisa Dris Hamadouche, Amar Mohand-Amer).

Dans l’exposé des motifs du « colloque », on retrouve repris consciencieusement, mot par mot, les positions tortueuses d’Ali Bensaad sur l’histoire coloniale française en Algérie exprimées dans son entretien avec « Le Quotidien indépendant » ; on y reviendra. Il est vrai que le « professeur de l’Institut de Géographie français » est le directeur « scientifique » du « colloque ».

Une mentalité néo-indigéniste (3)

Cette réunion foraine, dont il ne faudrait pas, selon Bensaad, mettre en doute  la science des intervenants et leur probité intellectuelle, il en revendique le caractère hautement critique. Avec un argument  misérable et néo-indigéniste : « […] on a choisi la Sorbonne, dont la présidente a bien voulu l’accueillir, en raison de la centralité géographique du lieu, et, surtout, pour marquer le caractère académique du colloque, sans oublier que la Sorbonne est un lieu emblématique et incontestable du savoir, et reconnu pour son indépendance par rapport au pouvoir politique » (4).

Pourquoi une réunion aux motivations scientifiques disparates de chercheurs, principalement algériens ou français d’origine algérienne, serait-elle légitime en raison du seul imaginaire algérien d’une institution académique parisienne ? Pourquoi, précisément, convoquer un ethos de l’institution sorbonnarde, sur un registre plutôt scientiste, qui serait dégagée de toute emprise du pouvoir politique, pour en recouvrir un débat de francs-tireurs embusqués ramassés sur les deux rives de la Méditerranée ? Cette défiance, inutilement affichée envers le pouvoir algérien, devait-elle être significativement à l’ordre du jour d’un « colloque algérien » à Paris ?

Les garanties de scientificité, attendus de la Sorbonne par le principal organisateur de la sauterie, ne devraient-elles pas être celles, en dehors de tout a priori scientiste, des seuls intervenants ? Outre cette justification détestable de la précellence intellectuelle française, sortie du vieil âge colonial (5), l’organisateur Bensaad note « la centralité géographique du lieu » du « colloque ». Cette indication ne vaut que par rapport à un positionnement dans une urbanité universitaire parisienne de copains et de coquins, qui ne devrait pas être intelligible pour un non-Parisien. C’est vrai qu’au Quartier latin la proximité des bars à bière est providentielle. Un atout pour une rencontre « scientifique » ? Ces garanties de centralité géographique, d’académisme et d’irréductibilité politique de la Sorbonne, qui participent d’une mythologie française quelque peu défraichie, devraient-elles certifier un débat franco-algérien sous la férule de l’Université française, sur un thème typiquement algérien ? Cette fétichisation du cadre spatial, cette survalorisation éthique du « colloque algérien » de Panthéon-Sorbonne sont absurdes.

Mais Ali Bensaad est chez lui à Paris et en France. Il y a même ses repères et d’indiscutables appuis, notamment au ministère de la Défense français et dans ses officines du renseignement dit « scientifique ». Je m’exprime, ici, sous la haute autorité du chercheur Yazid Ben Hounet, membre du CNRS, à Paris, qui implique, preuves à l’appui, Ali Bensaad dans la proximité de l’armée française et de ses bureaux d’étude : « [Ali Bensaad] travaille précisément sur des sujets susceptibles d’intéresser le Ministères français des Affaires Etrangères et celui de la Défense Nationale. Qu’il est en outre membre d’un centre de recherche – GEODE – (ici : https://geode.science/team/bensaad-ali/), partenaire du centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, relevant Ministère français de la Défense (ici : https://geode.science/partenariats/) et qu’il est membre d’honneur de l’association EUROMED-IHEDN (ici : https://www.euromed-ihedn.fr/ils-ont-ecrit.html), liée à l’Institut des Hautes Etudes de la Défense Nationale (en France). Comme écrit sur le site de l’IHEDN (ici : https://www.ihedn.fr/presentation-ihedn), ce dernier est un « Établissement public, à dimension interministérielle, placé sous la tutelle du Premier ministre (…). L’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) a pour mission de développer l’esprit de défense et de sensibiliser aux questions internationales » (6). En France comme en Algérie ou partout ailleurs, la collecte et le traitement de données diplomatiques et militaires est un domaine de souveraineté nationale. Ali Bensaad n’a ni démenti ni expliqué : un agent français, assurément.

En vérité, même dans sa trajectoire universitaire, le personnage reste ombreux. Ali Bensaad a été au décours des années 1980, à Constantine, un universitaire débutant, titulaire d’un Diplôme d’études approfondies (DEA) en géographie, féru de climatologie. Amour de jeunesse ? Si l’on se fie à de nombreuses références exposées sur le Net, il est aussi « géo-stratège », fin connaisseur des régions saharienne et sahélienne, analyste « inspiré » de la Libye, ce qui constitue un arc spatial et socio-historique, tout autant inédit qu’impressionnant pour un seul chercheur ; et « Le Quotidien indépendant » l’accrédite comme « spécialiste du Monde arabe et du Moyen orient ». Mais, toutes ces breloques académiques ne valent pas ses accointances avec l’armée française et son renseignement « scientifique ». N’insistons-pas.

Bensaad, principal organisateur du « colloque algérien » de Paris, fait-il tache ? Il n’est pas le seul. Observe-t-on dans ce « colloque » sorbonnard quelques réputés compagnons de route rachado-makistes dont certains ont assez tôt tracé leur voie aride dans le sinistre « ki-tue-ki » des années de cendres, de fieffés soutiers du néo-hirak et de hauts fonctionnaires de la République algérienne démocratique et populaire de jadis et naguère, hardis bouffeurs de rentes, à la recherche de virginité octroyée. Un parterre académique ou une assemblée du casier judiciaire ? Lorsqu’on regarde au plus près la liste des participants au « colloque », il s’agit davantage, d’une coterie de tireurs dans le dos de l’Algérie ; c’est un métier, en effet.

Sous un décorum académique, ce « colloque » à thème algérien de Panthéon-Sorbonne a-t-il donné les gages d’un débat contradictoire, ainsi que le note à juste titre le professeur Ahmed Bensaada : « […] cet événement ne peut être qualifié de ‘‘colloque’’ car, comme l’explique si bien son ‘‘organisateur en chef’’, M. Bensaad, il n’y a pas eu d’appel public pour communications et cela semble bizarre que la ‘‘prestigieuse’’ université parisienne soit rentrée dans cette combine. Cela s’est passé entre copains de même ADN idéologique concernant l’Algérie que j’ai nommé dans une précédente occasion ‘‘consanguinité intellectuelle’’ » (7).  Les intervenants de cette pseudo-manifestation scientifique sont tous alignés sur une semblable ligne d’opposition à l’Algérie d’aujourd’hui, qu’ils soient de Paris ou d’Alger,  brandissant l’affligeante bannière hirakiste – ou plutôt néo-hirakiste.

Je ne sais pas si Ali Bensaad a lu François Villon. Il aura appris que la vieille institution française, qui l’émerveille tant par ses « centralités » a aussi été, longtemps un rendez-vous d’arsouilles. Combien d’étudiants en Sorbonne le poète de « La Ballade des Dames du temps jadis », qui en fut un distingué lauréat, y a-t-il trucidé, la corde et le couteau au poing ? Et si cette réunion sorbonnarde, qui se couvre des lauriers de la science, n’était en vérité qu’une vulgaire cellule d’opposants décatis algériens et franco-algériens et de Français vaniteux, qui gardent leur rond de serviette dans toutes les halqate algériennes, sous le commode étendard du soixantième anniversaire de l’Indépendance ? Rogues et fielleux, le couteau entre les dents ? La Sorbonne n’en est pas à sa première compromission.

Un « colloque » sous influence

Venons au fait : en 2022, ce « colloque » unanimiste de bons potes sur l’Algérie, qui ferait  regretter un congrès du FLN des années de plomb, ne m’intéresse pas. Je n’en connais que les médiocres orientations d’un exposé des motifs bidouillé et la liste de participants, parfois crapuleux. Et je n’en attendrais pas la publication des actes. J’en retiens la volonté hargneuse d’Ali Bensaad de récuser la période coloniale française de l’histoire contemporaine de l’Algérie et son écriture – historienne ou pas – par les Algériens. Ne conviendrait-il pas d’éradiquer ce qu’il nomme le « moment colonial » ? C’est, aussi, une attente des pouvoirs politiques français, entre autres du président Macron, qu’il n’a pas manqué d’encourager en vitupérant le « régime » algérien (8).

Sur l’Algérie, Bensaad ne s’embarrasse pas de réserves et de précautions du chercheur, qui donneraient de la rigueur à ses projections intellectuelles. C’est plutôt, en l’espèce, un vulgaire opposant, à la gâchette facile. Voilà ce qu’il dit sur l’histoire coloniale française de l’Algérie dans un entretien avec « Le Quotidien indépendant », piochant nettement dans l’exposé des motifs du « colloque algérien » de Paris : « Figer donc la trajectoire de ce pays dans le seul moment colonial et son pendant la guerre de libération, c’est l’anesthésier, le dévitaliser. Derrière la volonté de figer l’histoire du pays dans ce moment, il y a aussi un usage instrumental. Celui de légitimer les échecs et les renoncements, de détourner le regard de la prédation et de la gabegie » (9).

C’est, bien entendu, du Macron sans fioritures, sans aucune omission ; il ne manque pas un seul item : la fixation haineuse sur « l’Algérie coloniale française » et la « Guerre d’Indépendance », leur « instrumentalisation » par le « pouvoir politico-militaire ». En sus l’exploitation du passé pour cacher les avanies du présent : « prédation » et « gabegie ». Voilà le texte exact du président Macron : « La nation algérienne post-1962 s’est construite sur une rente mémorielle, un discours qui, il faut bien le dire, repose sur la haine de la France » ; il s’élevait aussi contre un « système politico-militaire » qui a entretenu cette « rente mémorielle » (10). Comment des universitaires algériens, quelle que soit leur position envers le pouvoir de leur pays, n’ont-ils pas été vigilants face à cette incrimination de l’État algérien et de ses dirigeants, plus polémique que scientifique, acceptant de la cosigner en tant que membres de comité scientifique ? Ali Bensaad a monté à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, un « colloque » d’« Algériens » sur les soixante années de l’Algérie indépendante, selon les seules attentes peu scrupuleuses et équivoques du président français Emmanuel Macron et sur ses imputations  infamantes sur les dirigeants algériens. Faudrait-il conjecturer que nos participants algériens d’Algérie à cette supercherie ne sachent lire un exposé des motifs ? Lorsqu’on a été le transmetteur attentionné des Mémoires d’un héros de la Guerre d’indépendance, Lakhdar Bentobbal, dans le cas de Daho Djerbal, au demeurant un historien émérite, comment voguer dans cette galère où la science, précisément la science historique, n’a été qu’un spécieux alibi ? Sombre compromission.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que les dirigeants politiques français « tapent » sur l’Algérie, sur son système politique issu de la Guerre d’Indépendance et sur ses dirigeants. Hier et aujourd’hui, les Français redoutent, en Algérie et chez eux en France, le rappel de leur histoire coloniale criminelle en Algérie et ils voudraient l’effacer. Bensaad joue sur cette étroite partition française sa musique d’agitateur stipendié, payé en contrats de la Défense française. Un chercheur universitaire algérien ou français, attaché à une déontologie professionnelle, n’aurait-il pas marqué son inquiétude face à cet exposé des motifs du « colloque algérien » de Panthéon-Sorbonne informé par la pensée perfide et fallacieuse du président Macron ?

En finir avec le « moment colonial » ou avec les apories de l’histoire coloniale française en Algérie ?

Ali Bensaad veut jeter un interdit sur l’histoire coloniale française en Algérie. Pourtant, en soixante années d’indépendance se sont succédé plusieurs générations d’Algériens qui ignorent la période coloniale – ou qui en ont une connaissance médiocre. Est-il fondé de penser que ces Algériens sont bourrés, dès leur jeune âge, de sentiments anti-français, qu’ils ont grandi à l’aune d’un « moment colonial » revanchard et haineux, que ce soit là un exutoire pour nos professeurs des écoles, pour nos hommes et femmes politiques, au pouvoir ou dans l’opposition (11) ?  En fait, un « sudisme » algérien qui n’a jamais existé, qui ne possède ni partis politiques, ni médias, ni littérature, alors qu’il est bien présent et actif en France à travers le mouvement algérianiste, ses historiens, ses écrivains d’hier (chantres de ‘l’Algérie heureuse ») et d’aujourd’hui, ses lobbyistes.

Le vrai problème pour l’Algérie de 2022 est que ce « moment colonial », flétri par Ali Bensaad, soit dissipé, pleinement désinvesti. Dans notre pays, plus que dans tous les pays du monde, aux expériences décoloniales similaires, l’enseignement de l’histoire du mouvement national et de la Guerre anticoloniale n’a pas préservé l’unité de la nation. Ses résultats sont désespérés. Il est inexplicable que des médecins ou des diplômés de l’Université algérienne, nés après 1962, puissent quitter leur pays, pour rejoindre l’ancien pays colonisateur et s’y naturaliser français, sans aucun problème de conscience. L’École algérienne est à l’origine de cette faillite ; elle n’a pas enseigné la nation, qui y demeure inatteignable. Toutefois, ce n’est pas suffisant pour Ali Bensaad : il faudrait éradiquer totalement le « moment colonial » afin de protéger la France, plus déchirer la page que la tourner.

Mais ce que l’agent prébendier du ministère français de la Défense appelle le « moment colonial » reste le fondement même de la nation et de l’État algériens. L’Algérie moderne est née dans le fracas des armes, dans la résistance à la conquête coloniale française et dans sa Guerre d’Indépendance, socles de sa légitimité nationale. Détruire la cristallisation dans l’histoire nationale algérienne de la Guerre d’Indépendance, c’est affaiblir l’idée de nation algérienne. Ce combat a déjà, en Algérie et en France, ses acteurs déterminés, surnuméraires des « services » français. Et, pour d’autres raisons, ses idéologues dans la première phase de la souveraineté algérienne et de l’édification de l’État national.

1°) Deux petits soldats de la France macronienne. L’Algérien connait si peu la nation, « sa » nation, pour s’en affranchir sans états d’âme, pour s’engager dans d’autres affiliations et d’autres loyautés. On lit tous les jours dans nos journaux la chronique des ces médecins, professeurs, spécialistes de tous les savoirs dispensés par l’Université algérienne, traversant la mer Méditerranée, par tous les moyens, y compris la harga, pour s’installer en France comme « sans papiers », avec l’espoir d’y faire souche en Français. Et, un romancier célébré en France pour une  piteuse œuvre d’imitation, mieux connu pour ses billets d’humeur tapageuse, a invité les Algériens à la double nationalité franco-algérienne : « […] la bi-nationalité est une chance pour ce pays et, pour chaque individu qui en assure l’histoire. C’est une voie pour mieux comprendre et mieux expliquer, d’un côté de la frontière comme de l’autre. Binational, c’est le Français du futur là aussi. La seule possibilité peut-être de guérir la France, l’enrichir et aider les siens à sortir de la misère et de la jérémiade identitaire et de la rente du postcolonial » (12).

Assaut en rase campagne ? L’histoire de la nation algérienne, de 1962 à 2022, est donc foncièrement déçue, car le grand malheur pour nos dirigeants, selon Ali Bensaad et ses Tartempions de la recherche en sciences sociales et politiques de Panthéon-Sorbonne, est de ne pas avoir forgé la « démocratie » et l’« État de droit » en soixante années de pouvoir. Mais, en 2022, la République française, née en 1789, deux-cents-trente trois d’âge et quelques cruelles bâtardises, de la Restauration aux Orléanistes et au Second-Empire, est-elle une démocratie et un État de droit ? Non, elle ne l’est pas (13). La manière avec laquelle la France et les Français confient le pouvoir à un président de la République pour un mandat de cinq ans ne correspond à aucune conception établie dans les civilisations avancées de la démocratie et de l’État de droit. En 2022, Emmanuel Macron est un président élu par défaut pour la seconde fois, après 2017, face à Marine Le Pen (Rassemblement national), salué par Ali Bensaad et ses petits commissionnaires francarabes d’un improbable « colloque algérien ». Et, au mieux, la France d’aujourd’hui est un petit État d’Europe, une « démocratie » de l’Ouest, à l’image des défuntes démocraties de l’Est, soumise à l’OTAN et aux escapades militaires américains dans le monde. Ce n’est pas glorieux. Pourquoi l’Algérie et les Algériens, plus vertueux en matière de démocratie et de droits de l’homme, en accepteraient-ils les leçons et la révision de leur histoire nationale ?

Après les espérances de Kamel Daoud, ami et soutien de Macron, sur la double nationalité franco-algérienne comme seule ressource pour sauver les Algériens, voici donc la stricte répudiation du « moment colonial » d’Ali Bensaad. Deux défenseurs de Macron et de la France macronienne.

2°) L’Algérien qui dévore sa nation. Qu’Ali Bensaad, après Kamel Daoud et bien d’autres soldats félons de la France néocoloniale, veuille, depuis l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, récurer les vieilles fosses septiques de l’histoire coloniale française en Algérie, n’est pas si nouveau, ni original ni exceptionnel. L’idéologue Mostefa Lacheraf l’y a précédé, pour d’autres raisons, aux effets fâcheux et incalculables pour la nation algérienne au lendemain de l’indépendance, dans un colloque maghrébin à Mohammedia (Maroc).

Expliquons. S’en prenant véhémentement à la littérature qui se faisait à Alger sous la couverture de la société d’État SNED (Société nationale d’édition et de diffusion), succédant au géant français Hachette, Lacheraf met en cause une conception de l’écriture littéraire, portée vers la célébration de la Guerre d’Indépendance au moment où l’Algérie n’avait encore que six ans d’âge ; il pouvait, ainsi, conclure « […] il n’est nullement exagéré d’affirmer que l’héroïsme dans sa conception individualiste et fracassante et sa finalité souvent gratuite et romantique, envahit de plus en plus l’espace littéraire maghrébin en voulant s’identifier aux manifestations majeures et à long terme des révolutions libératrice menées par nos peuples » (14). Ce dénigrement de « l’héroïsme guerrier » et aussi  ce déni d’une conception de l’écriture de l’histoire, n’était pas propre à la seule Algérie, au sortir de cent-trente-deux années de ténèbres coloniales. Mais, comment à cette période de formation de l’État algérien mettre en cause le récit de la guerre qui est une étape obligée dans le développement d’une littérature nationale ?

Ni les Français ni les Allemands, ni les Russes, ni les Chinois, ni les Japonais n’ont rejeté leurs écrivains combattants et leurs littératures de la guerre (15). Il ne devait pas être – et il n’est pas – choquant pour un Algérien, en 2022 comme en 1968, de raconter la guerre émancipatrice de son peuple lorsque de grandes œuvres littéraires occidentales abordent encore, cent-quatre ans après la Grande Guerre (1914-1918) et soixante-dix sept années après la fin de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945) les ruines du nazisme. Annonçant Lacheraf, Ahmed Azeggagh s’écriait, en 1966, dans un poème célèbre « Arrêtez »,  qui résumait une nouvelle tendance littéraire :

« Arrêtez de célébrer les massacres

Arrêtez de célébrer des noms

Arrêtez de célébrer des fantômes

Arrêtez de célébrer des dates

Arrêtez de célébrer l’Histoire » (16).

Cinquante-quatre ans après, revêtant la harde miteuse de Lacheraf, l’ignominieux mercenaire Boualem Sansal, n’est jamais trop loin pour exercer une vile surenchère anti-algérienne, ajustant son tir : « Il n’a jamais été possible, après 1962, de nous approprier l’histoire du pays. Elle est la propriété exclusive du pouvoir FLN. On a été nourri de sa doxa, une histoire d’héroïsme et de vérités absolues, dès la maternelle » (17).

Les écrivains algériens, ceux qui rêvaient de Paris, se coupaient volontairement du passé proche de leur pays pour n’entrevoir plus qu’une littérature de la contestation des pouvoirs algériens, qui se perpétue, accueillie et encouragée par l’édition germanopratine. Il n’y aura pas de « Guerre et paix » (1864-1869) de Léon Tolstoï, sublime œuvre russe de la littérature mondiale, dans la littérature nationale algérienne. Si Mouloud Mammeri évitait aux lettres algériennes la déroute avec « L’Opium et le bâton » (1966), à nos jours l’unique roman de portée universelle sur la Guerre d’Indépendance, à Paris, il ne devait plus être question que de « fleuve détourné ». Ce sont les Algériens, d’hier et d’aujourd’hui, qui brûlent leur Révolution, leur patrie et leur légitimité dans l’Histoire.

Voilà le travail de sape de l’idée nationale (que n’a pas dédaigné, récemment, le président Macron, affirmant avec désinvolture que la nation algérienne n’a pas existé avant la colonisation française). Et de son corollaire, la Guerre d’Indépendance. Azeggagh (1966), Lacheraf (1968), Daoud (2019), Sansal (2021), Bensaad (2022). Ce dédit de la nation algérienne, pour diverses motivations, où, paradoxalement, des forces contraires font cause commune (comment lier Azeggagh et Lacheraf, soutien et acteur de la Révolution algérienne, à Daoud, Sansal et Bensaad qui s’en défient ?) vient de loin. En 1936, le jeune Ferhat Abbas, lecteur d’Ernest Renan et de Maurice Barrès, déclarait avec ferveur : « Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste et je n’en rougirais pas comme d’un crime. Mais je ne mourrai pas pour la patrie algérienne parce que cette patrie n’existe pas. J’ai interrogé l’histoire, j’ai interrogé les vivants et les morts, j’ai visité les cimetières, personne ne m’en a parlé. Sans doute, ai-je trouvé l’Empire arabe, l’Empire musulman, qui honorent l’islam et notre race, mais les empires se sont éteints. On ne bâtit pas sur du vent. Nous avons écarté une fois pour toutes les nuées et les chimères pour lier définitivement notre avenir à celui de l’œuvre française dans ce pays » (18).

Les 90 % d’Algériens, nés après l’indépendance selon Bensaad – peut-être sont-ils plus nombreux ? – n’ont rencontré ni Renan ni Barrès ni le jeune Abbas et sa forclusion de la nation. Mourront-ils tous pour la patrie aux horizons encore brumeux à l’heure de la « harba » et de la « harga » ?

3°) L’éveil à la Nation algérienne. Il est plus que nécessaire que l’École algérienne enseigne l’histoire de l’Algérie coloniale française, toute l’histoire coloniale, forcément celle du melting pot colonial ; pas seulement, celle du mouvement national et de la Guerre d’indépendance qui reste une histoire à trous. C’est à cette seule condition que les Algériens s’éveilleront à l’idée de la Nation algérienne, qu’ils méconnaissent. Aujourd’hui, dans l’hinterland algérien, des jeunes Algériens  ne savent rien de la présence coloniale française en Algérie pour pouvoir percevoir ce qu’était la Guerre d’Indépendance et le sacrifice de leurs aînés pour leur donner un pays, une identité et une liberté. Et, aussi, dans les grandes cités.

Je ne doute pas qu’un écolier d’Algérie apprenne correctement les mathématiques ou la physique, mais l’histoire sera toujours, pour lui, un insortable labyrinthe. Tous les gouvernements, qui se sont succédé, d’Ahmed Ben Bella à Abdelmadjid Tebboune, n’ont pu annuler cette hypothèque. L’histoire de l’Algérie, les histoires nombreuses de l’Algérie, pour autant qu’elles soient écrites, sont mal transmises. Comment les rendre lisibles, pour tous les Algériens qui ont moins de soixante ans, qui ne connaissent pas et n’ont pas vécu l’Algérie coloniale française ? Il faudrait donner leur liberté à nos historiens, dans les universités, les lycées, les collèges, les écoles d’Algérie. C’est leur rôle impérieux de poser la question, toujours urgente, de nos solidarités et de notre citoyenneté algériennes. Après, pour tous, il faudra rejoindre volontairement la nation, s’y intégrer et mériter de la patrie – ou la quitter en toute conscience. L’Algérie n’a besoin que d’Algériens.

Au moment, où des « Algériens » décident de devenir Français, ils ont au moins assimilé la nouvelle part française de leur histoire et de leur identité – le racisme constitutif de la nation française qu’ils apprennent à connaître à leur dépens, le vieux restes du colonialisme au Maghreb et en Afrique subsaharienne, justement éprouvé dans le partage des espaces urbains, le néocolonialisme comme nouvelle stratégie de relance politique et économique de la France dans ses anciennes possessions, le sociologisme des cités, des « beurs » en leurs quartiers, qui a ses spécialistes dans l’université française, etc. – contre laquelle ils peuvent, non sans angélisme souvent, s’élever, avec dépit. Mais le désenchantement des « cités » et des « quartiers » français est une affaire franco-française.

L’écriture de l’histoire coloniale française de l’Algérie, précisément celle du recouvrement de l’indépendance par les armes, est un élément-pivot dans l’affirmation d’une personnalité algérienne. L’Algérien, lorsqu’il est convaincu de l’être, n’est redevable que du sursaut révolutionnaire et anticolonial de ses aînés, martyrs et combattants de la Guerre d’Indépendance, qu’il doit préserver et prolonger, au besoin défendre contre la France officielle lorsqu’elle s’y attaque.

Ouvrir un débat sur les universitaires qui ont abjuré le drapeau national ?

Ali Bensaad dans une posture de pleureuse relativement à l’Université algérienne ? Lisons donc : « Au-delà de ce colloque, pourquoi l’essentiel de la vie scientifique faite par des Algériens se fait en dehors de l’Algérie ? Ouvrons le débat sur la marginalisation des intellectuels qui a conduit à l’exil certains des plus brillants, de Mohamed Arkoun à Mohamed Harbi en passant par Mouloud Mammeri. Il y a en Algérie des collègues de grande qualité scientifique et qui, contre vents et marées, sont restés en Algérie et dont on connaît le courage politique. Eux aussi s’alarment de ce qu’est devenue l’université algérienne » (19).

Mohammed Arkoun et Ali Merad (que Bensaad ne cite pas) sont des profils d’universitaires originaires d’Algérie suffisamment discutés. Ils n’ont jamais travaillé dans une université algérienne pour y être marginalisés ; ni eux, ni Mohamed Harbi. Mais l’exil ? Ces trois universitaires ont choisi de faire leur vie en France. Personne ne devrait leur discuter cette liberté. Arrêtons d’en faire des victimes.

Pendant la Guerre d’Indépendance, au moment de l’appel à la grève générale des étudiants algériens décidée par l’Union générale des étudiants musulmans d’Algérie (UGEMA) et approuvée par le FLN, prévue à la date du 19 mai 1956, Arkoun et Merad ont demandé l’autorisation aux instances syndicales estudiantines et politiques de ne pas faire la grève, arguant du fait que l’Algérie indépendante aura besoin de hauts cadres diplômés, s’engageant à la servir (20).  Recruté auparavant, de 1956 à 1962, à l’Université d’Alger, comme assistant du professeur du professeur Philippe Marçais (Ve section des Études orientales, chaire de philologie arabe), à l’indépendance, Ali Merad, titulaire de l’agrégation d’histoire, séjourne  brièvement dans le pays, refusant le poste de professeur au lycée de Bou Saâda qui lui était proposé par le ministère de l’Éducation nationale (21). Quant à Mohammed Arkoun, professeur agrégé de philosophie au lycée de Strasbourg, depuis 1956, il n’a même pas daigné retourner en Algérie : il avait opiniâtrement choisi la France. Merad et Arkoun ont fait de brillantes études universitaires dans le pays qu’ils ont choisi, tournant le dos à l’Algérie natale. Islamologues, l’Algérie de Boumediene, puis de Bendjedid, ne leur a jamais tenu ombrage de leur défection et les a invités à plusieurs reprises à son Séminaire international de la pensée islamique. S’ils y furent rudoyés, lors de leur ultime participation à cette rencontre, à Bejaia en 1985, ce fut non pas par les Algériens, mais par l’Imam Ghazali et ses factions de hurleurs échevelés de l’Université islamique de Constantine (22).

Mohamed Harbi a été un cadre du FLN, membre de différents cabinets ministériels du Gouvernement provisoire  de la République algérienne (GPRA), dont celui de Krim Belkacem, à Tunis. Au lendemain du « redressement révolutionnaire » du 19 juin 1965, auquel il s’était opposé, il avait été arrêté et emprisonné comme beaucoup de membres de la gauche du FLN, entre autres Hocine Zehouane, resté en Algérie, un des fondateurs de la Ligue des droits de l’homme. Harbi  s’évade de sa prison en 1973 et se fixe définitivement en France, qui lui ouvre les portes d’une carrière universitaire. Si Arkoun et Merad étaient français, Mohamed Harbi est assimilé français par son mariage (ou son compagnonnage ?) avec une Française. Est-ce que ces trois universitaires d’origine algérienne ont été réellement dans une situation d’exil, chassés de leur pays ? N’obturons pas le sens des mots : l’exil, dans le cas d’opposants  politiques de tout bois (Ho-Chi minh, à Paris, Nazim Hikmet, à Moscou, par exemple), peut mener à la mort ou au retour au pays natal, jamais à une naturalisation dans un pays étranger. Comment peut-on prêter à ces universitaires une situation d’exilés au plus haut de l’échelle des emplois de l’Université française et en phase avec la culture et les mœurs de leur pays d’accueil ? Mohammed Arkoun et Ali Merad n’étaient pas des exilés. Ils ont été, certes, de grands savants renforçant le potentiel de savoirs de l’Université française, mais ils ont parjuré leur engagement de servir l’Algérie indépendante. Ce n’est pas excusable. Comment les Algériens peuvent-ils oublier leur coupable lâcheté, les revendiquer et les célébrer indécemment sans avoir une pensée pour leurs camarades étudiants, morts au combat, face à l’ennemi français ? Ce sont des « khabit », qui ont menti à l’UGEMA et au FLN.

Mohamed Harbi, intégré dans le jeu politique de l’après-Indépendance, a-t-il été dans un infini exil de 1973 à 2022, soit exactement quarante-neuf ans. Il a offert sa science à la France et à son Université. Exilé ? La belle plaisanterie, qui ne fait plus rire. Comme les défunts Arkoun et Merad, mais aussi des dizaines d’enseignants-chercheurs de différentes générations, Harbi n’a pas été dans la clarté relativement à son pays natal. En outre, il ne lui a rien donné.

Quant à Mammeri, requis par Bensaad, il n’a jamais quitté définitivement l’Algérie et de son vivant, il ne s’était réclamé d’aucun exil. En 1963, il est parmi les membres fondateurs de l’Union des écrivains algériens (UEA) dont il a été élu secrétaire général jusqu’à sa démission au lendemain de la Guerre des Six-Jours, entre Israël et les pays arabes, au mois de juin 1967. Il avait, assez tôt, rejoint le Musée du Bardo et le Centre de recherches en anthropologie et pré-histoire (CRAPE), dépendant du ministère de la Culture. Il y signe des travaux sur la grammaire berbère et publie des anthologies de la poésie kabyle, notamment les « Isefra » de Mohand U Hand. Pierre Bourdieu avait-il proposé à Mammeri un poste à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris) ? L’écrivain-anthropologue continuera son œuvre de chercheur et d’écrivain en Algérie, jamais éloigné des réalités sociales et politiques de son pays. L’interdiction, en 1980, par le premier gouvernement de Chadli Bendjedid, de sa conférence à l’Université de Tizi Ouzou sur la poésie kabyle donne le départ à la longue crise politique, culturelle et sociale de la Kabylie. Mouloud Mammeri était sans équivoque algérien, il résidait à Alger et restait très disponible pour les chercheurs algériens – dont l’auteur de ces lignes qui garde le manuscrit inédit de leur  échange  sur la genèse du texte littéraire.

Nombreux dans le « colloque algérien » de Panthéon-Sorbonne, des Français d’origine algérienne (ainsi Lahouari Addi), travaillent (ou ont travaillé) dans les universités françaises ; ils l’ont fait dans le cadre de choix de vie purement personnels, pour eux et pour leurs familles. Ils ont tous abdiqué la nationalité algérienne, même s’ils font de l’Algérie leur inépuisable fonds de commerce. Comment s’y attarder ?

Sur le front des libertés à Alger

En néo-hirakiste infatué, Ali Bensaad dresse l’épouvantail de la liberté d’expression en Algérie, notamment dans l’Université algérienne, et flatte à cet égard ses protecteurs français. Il peut s’auto-congratuler et déplorer : « Bien sûr, nous aurions souhaité faire ce colloque en Algérie. Mais qui, raisonnablement, pense que cela soit possible aujourd’hui avec un tel ton de liberté, un regard critique et sans tabous et sur des sujets aussi sensibles, sans limites, alors que nous connaissons l’état des libertés aujourd’hui dans le pays ? » (23).

Il est vrai que la justice algérienne a eu maille à partir, ces derniers mois, avec des néo-hirakistes récalcitrants, qui n’en finissent pas de harceler les forces de sécurité, en bravant les lois de l’État. Ces néo-hirakistes n’agissent dans aucun cadre légal. En France même, pays de référence de Bensaad, agent de la Défense française, la police réagit quotidiennement contre ses citoyens qui sortent des clous, quitte à les tuer, comme cela a été observé ces dernières semaines. Comparons : la police française a empêché par la violence les marches des Gilets jaunes, elle en a estropié plusieurs d’entre eux. Elle les a réprimés. Depuis, le 22 février 2019 jusqu’à la levée des marches du hirak et du néo-hirak, au printemps 2020, pendant plus de cinquante semaines, les forces de sécurité algériennes ont géré des centaines de milliers de marcheurs et n’ont blessé ni éborgné aucun Algérien. Et, jamais, tué personne. Elles ont encadré et sécurisé les marches. Est-ce bien le cas en France ?

Il est difficile de soutenir que le ministre de l’Intérieur algérien ait mis un policier derrière chaque universitaire et qu’il en ait interdit des conclaves – ou qu’il ait l’intention de le faire. Les franchises universitaires sont respectées et la liberté de pensée est admise pour tous les universitaires d’Algérie. Il y a, sans doute, en 2022, dans l’Université algérienne une impréparation des enseignants-chercheurs au travail critique. L’Université algérienne est actuellement dans une période de reflux où tout est à refaire (24) et cette incapacité notoire Bensaad en rend responsable « l’état des libertés ». Pourquoi cette impossibilité d’organiser des discussions académiques à l’intérieur de l’Université, entre autres sur le bilan de soixante années d’indépendance, ne serait-elle pas imputable à une mutation profonde des ressources humaines dans une institution rajeunie, qui s’est séparée, ces dernières années, de ses enseignants les plus compétents et expérimentés ? Cette régression va se prolonger.

Si l’Université ne produit plus rien dans ses facultés et ses laboratoires de recherche, chaque jour de la semaine, du mois, de l’année, il y a dans les journaux, en version papier ou en ligne, un minimum de dix contributions ou entretiens de spécialistes de l’Université algérienne dans tous les domaines d’activité et de pensée. Une réflexion libre, sans entraves, souvent de haute tenue. Est-elle censurée ? Non. L’essai percutant de Louisa Dris Hamadouche, Fatima Oussedik et Khaoula Taleb-Ibrahimi sur la crise de l’Université algérienne, auquel se réfère Bensaad, a-t-il été enlevé des librairies et ses auteures empêchées d’en faire la promotion ? Non.

Disons les choses crûment : nulle part dans le pays un universitaire n’a été poursuivi en justice pour ses écrits et engagements intellectuels et politiques, furent-ils extrêmes. Je ne connais pas, aujourd’hui, d’universitaire algérien, même à l’enseigne du plus rageur « bousbidri », qui couche en prison pour ses idées. Alors, « l’état des libertés », parlons-en. Ce sont, spécialement, des Algériens assimilés et des Français d’origine algérienne, à Paris (à l’image d’Ali Bensaad), Londres, New York et Ottawa, soutiens acharnés du néo-hirak et de ses groupes terroristes, qui espèrent avoir raison du pouvoir algérien et le faire tomber par la violence, quitte à recourir comme en Libye à l’OTAN. Ce sont ces incendiaires qui vendent l’article droits-de-l’hommiste aux ONG internationales et aux organes de l’ONU pour discréditer l’Algérie.

Hors des contingences du droit et de la justice, valables pour tous les États du Nord et du Sud, l’Algérie brime-t-elle les libertés ? Ces derniers mois, elle a connu de notables mutations humaines, socio-économiques, culturelles et politiques, révisant sa Constitution et parachevant l’installation de ses assemblées élues. Elle subit, dans plusieurs domaines, comme ses proches voisins au Maghreb et en Europe du Sud les retombées de la pandémie du COVID ; et, auparavant, celles des manifestations du hirak et du néo-hirak, coûteuses financièrement. Elle se redresse, aujourd’hui, dans l’effort quotidien de sa population, unie et solidaire, et de ses dirigeants.

Le « colloque algérien » de Panthéon-Sorbonne, qui n’en a pas témoigné parce qu’il cultive ses tabous et ne dira jamais que l’Algérie avance, ne marquera pas les esprits et sera très vite oublié. Il ne faudra pas rehausser ce grenouillage parisien, qui n’est pas un modèle d’ouverture scientifique. Ce genre d’initiative, qui n’a été rien d’autre qu’un malheureux procès à charge, dont une institution de l’État français s’est porté garante, ne contribue pas à l’apaisement entre l’Algérie et la France. Loin de Paris, l’avenir de l’Algérie, de son histoire nationale et de son État-nation, vaut tous les défis pour ceux qui y croient. Gloire à la Grande Algérie, à ses Combattants et à ses Martyrs de la Guerre anticoloniale.

Notes

  1. Samir G., « Ali Bensaad. Professeur des universités et chercheur à l’IFG-Université Paris 8 : ‘‘Ne pas s’interroger sur le parcours de l’Algérie indépendante, c’est s’interdire d’avancer’’ », « Le Quotidien indépendant », 5 juillet 2022.
  2. Voir la remarquable étude de Gisèle Sapiro sur « La Guerre des écrivains, 1940-1953 », Paris, Fayard, 1999.
  3. J’ai construit le concept « indigène » et ses dérivés « indigénéité », « indigénisme », « néo-indigène », « néo-indigénisme », au début des années 2000, dans plusieurs travaux sur la littérature algérienne et l’espace littéraire national algérien. Ils n’ont pas la même charge sémantique que ceux qu’utilisent en France les Indigènes de la République. Dans mes analyses, la posture indigéniste est référée à l’altérité coloniale et reste dysphorique. Ce n’est pas le cas dans l’usage qui en est fait en France.
  4. Samir G., Entretien avec Ali Bensaad, art. cité.
  5. De retour de Paris, Si Abdelali Lakhdari, co-fondateur de la Médersa Kettania, à Constantine, nommé délégué du gouvernement colonial pour le Grand pèlerinage des Algériens aux Lieux-Saints (Cf. Sur cet aspect l’essai de Sadek Sellam « La France et ses musulmans. Un siècle de politique musulmane, 1895-2005 », Paris, Fayard, 2006) en a rapporté cette expression d’émerveillement répétée jusque dans les cages des boui-bouis de Constantine et sous les arches du pont Sidi-Rached : « Bariz, wa madraka ! ».
  6. Blog de Radio M : « Affaire Khaled Drareni : un chercheur répond à Ali Bensaad ! », 24 août 2020. J’avais déjà noté : « Si Ali Bensaad est resté strictement algérien, cette proximité avec l’armée française s’appelle ‘‘intelligence avec une puissance étrangère’’ », sévèrement condamnée dans tous les pays du monde.
  7. Ahmed Bensaada, « Colons, colloque et colonisés », www.ahmedbensaada.com. À lire aussi sur « Algérie 54, 27 juin 2022.
  8. Samir G., Entretien avec Ali Bensaad, art. cité.
  9. Ali Bensaad, entretien avec RFI, le 1er novembre 2021. Chronique : « En Algérie, la polémique mémorielle cherche à masquer l’isolement et la fragilité d’un régime », « Le Monde » (Paris), 19 octobre 2021.
  10. « Vu d’Algérie. Macron a sous-estimé ‘‘la mémoire blessée des Algériens’‘ », « Le Courrier international », 4 octobre 2021.
  11. Ni l’École algérienne ni les familles algériennes n’ont appris aux jeunes à siffler l’hymne national français dans les stades d’Algérie. Cette canaillerie, ils l’ont trouvée et imitée de jeunes français d’origine algérienne des « banlieues », des « cités »  et des « quartiers » de France. Il serait temps que la jeunesse algérienne distingue entre le peuple de France, où son pays compte beaucoup d’amis, et la France officielle. C’est une indignité pour elle de siffler l’hymne français.
  12. « L’Obs » [Paris], 19 décembre 2019.
  13. Cf. Éric Montana, « Le message fraternel d’un journaliste français aux Algériens », « La Patrie News », 6 juillet 2022.
  14. Communication au colloque de Mohammedia (Maroc) sur la littérature au Maghreb, reprise dans « Écrits didactiques. Sur la culture, l’histoire et la société », Alger, EnAP Édition, 1988.
  15. « Voyage au bout de nuit » (1936), roman sur la Grande Guerre, de Louis-Ferdinand Céline est un classique de littérature française. Après « Rigodon » (1969, à titre posthume), « Guerre », texte écrit pendant la Seconde Guerre mondiale, dont le manuscrit était perdu, vient d’être publié par Gallimard, à Paris. Il figure actuellement dans les meilleures ventes françaises dans un pays qui n’a jamais répudié sa littérature historique, quelles qu’en soient les thèses.
  16. Ahmed Azeggagh, « Chacun son métier », Alger, SNED, 1966, p. 29.
  17. « L’Obs », 28 janvier 2021.
  18. Éditorial de « L’Entente franco-musulmane », février 1936.
  19. Samir G., Entretien avec Ali Bensaad, art. cité.
  20. Voir les développements qu’en donne Sylvie Arkoun, « Les Vies de Mohammed Arkoun », Paris, PUF, 2014, pp. 61-64.
  21. Ahmed Taleb-Ibrahimi, Entretien avec « Le Quotidien indépendant », 2 juillet 2017.
  22. Cf. Abdellali Merdaci, « Ahmed Taleb-Ibrahimi, Ali Merad et l’Algérie à l’encan », « Reporters », 9 juillet 2017.
  23. Samir G., Entretien avec Ali Bensaad, art. cité.
  24. Cf. Abdellali Merdaci, « Un bilan controversé de l’Université algérienne. Les impasses du recteur Benziane », « Algérie 54 », 22 juin 2022.

POST-SCRIPTUM

Benjamin Stora dans l’actualité algérienne. Stora n’a formellement aucune relation juridique ou politique avec l’Algérie indépendante. Il n’y a pas de « Stora, l’Algérien », comme il n’y a pas eu et il n’y aura jamais de « Camus, l’Algérien » ; ce qui est une immonde imbécilité. L’historien appartient à une famille juive de l’Est algérien francisée par le décret Crémieux (1871). Il est resté fidèle à cet engagement français de sa famille et il l’a rappelé fermement dans « Les Clés retrouvées. Une enfance juive à Constantine » (2015).

 

 

 

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