Mohamed Belhoucine*
La vision traditionnelle de la politique aborde toujours l’explication de la chose politique par mécanicisme, c’est à dire la chose politique comme reflet ou comme dérivant de phénomènes sociaux ou économiques. Un modèle peu explicatif qui est confronté à ses propres limites. La logique propre à la politique est cette activité de construction du sens (nous reviendrons sur ce concept central de la nouvelle science politique à la confluence du post structuralisme (Deleuze, Guattari, Foucault, Derrida) et de la pensée de Gramsci)).
Mon background m’a enseigné que les meilleures expériences politiques, aussi bien dans la pratique que dans la théorie, ne s’inspirent pas des manuels (la révolution bolchévique, la longue marche de Mao Tse Toung, la révolution algérienne, la révolution vietnamienne, la révolution cubaine etc…). Et ce sont des raisons historiques qui doivent l’expliquer et les sujets qui y prennent part sont toujours des blocks hétérogènes et divers articulés autour d’un ensemble d’idées et d’identification ayant une importante charge nationale inspirée du contenu d’un profond Némésis civilisationnel dans l’espace et le temps.
Le but est de construire un pouvoir en faveur des majorités appauvries ou maltraitées en rupture avec les dogmes empreints de paresse. Non par pose iconoclaste, pas du tout, mais la tâche à accomplir, par les vrais politiques (qui n’existent pas encore en Algérie) est toujours de bâtir un peuple, une volonté générale, à partir des souffrances de ceux qui vivent en position de subalterne. Ces derniers ne disposent de rien et n’ont rien à perdre pour qu’émane une essence commune, si ce n’est leur même opposition à une situation existante, à des dominateurs, et leur espoir en un meilleur avenir.
Antonio Gramsci.
Développe et découvre deux concepts fondamentaux, l’antagonisme et l’hégémonie (Cahiers de prison, 2,4, 8, 9, 14, 22 et 24). Pour son époque fordiste Gramsci dit que le noyau central d’une hégémonie est une classe fondamentale (la classe ouvrière pour son époque), ce qui n’est plus viable pour notre époque contemporaine post fordiste (parce que Gramsci décédé en 1937, n’a pas vécu la période de la transition du capitalisme du fordisme au post-fordisme), pour le moment nous écarterons cette idée qui est pour cause essentialiste.
Le structuralisme, qu’il ne faut pas négliger, a mis à notre disposition des outils théoriques permettant de mettre en question la conception essentialiste des classes et d’élaborer une notion du social en tant qu’espace discursif, résultant d’articulations politiques contingentes (qui n’ont rien de nécessaires), qui auraient pu prendre d’autres formes. Le seul outillage à notre disposition qui nous permet de tracer un cap ou un axe théorique est celui de réunir le structuralisme et la pensée de Gramsci (pour le moment).
Si Gramsci avait vécu à notre époque il serait arrivé à une conception semblable à la nôtre, j’en suis sûr. Gramsci dans sa façon de réfléchir hétérodoxe, dit que les sujets ne sont pas les classes sociales, que les sujets sont les volontés collectives. Des différentes classes sociales ou subalternes, il a conscience qu’un projet socialiste doit être l’articulation de ces différents groupes avec une volonté collective. Dans la politique, il y a une dimension d’antagonisme qui est inévitable, mais elle a besoin aussi de formes de consensus. Pour arriver à établir une hégémonie, il est nécessaire d’articuler différents groupes sociaux en créant entre eux une volonté collective.
Les volontés collectives se cristallisent autour d’une conception du bien commun.
Cette question constitue une dimension très importante de la politique démocratique radicale. Un peuple se bâtit à partir d’une certaine idée du bien commun. C’est-à-dire qu’il y a toujours une lutte autour de la définition du bien commun. Par contre rien n’est figé, tout ordre social constitué par le politique, peut-être remis en question par la lutte contre-hégémonique. La contre hégémonie, accepte une part de l’ordre hégémonique et cherche à le réarticuler, à lui donner un sens contestataire, mais en ayant un pied dans un sens commun qui existe déjà, et l’autre pied dans la possibilité de le changer, c’est ce que Gramsci appelle la guerre de position.
C’est une stratégie de désarticulation-ré articulation. Gramsci insiste beaucoup sur l’importance de la lutte sur le champ de la culture, parce que c’est en grande partie là que se construit et se joue le sens commun, c’est là qu’on peut mener une subversion du sens commun. Le pouvoir instaure un ordre hégémonique et qu’il faut se battre sur le terrain de cet adversaire parce que ce dernier détient l’hégémonie, il faut une lutte contre- hégémonique sans merci.
Il faut comprendre qu’il n’y a aucun ordre qui soit naturel, car tout ordre se construit à travers l’articulation de rapports de pouvoir. Tout ordre est un ordre hégémonique, cela veut dire qu’il exclut d’autres possibles configurations de pouvoir qui peuvent être toujours réactivées au moyen d’une lutte contre hégémonique. Tout ordre politique essaie d’apparaitre comme le seul possible et a dû pour s’établir, écarter d’autres alternatives. Mais il y a toujours des alternatives.
Cette perspective de théorie philosophique qui constitue un du panel de notre réflexion est très importante pour penser et repenser la politique. Si on admet qu’il y a toujours des alternatives, c’est donc qu’il y en a toujours qui peuvent être réactivées. C’est ce qui permet la lutte contre-hégémonique, la stratégie de désarticulation-ré articulation, c’est ce en quoi consiste le concept de Gramsci de guerre de position.
Georges Lukas et la fausse conscience de classe.
Le grand théoricien marxiste Georges Lukàcs (1885-1971) auteur d’une œuvre majeure clef pour le XXe siècle (Histoire et conscience de classe édit. De minuit. 1923) a développé la fameuse théorie de la fausse conscience de classe. Selon Lukacs les identités collectives peuvent avoir une existence ‘’vraie’’ ou ‘’fausse’’, selon qu’elles révèlent ou occultent la réalité des sujets dans le système de production. La solidarité et les liens qui sont construits dans le processus d’identification apparaissent comme le résultat d’autres forces, au lieu d’être une activité consciente, changeante, constituant le moment crucial du politique. Lukacs donne un exemple : la fausse conscience se manifeste dans la construction de blocs historiques nationaux pérennes ou évanescents.
Le récit national dominant en Algérie, pour des millions de citoyens, disent et s’identifient comme appartenant à une même nation, cela définit bel et bien une nation et un projet national. Il faut que s’impose une mainmise tout de suite sur nos valeurs nationales et civilisationnelles arabo-musulmanes et empêcher qu’elles soient récupérées par les partis populistes et religieux proto-fascistes ou fragmentées par les partis sécessionnistes périphériques et locaux. Sur le registre de l’unité de la Nation, nos citoyens développent la bonne conscience de classe nationale. Avec une conscience, un esprit et un sentiment national communs.
Ceux qui s’identifient à un projet local, périphérique et non national, versent dans le proto-fascisme et la fausse conscience de classe, une sorte d’hégémonie du local sur le national.
Lukacs s’interroge, quel genre de guerre culturelle a pu produire une identification qui fasse que, tout en ayant un maigre salaire de travailleur, celui-ci se solidarise avec un grand capitaliste ou oligarque ou voter pour (ou soutenir) un mouvement fasciste.
Lukacs (contemporain de la montée du fascisme en Italie et du nazisme en Allemagne) a assisté à la trahison de la classe ouvrière qui a soutenu le fascisme mussolinien et la montée du nazisme en Allemagne !
Cette fausse conscience de classe disqualifie moralement la classe ouvrière qui a trahi, mais elle n’aide pas à comprendre le pourquoi des choses. En politique, les positions sur le terrain ne sont pas données, elles résultent d’un débat sur le ‘’sens’’. Il nous faut créer cet espace discursif constructif.
Carl Schmitt :
Pour Carl Schmitt, la conception de toute politique s’établit comme une discrimination AMI/ENNEMI. (Le) politique est partisane à défaut ce n’est plus du (le) politique. C’est la platitude il n’y a plus de conflit. Ce grand juriste, philosophe et patriote allemand dans ses deux œuvres majeures, le Nomos de la terre et la théorie du partisan, insiste sur l’importance de l’antagonisme, ce qui donne un grand poids à sa critique sur le libéralisme.
CARL SCHMITT, une des questions qu’il soulève, décisive à ses yeux, que pour penser la politique démocratique, c’est de reconnaitre qu’il y a des antagonismes impossibles à éradiquer, argument qu’il avance pour rejeter la démocratie pluraliste. Schmitt rejette la démocratie pluraliste que dans un angle de tir libéral (sur ce registre Schmitt est très mal lu), pour Schmitt, le libéralisme est un régime non viable, car celui-ci dénie la démocratie et la démocratie dénie le libéralisme. Rappelons que le libéralisme prône la maximisation des bénéfices individuelles et rejettent toute autre forme d’alternative. Pour Schmitt faute d’alternative antagoniste (ami/ennemi) il n’y a plus de politique. Donc pour la démocratie le libéralisme est non viable.
Schmitt ajoute, on ne peut reconnaitre le pluralisme et accepter le conflit au sein d’une association politique parce que, dit-il, cela entrainerait la guerre civile et qu’on ne peut par conséquent considérer ce genre de conflit légitime (sur ce registre voire notre riposte plus loin car je soutiens qu’une démocratie pluraliste peut-être possible dans un solide cadre institutionnel, si les règles du jeu pour accéder au marché sont respectées sans accumulation capitalistique et sans monopole).
En Algérie l’antagonisme ne peut se manifester que sous la forme, Ami/Ennemi, Dominés/Dominants car on doit percevoir les dominants (oligarques et les affairistes) que comme des ennemis, pourquoi ? Parce qu’ils ont accédé au marché, source de richesse, par la rente, les privilèges, les faveurs, les contrats d’exclusivités (ce grand mal hérité du capitalisme français), les optimisations fiscales des groupes créés avec la complicité de l’Etat (qui ne payeront jamais d’impôts) …donc les règles du jeu sont faussées.
Mais quand les dominants accèdent au marché par l’innovation et la compétition, les règles du jeu sont institutionnalisées et acceptées et là on peut parler d’un couple Ami/Adversaire. C’est-à-dire dans ce cas le couple Ami/Adversaire ce n’est qu’un dérivé d’un couple Ami/ Ennemi qui s’est institutionnalisé où les règles du jeu sont aplanies et respectées.
Le couple Ami/Adversaire n’élimine pas le couple Ami/Ennemi mais le sublime. Car chacun reste sur ses gardes, les deux couples peuvent émerger à tout moment de façon alternative, comme subitement, quand les règles du jeu sont faussées et qu’il y a tricherie.
Selon Schmitt, le libéralisme, parce qu’il nie que l’antagonisme est impossible à éradiquer (Théorie du partisan, p.63), est incapable d’appréhender la nature « du politique » dont le critère spécifique est la discrimination entre ami et ennemi. Cette discrimination requiert la formation d’un « nous » opposé à un « eux » exprimant toujours des sujets collectifs, chose qui échappe nécessairement au libéralisme à cause de sa perspective individualiste.
Le politique contrairement à la métapolitique suppose conflit et antagonisme.
Si la politique existe dans la société, c’est parce qu’elle comporte la dimension de conflit des sociétés humaines entre les dominés et les dominants. La tâche de la démocratie n’est pas d’essayer de bâtir un « nous » complètement inclusif, un « nous » sans « eux », mais de bâtir une relation « nous/eux » de telle sorte qu’elle soit compatible avec la démocratie pluraliste.
Deleuze, Guattari et le structuralisme
La réflexion du structuralisme, affirme qu’un « nous » ne peut pas être construit sans un « eux ». J’ajoute, cette relation « nous/eux » n’est pas quelque chose qui existe déjà, de nature essentialiste (de là vient ma critique sur l’essentialisme de classe), mais est toujours le résultat d’une construction discursive, que nous ne retrouvons pas dans les manuels.
Lénine en déclenchant la révolution bolchévique n’a pas suivi les manuels marxistes, à contrecourant de la pensée de Marx qui a esquissé une stratégie de conquête de pouvoir par la classe ouvrière, accorde une place centrale au suffrage universel, c’est-à-dire une fois que la classe ouvrière aura la majorité dans la société capitaliste, alors elle pourra gouverner, impliquant une démocratie politique complète. Cette erreur sera corrigée plus tard après la mort de Marx par Friedrich Engels dans son ouvrage, Le rôle de la violence dans l’Histoire.
Le structuralisme montre que la politique, ce sont les affects, les passions. A la création d’un « nous », il est un moment crucial qui a à voir avec la dimension affective. Les passions ce sont des affects communs, ceux qui sont mobilisés dans le champ politique pour la constitution des formes d’identification « nous/eux ». Les affects sont l’assise d’un « nous », ont ce rôle crucial dans l’établissement d’une hégémonie que dans la lutte contre hégémonique. La confrontation des identités politiques collectives liées entre elles par un lien social de nature libidinale à base d’affects et de passions sont constitutifs du le politique.
Pour la théorie politique, un point important de la critique comme je l’ai relaté ci-dessus concerne l’essentialisme.
Le structuralisme a mis en question la catégorie du sujet en tant qu’identité rationnelle transparente qui, se trouvant être la source de ses actions, c’est la capacité de chaque individu à se construire soi-même, à devenir acteur de son existence. Avec une dimension Kantienne : je ne peux accepter être sujet moi-même qu’à condition d’accepter que tous les humains puissent l’être.
Le sujet à deux dimensions, la capacité de se construire et ensuite respecter autrui.
C’est cette vision du sujet, actuellement qui semble être remise en question, dans laquelle les individus sont plus ou moins conscients de ce qu’ils font, semblent s’exprimer et agir en accord avec leur conscience.
On a omis d’introduire les dimensions négatives et la face sombre du sujet. La capacité de détruire, voire de s’autodétruire, et de refuser à autrui le droit d’être un sujet.
Un concept central en philosophie politique : l’hétéronomie.
Donc il faut se garder d’essentialiser le sujet qui peut être sous l’effet de l’hétéronomie (le sujet n’est pas autonome et libre de ses actions). Le sujet en effet n’est pas une « essence », il n’est pas une caractéristique anthropologique commune à tous les êtres humains et identique chez chacun.
Le sujet quand il se construit, il se « subjectivise » et d’autre part, quand il détruit et s’autodétruit, devenant de moins en moins sujet, pour basculer à côté du mal, se « désubjectivise ». Les deux processus sont opposés et contradictoires, et pourtant, la subjectivisation et la dé-subjectivisation sont le lot de chacun d’entre nous. Les deux processus peuvent exister en même temps chez une même personne, ou se succéder plus ou moins rapidement, par phase, et les évolutions ne se font pas nécessairement de façon linéaire.
J’appartiens personnellement à une école intellectuelle qui fait confiance à la capacité des individus de comprendre ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Au-delà de ces quatre dimensions du sujet, se construire, respecter autrui, détruire, s’autodétruire, il y a une cinquième dimension que j’ai appelé ci-dessus la dimension hétéronomique.
Cette dimension hétéronomique considère que le sujet n’est pas autonome et libre de ses actions et que cette capacité a ses limites.
Cette conscience que les acteurs ont du sens de leur action sera plus ou moins aigue selon les cas, selon les moments aussi, et parfois selon l’emprise d’une idéologie, d’une propagande officielle, des médiamensonges (fake news), d’une presstituée, toutes peuvent être considérables.
Il ne faut pas perdre de vue que cette cinquième dimension hétéronomique a trait à l’aliénation (l’esclavage à la marchandise, à la richesse, au consumérisme effréné, à l’individualisme etc…), à la subordination (à un clan, une tribu, une région, une ethnie etc..), à l’hétéronomie (le fait d’accepter que d’autre disent le sens de votre action et le dictent) toutes existent aussi bel et bien.
Lacan
Je termine en passant par l’indispensable psychanalyste et philosophe Lacan, démontre et nous enrichit d’une autre explication, de loin de s’organiser autour de la transparence d’un égo, la personnalité se structure en une série de niveaux qui existent hors de la conscience et de la rationalité des agents.
La parfaite maîtrise du sujet, un thème central en philosophie politique moderne, est justement selon Lacan, ce qui ne peut être jamais atteint.
C’est de cette perspective que nous allons développer notre critique de l’essentialisme de classe et du sujet dans la vraie politique et non dans la métapolitique de nos partis qui ont pris en otage la politique sans la laisser évoluer vers l’excellence par ignorance, inconscience et faute de bagages théoriques.
La question fondamentale qui doit être résolue : quelle est cette énergie collective d’un « nous » contre « eux » qu’il faut en mettre en marche, qui est toujours au cœur de tous les moments révolutionnaires de changement politique et démocratique. Cette énergie de la plèbe, des gens du commun que le pouvoir méprise, qui disent :
« Ça va être à mon tour, peut-être ; cette fois-ci, c’est nous qui pouvons gagner ».
*Docteur en physique, DEA en économie