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Méthodes managériales totalitaires : la fabrication de burn-out (2/3)

Par Khider Mesloub

Ainsi, la pulvérisation des collectifs de travail s’est-elle traduite par la précarisation et la déstabilisation des salariés, accentuées par la perte du sens et des repères professionnels collectifs traditionnels. Depuis trente ans, par la politique de management, matérialisée notamment par la réorganisation des entreprises, l’externalisation, la filialisation, les menaces de délocalisation, le patronat a distillé un terrifiant climat d’insécurité permanent parmi les salariés, devenus interchangeables.

Force est de constater que créer l’insécurité de/dans l’emploi constitue un épouvantail efficace pour affaiblir la résistance des travailleurs, aux fins d’instiller l’instabilité psychologique parmi les salariés, pour briser leur confiance.  Ce faisant, la coopération et la solidarité entre salariés ont été remplacées par la compétition.

« Il y a trente ou quarante ans, le harcèlement, les injustices existaient, mais il n’y avait pas de suicides au travail. Leur apparition est liée à la déstructuration des solidarités entre les salariés. », souligne Christophe Dejours, (entretien publié par Le Monde du 14.08.09). Christophe Dejours décrit ainsi une caractéristique particulière de la souffrance au travail permettant d’expliquer l’expansion des suicides au travail : l’isolement du travailleur. La perte de la solidarité rend les travailleurs beaucoup plus vulnérables face au harcèlement, aux pressions managériales et patronales.

Climat de peur instauré au sein des entreprises

Parmi les facteurs explicatifs du phénomène des suicides au travail Christophe Dejours cite la propagation de l’évaluation individualisée des performances introduite au cours de ces trois dernières décennies : « L’évaluation individualisée, lorsqu’elle est couplée à des contrats d’objectifs ou à une gestion par objectifs, lorsqu’elle est rassemblée en centre de résultats ou encore en centre de profits, conduit à la mise en concurrence généralisée entre agents, voire entre services dans une même entreprise, entre filiales, entre succursales, entre ateliers, etc. Cette concurrence, lorsqu’elle est associée à la menace de licenciement conduit à une transformation en profondeur des rapports du travail. Elle peut déjà dégrader les relations de travail lorsqu’elle est associée à des systèmes plus ou moins pervers de primes. Mais lorsque l’évaluation n’est pas couplée à des gratifications, mais à des sanctions ou des menaces de licenciement, ses effets délétères deviennent patents. L’individualisation dérive alors vers le chacun pour soi, la concurrence va jusqu’aux conduites déloyales entre collègues, la méfiance s’installe entre les agents. (…). Le résultat final de l’évaluation et des dispositifs connexes est principalement la déstructuration en profondeur de la confiance, du vivre-ensemble et de la solidarité. Et, au-delà, c’est l’abrasion des ressources défensives contre les effets pathogènes de la souffrance et des contraintes de travail. » (Aliénation et clinique du travail).

Christophe Dejours met en exergue cet élément parmi les méthodes d’asservissement et d’aliénation. Pour ce spécialiste de la psychopathologie au travail, la réussite de ces méthodes d’aliénation s’explique par le développement d’un climat de peur instauré au sein des entreprises, notamment la peur de la perte de l’emploi, particulièrement terrifiante dans un contexte de chômage massif. Ces méthodes d’intimidation et de coercition psychique s’inscrivent dans le contexte du triomphe de l’idéologie libérale.

Christophe Dejours a mis en lumière cette nouvelle souffrance au travail désignée sous le nom de « souffrance éthique ». La souffrance éthique se caractérise par le conflit moral devant lequel est placé le travailleur devant les exigences de réalisation d’objectifs productifs et commerciaux intenables fixés par les chefs d’entreprise, induisant des conduites de tromperie dans l’accomplissement des tâches, souvent exécutées « malproprement » ou à contrecœur.

Cette explosion de la souffrance au travail conforte l’analyse marxiste sur l’impossibilité de la diminution de la charge de travail au sein du système capitaliste, en dépit des progrès technologiques. Car la tendance principale de l’économie capitaliste est l’extirpation toujours grandissante de la plus-value du travail salarié et non l’amélioration des conditions de travail. Pour preuve : la réduction de la durée de travail (le passage aux 35 heures en France), s’est traduite par l’intensification des cadences, la suppression des temps de pause, etc.

À cet égard, parmi les mesures déstabilisatrices appliquées par les employeurs figure en premier lieu la généralisation du contrat à durée déterminée (CDD), contrat précaire. Cette précarisation a bousculé le rapport de forces entre travail et capital, depuis lors favorable au patronat. Vient ensuite la mobilité récurrente des postes, permettant au patron d’assurer leur domination par l’épuisement généré par ces mutations professionnelles internes intempestives. Le salarié ne doit pas se sentir chez lui au sein de l’entreprise, voilà la nouvelle politique patronale. De même, la polyvalence est requise du travailleur.

Management :  la performance pathologique de l’aliénation

Avec la méthode managériale moderne, certes les salariés sont officiellement déclarés autonomes, mais dans les faits ils ne disposent d’aucun pouvoir de négociation, sinon le pouvoir de négociation dans la soumission pour aménager servilement leur assujettissement. Il en résulte, pour le salarié, un sentiment d’absence total de maîtrise sur le processus de production. Ce qui est l’objectif des employeurs : déposséder les salariés de tout contrôle professionnel, susciter la précarité subjective permanente.

C’est ce que reconnaît Henri Proglio, ancien patron de Veolia et EDF : « L’entreprise aujourd’hui est comme une caste indienne. Tout en haut, les financiers, les industriels, puis les esclaves, les salariés. Le pouvoir appartient plus que jamais aux financiers ».

Avec le management totalitaire, nous sommes entrés dans la performance pathologique de l’aliénation. Aussi, l’accroissement dramatique de la souffrance au travail n’est pas la conséquence malheureuse et accidentelle de la politique managériale. Mais constitue en réalité l’objectif préalable principal de cette méthode managériale totalitaire. Pour affirmer et affermir leur domination sur les salariés, les patrons ont décrété de recourir à ces bien nommées « Ressources Humaines » des méthodes managériales afin de répandre l’insécurité professionnelle parmi leurs salariés en vue de mieux les soumettre aux objectifs de production à réaliser sans protestations individuelles ni contestations collectives. Or, ces méthodes managériales entraînent des conséquences pathologiques graves sur de nombreux salariés et, corrélativement, des répercussions sur la société tout entière.

Ces dernières années, de nombreuses études ont démontré la dégradation des conditions de travail. De plus en plus de salariés sont affectés par de multiples pathologies liées à la détérioration de leurs situations professionnelles induite par l’accroissement des contraintes productivistes, l’intensification des cadences, la fixation d’objectifs démesurés. À ces diverses pathologies physiques et psychologiques, très répandues ces trois dernières décennies, est venue se greffer une nouvelle pathologie provoquée par la surcharge de travail : le Burn-out. Apparu à la fin des années 1970, le Burn-out, autrement appelé en français épuisement professionnel ou usure mentale, occasionne d’abord un déficit sthénique, un découragement, ensuite une démotivation, puis des symptômes de dévalorisation de soi et de dépression.

Le Burn-out est une forme particulière de dépression liée à l’épuisement. C’est un terme parlant : le travailleur se retrouve à « l’état de cendres pour avoir trop brûlé son énergie ».

Le harcèlement professionnel : véritable maltraitance psychologique

Dans le même temps, parallèlement, avec la dégradation des conditions de vie, le développement endémique du chômage, l’expansion de l’anomie, l’explosion des incivilités, on a assisté à l’apparition d’une nouvelle souffrance au travail : l’insécurité professionnelle liée à la multiplication des agressions des personnels sur leurs lieux de travail. En effet, de multiples catégories professionnelles en lien direct avec le public sont victimes d’agressions : le personnel soignant hospitalier, le personnel des transports publics, le corps enseignant (collèges et lycées), le personnel du secteur social, du secteur commercial (caissières), personnel du secteur public, etc. (Même le corps répressif policier, bras armé de l’État, est en proie aux agressions récurrentes, au point d’acculer de nombreux policiers au suicide – lire notre analyse consacrée aux suicides des policiers dans notre livre Autopsie du mouvement des Gilets jaunes).

Autre affection très répandue dans le monde du travail : la maltraitance psychologique, désignée, par euphémisme, sous le terme de harcèlement. En très forte augmentation, le harcèlement constitue une véritable maltraitance professionnelle exercée par la hiérarchie contre ses « subordonnés ».

Christophe Dejours analyse ce phénomène de la manière suivante : « Le harcèlement au travail n’est pas nouveau. Il est vieux comme le travail. Ce qui est nouveau, ce sont les pathologies. C’est nouveau parce qu’il y en a beaucoup maintenant, alors qu’il y en avait beaucoup moins autrefois. Entre le harcèlement, d’un côté, et les pathologies, de l’autre, il faut bien invoquer une fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Cette fragilisation peut être analysée. Les résultats sont assez précis. Elle est liée à la déstructuration de ce que l’on appelle les ressources défensives, en particulier les défenses collectives et la solidarité. C’est l’élément déterminant de l’augmentation des pathologies. En d’autres termes, les pathologies du harcèlement sont, avant tout, des pathologies de la solitude. » (Christophe Dejours, Aliénation et clinique du travail, Actuel Marx, n° 39)

Les répercussions sur la santé des victimes de harcèlement sont dramatiques : troubles psychosomatiques, dépressions, suicides.

Précisément, derrière manifestation extrême de la souffrance au travail : le retournement de la violence contre soi, c’est-à-dire les suicides sur les lieux de travail.

Méthodes managériales militaristes : procédés nazis

À l’évidence, selon les spécialistes de psychopathologie du travail, l’apparition et la multiplication de ces pathologies professionnelles sont directement liées aux nouvelles méthodes d’organisation du travail fondées sur le management. Ainsi, par les méthodes managériales, sous couvert d’optimisation et de compétitivité, l’entreprise instaure un véritable climat de tensions permanentes en vue de réaliser des objectifs souvent démesurés, au prix d’une grave souffrance administrée aux salariés soumis à des pressions pathogènes. Par ces méthodes managériales militaristes, dignes des procédés nazis et staliniens, l’entreprise inflige une véritable souffrance à l’ensemble des salariés, contraints de subir dans le silence ces supplices (esclavagistes) psychologiques des temps modernes.

Par la division des salariés, l’éclatement des liens collectifs professionnels, la mobilité salariale, la précarisation des contrats de travail, l’entreprise est parvenue, ces dernières décennies, à exploiter sans vergogne les salariés, souvent avec la collaboration des syndicats, coupables de complicité de crimes contre les travailleurs, responsables de la banalisation de l’injustice et de la violence dans l’entreprise capitaliste contemporaine. On assiste à la propagation du totalitarisme entrepreneuriale et à la Banalité du Mal dans le monde du travail, avec l’assentiment de toutes les instances étatiques, politiques et syndicales.

Au reste, selon certaines études, la souffrance au travail résulterait également du conflit manifeste entre les convictions morales du salarié et les injonctions souvent moralement répréhensibles dictées par le patron. Cette souffrance n’est donc pas la manifestation d’une fragilité physique ou psychologique inhérente aux salariés, mais la traduction d’une réaction psychosomatique aux nouvelles méthodes de domination patronale inhumaines. Les exigences productivistes et commerciales totalitaires imposées par le patronat aux salariés, soumis à une atmosphère et une mentalité belliqueuses extrêmes, déstabilisent moralement et psychologiquement les salariés. Y compris au plan moral. Comme le souligne Violaine des Courières : « Un PDG racontait que des actionnaires, notamment des fonds de pension anglo-saxons, les appellent tous les jours pour leur imposer des valeurs « woke » contre leur gré. Les PDG deviennent des salariés ».

Aussi, ces contraintes économiques guerrières portent-elles souvent atteinte à leurs convictions morales, à leur éthique professionnelle, ennemies de toutes les valeurs marchandes. La maladie du salarié est l’ultime forme de protestation silencieuse exprimée par la souffrance de son corps personnel, faute de révolte collective portée par le corps professionnel syndical occis.

À cet égard, la supercherie du management se révèle dans cette manipulation psychologique des salariés opérée par la diffusion sournoise de valeurs « humaines universalistes » censées unifier l’ensemble des agents, officiant par ailleurs au sein d’une entreprise capitaliste où leur travail s’effectue pourtant dans un cadre privé, concurrentiel, exclusivement orienté vers l’intérêt des détenteurs du capital. Cette hypocrisie favorise le désenchantement et le malaise des salariés.

Lire: https://algerie54.dz/2023/02/09/travail-litterature/

 

 

 

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