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Méthodes managériales totalitaires : la fabrication de burn-out (3/3)

Par Khider Mesloub

De toute évidence, comme nous l’avons souligné ci-dessus, certes l’activité humaine, cette nécessité d’œuvrer à la production de ses moyens d’existence, est une catégorie anthropologique intrinsèque à l’humanité. Mais le travail, cette activité de production fondée sur le salariat, est une catégorie sociale historique répandue seulement au sein du mode de production capitaliste.

Avec la généralisation du salariat, le capitalisme a développé cette activité productive aliénante coupée des capacités de maîtrise, de contrôle et d’appropriation des moyens de production et des produits pour les travailleurs. Car toutes ces capacités et moyens de production sont la propriété exclusive des patrons.

Comme l’a écrit Karl Marx dans ses Manuscrits économico-philosophiques de 1844 : « le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, […] donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. »

Perte du sens du travail : épuisement psychique

En conclusion, la « modernisation du travail » s’est traduite par une profonde déstabilisation des salariés : sentiment d’abandon, d’isolement, de précarité ; hantise de l’imperfection, peur d’être incompétents, de ne pas y arriver, méfiance à l’égard des autres collègues, etc.

Avec le taylorisme, les travailleurs étaient un simple rouage passif, astreint à une stricte conformité aux consignes et modes opératoires. Leur travail s’effectuait indépendamment de leur état d’esprit, de leurs états d’âme et de leurs savoirs. Avec le management, la méthode semble a priori différente : la nouvelle organisation du travail proclame reconnaître la dimension humaine des salariés, respecter et miser sur leur subjectivité, leur personnalité. Pourtant, à décortiquer les mécanismes des deux organisations de gestion du travail, la logique demeure semblable : dans les deux cas s’organise en réalité une disqualification des métiers, de la professionnalité, de l’expérience, tendant à renforcer la domination totalitaire et le contrôle drastique exercés par les dirigeants, les patrons. La conséquence est semblable : perte du sens du travail, favorisant l’épuisement psychique, précarisant subjectivement les salariés en permanence mis à l’épreuve, au point de les conduire à douter de leur propre valeur et de légitimité.

Nous avons là affaire à l’aliénation dans toute sa grandeur et splendeur totalitaire.

Actuellement, depuis le déclenchement de la pandémie du Covid-19 politiquement instrumentalisée, on assiste à l’amplification de la souffrance des salariés, induite par la généralisation du télétravail.

Selon de nombreuses études, le télétravail ferait exploser les burn-out. Ces études ont mis en évidence la corrélation entre les conditions de télétravail et l’augmentation de l’épuisement professionnel. D’après une récente étude menée en France par le cabinet Empreinte Humaine, depuis le début de l’année 2021, le nombre de cas de burn-out a augmenté de 25%. Un chiffre plus global indique même que 2 250 000 salariés seraient en burn-out sévère en France, soit 2,7 fois plus qu’en mai 2020, au début de la pandémie. Parmi les travailleurs diagnostiqués psychologiquement épuisés, les femmes seraient les plus affectées. Les jeunes sont également impactés. Cet épuisement psychologique est lié à la détérioration des conditions de travail en télétravail imposé, aggravées de surcroît par les méthodes managériales intrusives. Mais également par la rupture des liens sociaux, autrement dit l’isolement, l’éloignement du résultat et l’absence de reconnaissance.

Sans conteste, les salariés, précipités brutalement dans le travail en distanciel, sont dépassés par la nouvelle organisation professionnelle. Leur santé mentale en pâtit. D’autant plus que ce bouleversement professionnel est intervenu dans une situation de pandémie couplée à un climat de sidération et de psychose alimenté par le pouvoir via ses relais médiatiques. Cette ambiance anxiogène n’aura nullement favorisé cette mutation professionnelle distancielle forcée.

Télétravail : vecteur d’aliénation et de burn-out

Intervenu dans une période de pandémie marquée par le confinement et le couvre-feu, les restrictions sanitaires, matérialisées par la fermeture des cafés et restaurants, ces lieux de socialisation et décompression, sans oublier la fermeture des lieux culturels (cinémas, théâtres), espaces de ressourcement intellectuel et d’évasion des pesanteurs professionnelles anxiogènes, le télétravail a impacté considérablement le mental des salariés.

Nul doute, aujourd’hui, les risques de souffrance au (par) le travail s’est considérablement accru. Le bouleversement de l’organisation du travail dans les entreprises, basculées précipitamment dans le télétravail, plonge des millions de salariés dans la détresse psychologique. Avec les confinements récurrents, les restrictions de déplacement, l’obligation du télétravail, selon de nombreuses études, presque 50% des salariés déclarent avoir souffert de dépression. En dépit de la fin des restrictions anxiogènes, la détresse psychologique s’accentue de mois en mois. Pour nous cantonner au cas de la France, la santé mentale des salariés s’est considérablement dégradée. Près d’un salarié sur deux se trouve actuellement en détresse psychologique et présente des symptômes de dépression et d’épuisement professionnel, le fameux burn-out. C’est le résultat inquiétant du 6ème baromètre de la santé psychologique des salariés français en période de crise, réalisé par OpinionWay pour le cabinet Empreinte Humaine.

De cette récente étude menée par le cabinet Empreinte Humaine, spécialiste en prévention des risques psychosociaux et en qualité de vie au travail, auprès de plus 2000 salariés français, il ressort que presque la moitié des salariés (49%) sont en grande détresse psychologique. 36% souffriraient de forme sévère de dépression nécessitant un accompagnement thérapeutique et un traitement médicamenteux psychotropique. Fait alarmant, un tiers des sondés ont des idées suicidaires. Selon cette étude, les télétravailleurs sont plus exposés aux risques psychosociaux. En effet, depuis la généralisation du télétravail, on assiste à l’intensification des troubles psychosociaux liés à la nouvelle organisation du travail en distanciel. La santé mentale des télétravailleurs s’est considérablement dégradée. Les arrêts de travail se multiplient à cause du stress et de l’anxiété. De nombreux télétravailleurs confinés présentent des signes de troubles mentaux sévères, anxieux, dépressifs. Un chiffre qui augmente encore pour les personnes confinées en couple ou avec un enfant. Nombre de télétravailleurs peinent à s’aménager un endroit où exercer leur activité professionnelle dans de bonnes conditions. Seuls 45 % des salariés interrogés peuvent s’isoler toute la journée. Environ 60 % télétravaillent dans leur salon, et 25 % dans une pièce fermée, notamment leur chambre.

Quotidiennement, les télétravailleurs doivent traiter une avalanche de mails, participer à des interminables réunions en visioconférence, répondre en permanence à des appels téléphoniques. Certains décrochent de leur travail à des heures tardives.

L’exemple de la banque d’affaires américaine Goldman Sachs illustre cette dégradation des conditions de travail depuis la généralisation du télétravail. Des employés de cette banque ont affirmé dans un rapport effectuer des semaines de travail de 98 heures en moyenne depuis le début de la pandémie. Certains décrochent du travail seulement à 3 heures du matin.

La direction de la banque s’est fendue d’un communiqué dans lequel elle reconnaît l’augmentation de la charge de travail depuis le début de la crise sanitaire : « Nous reconnaissons que nos équipes sont très occupées car les affaires marchent bien. Les volumes d’activité sont à des niveaux historiquement élevés », a indiqué la banque dans un message transmis à l’AFP.

Télétravail : l’entreprise s’incruste au domicile

David Solomon, PDG de Goldman Sachs, s’est lui aussi exprimé sur la question dans un message vocal à destination de ses employés, relayé par CNBC : « Permettez-moi de dire à tout le monde, et en particulier à nos analystes et associés : nous reconnaissons que les personnes qui travaillent aujourd’hui sont confrontées à un nouvel ensemble de défis », a déclaré David Solomon, avant d’ajouter : « Dans ce monde de travail à distance, on a l’impression de devoir être connecté 24 heures/24 et 7 jours /7. »

Isolement, monotonie des tâches, lassitude, perte des repères : les raisons de la détérioration de l’état mental des salariés sont ainsi multiples. Les multiples études notent une plus forte détresse psychologique chez ceux qui télétravaillent dans de petits espaces. Beaucoup de ses salariés confinés à domicile disent ressentir un sentiment d’étouffement. Plus de la moitié des employés interrogés se plaint de surcharge de travail et dénonce les journées à rallonge. Un tiers des salariés redoutent de voir survenir des suicides sur leur lieu de travail, autrement dit sur leur d’habitation devenu leur espace d’incarcération professionnel.

De fait, le télétravail est vécu par de nombreux salariés comme une véritable souffrance au travail. Pour une partie des salariés, le télétravail est synonyme d’isolement et de stress. Une souffrance liée aux conditions dans lesquelles s’exerce leur activité professionnelle à domicile. Par ailleurs, le télétravail entraîne une perte de sens. À la fois du fait de l’invisibilité du travail (« hors les murs de l’entreprise »), de l’illisibilité des tâches. Mais également en raison de l’incursion de l’entreprise dans l’espace privé des salariés. En effet, l’absence de cadre distinct entre vie professionnelle et vie privée induit une forme de confusion des rôles entre le statut professionnel et parental. Les frontières sont floues entre le cadre du travail et celui de la vie privée. Du fait que le télétravail déborde sur l’espace privé ou vice versa, cela génère une confusion mentale, une fragilité psychologique, une perte des repères.

C’est la définition même de l’aliénation : dépossession de soi.

Une chose est sûre : l’engouement initial des salariés pour le télétravail s’est estompé au fur et à mesure de son expérimentation induite par les successifs confinements. Les désillusions sont à la hauteur des espoirs de liberté placés dans ce mode de travail à domicile, vanté par les patrons comme le nec plus ultra de la liberté. Rapidement, les premières déceptions se sont manifestées.

Les travailleurs croyaient se libérer de l’entreprise en œuvrant à domicile. Mais, au final, c’est l’entreprise qui s’invite à leur domicile, transformant leur habitation en espace professionnel. Leur domicile est devenu une succursale de l’entreprise, dont les multiples charges (loyer, électricité, chauffage, eau, repas, garderie, etc.) sont supportées par le salarié. De nombreux salariés doivent travailler en présence de leurs enfants, souvent dans un espace réduit, avec un modeste « mobilier professionnel » de fortune dépourvu d’ergonomie, qui plus est sous la surveillance constante de l’employeur ou du manager, sans déconnexion possible.

Selon une récente étude réalisée par GetApp, 45% des télétravailleurs seraient soumis à des contrôles en permanence. Aux États-Unis, la surveillance permanente est assurée par le logiciel Time Doctor. En France, ce pistage électronique est exécuté par Hubstaff, opéré par les captures d’écran des salariés toutes les cinq minutes. Microsoft a installé, dans son logiciel bureautique Office 365, une nouvelle fonctionnalité permettant de noter, avec des évaluations de performances, les utilisateurs, autrement dit les télétravailleurs. Pour affiner le contrôle des salariés, un autre logiciel, proposé par Teramind aux entreprises, permet de surveiller le comportement en ligne des télétravailleurs (par l’inspection de la messagerie instantanée, le suivi des documents et des fichiers partagés, etc.). Ce logiciel accorde également la possibilité à l’employeur de bloquer l’accès aux sites des réseaux sociaux.

Le nouveau mode de travail en distanciel se révèle plus pathogène, source de souffrance professionnelle. C’est le Big Brother salarial.

Enfin, si, autrefois, grâce à leur inscription dans le mouvement collectif ouvrier massivement organisé, les salariés pouvaient dépasser leurs ateliers et leurs bureaux par leurs engagements politiques contre leur exploitation capitaliste, donnant ainsi un sens politique à leur souffrance, aujourd’hui, avec l’individualisation et l’atomisation, le déclin des partis ouvriers, l’éclipse du projet émancipateur, les salariés n’ont plus ce bénéfique appui politique et cet espoir salvateur. C’est isolément, autrement dit individuellement, qu’ils sont confrontés à leur triste et sinistre sort d’esclave-salarié.

Assurément, dans la perspective de l’émancipation humaine, l’abolition du travail comme catégorie sociale historique capitaliste doit être clairement inscrite dans le programme de la révolution sociale. Il s’agit d’abolir le salariat, catégorie historique, et non l’activité productive, catégorie anthropologique. Une fois la révolution accomplie à l’échelle mondiale, la nouvelle communauté humaine universelle sans classe s’attellera à développer une nouvelle forme d’activité productive affectée au service des besoins humains, débarrassée de toutes les formes d’oppression, exploitation, aliénation, vectrices de nuisances pathologiques.

« Le domaine de la liberté commence là où s’arrête le travail déterminé par la nécessité. » Karl Marx.

« Si j’étais médecin, je prescrirais des vacances à tous les patients qui considèrent que leur travail est important. » Bertrand Russell.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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