Par Khider Mesloub
Dans mon livre rédigé au début de la guerre russo-ukrainienne (1), au printemps 2022, j’écrivais : «Contrairement aux affirmations soutenues par (certains) observateurs aveuglés par leurs conceptions idéologiques tiers-mondistes (selon lesquelles il n’existerait qu’un seul impérialisme : occidental), ce n’est pas la Russie qui mène le jeu, encore moins remporte quelque victoire sur l’échiquier international, mais les Etats-Unis.
Actuellement, les Etats-Unis engrangent des succès sur le plan impérialiste sans mobilisation d’aucun soldat, ni dépense financière excessive. En effet, le poids du financement de l’Ukraine est supporté majoritairement par les pays européens, notamment par le secours humanitaire apporté à près de 8 millions de réfugiés et déportés ukrainiens (dès le début de l’invasion de l’Ukraine, 17 milliards avaient été débloqués par l’Union européenne pour subvenir aux besoins des réfugiés. Depuis, les fonds débloqués ont considérablement augmenté), et par l’aide militaire (octroyée au président Zelensky).
De surcroît, son bras armé, l’OTAN, n’a jamais été autant auréolé de prestige, autant pleinement opérationnel, élargissant sa sphère d’influence et de contrôle sur les quatre continents grâce à ses 800 bases militaires déployées dans 177 pays. Mieux : à la faveur de la guerre en Ukraine, l’OTAN – autrement dit, les Etats-Unis – renforce prodigieusement son leadership, matérialisé par l’adhésion de nouveaux pays, l’accroissement substantiel de son financement, l’augmentation faramineuse des commandes d’armements auprès du complexe militaro-industriel américain, la dépendance économique et militaire de l’Europe vis-à-vis de Washington.
A l’instar de Saddam Hussein, manœuvré en 1990 par Bush père, encouragé à envahir le Koweït avec la promesse de la neutralité de Washington, dans le dessein de justifier l’intervention impérialiste des Etats-Unis en Irak, en vue de redynamiser leur hégémonie mondiale menacée d’annihilation par suite du relâchement de la discipline au sein du bloc occidental. Ce, consécutivement à la dislocation du bloc soviétique, la Russie a été piégée par la puissance américaine par la multiplication des provocations, matérialisées par l’élargissement de l’OTAN vers les frontières russes. Mais surtout par la promesse de son impartialité en cas d’intervention russe en Ukraine. A l’époque, l’Irak était tombé dans le piège tendu par les Etats-Unis. Aujourd’hui, la Russie tombe à son tour dans le panneau étasunien. […].
Globalement, la Russie, depuis longtemps puissance impérialiste rivale des Etats-Unis, comme lors de son intervention militaire en Afghanistan à l’origine de l’effondrement de l’URSS, est condamnée désormais à s’enliser dans une guerre destructrice interminable, préjudiciable aux populations ukrainiennes et russes, principales victimes de cette barbarie guerrière. […].
Outre la Russie, les seconds perdants de cette guerre suscitée et attisée par les Etats-Unis, ce sont les pays européens, de nouveau, comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, diplomatiquement en perte d’influence, acculés par ailleurs à passer sous les fourches caudines de l’Oncle Sam, et son bras armé l’OTAN. Déjà plusieurs Etats ont décidé d’augmenter substantiellement leur budget en matière d’armements, notamment l’Allemagne qui a annoncé le doublement de son budget militaire, matérialisé, au grand bénéfice des Etats-Unis, par l’achat de 35 avions de combat F-35 américains. […].
En outre, par la création du chaos en Ukraine, et l’extension de ce chaos à l’ensemble des pays européens impactés par le déferlement de millions de réfugiés et le renchérissement des prix des matières énergétiques occasionnées par les sanctions économiques décrétées par l’Occident, les Etats-Unis entendent entraver l’avancement de la Chine vers l’Europe, compromettant la réalisation des «Routes de la soie», censées transiter également par les pays de l’Europe de l’Est.
Ainsi, dans le cadre de leur stratégie agressive d’endiguement de la Chine (cet ennemi à combattre et abattre), après avoir créé l’alliance AUKUS en 2021 pour torpiller les voies maritimes de la Chine dans la région de l’Indopacifique, les Etats-Unis ouvrent un second front de déstabilisation économique par l’obstruction des voies terrestres européennes destinées à l’acheminement des marchandises en provenance de Chine. Somme toute, les Etats-Unis auront déstabilisé et la Russie et l’Europe et la Chine. […].
In fine, la stratégie des Etats-Unis, par la fomentation de la politique de la terre brûlée imposée à la Russie engagée désormais dans une guerre interminable et épuisante, vise à affaiblir sa puissance militaire et son potentiel économique, réduit à la portion autarcique congrue. Mais également par la pérennisation de la guerre en Ukraine, à réaligner l’Europe derrière l’OTAN, dans la perspective de l’ultime conflit militaire contre la Chine. C’est à dessein que l’ancienne cheffe de la diplomatie américaine, Hillary Clinton, pour souligner la perniciosité de la Chine, et surtout pour mettre en garde l’Occident contre les velléités expansionnistes chinoises, a déclaré récemment : «La Russie est une menace à court terme et la Chine à long terme.» […].
De toute évidence, le déclenchement de cette guerre «américaine» aura permis de saborder les velléités des pays européens, notamment de la France et l’Allemagne, de s’émanciper des Etats-Unis par le développement d’une coopération plus intensive avec la Russie. […].
Une chose est sûre, avec «la fabrication de cette guerre en Ukraine», les Etats-Unis auront réalisé victorieusement tous leurs agendas, à la fois sur les plans économique, impérialiste, politique, idéologique, etc. Au plan impérialiste, ils auront réussi à (re)vendre à prix d’or l’OTAN à l’ensemble des pays européens, y compris à des pays longtemps réputés pour leur légendaire neutralité (la Suède, la Finlande et la Suisse). Au plan économique, par l’assujettissement de l’Europe désormais affaiblie et, surtout, entièrement dépendante des Etats-Unis pour l’approvisionnement de ses matières énergétiques et alimentaires, achetées par ailleurs à des prix exorbitants.
Au plan militaire, l’Europe de la défense est également enterrée, avec comme conséquences bénéfiques pour les Etats-Unis la réorientation des budgets militaires européens vers l’acquisition d’armements américains sous couvert de l’OTAN.
Au plan politique, dans le cadre de la nouvelle polarisation impérialiste mondiale et dans la perspective des préparatifs de guerre contre la Chine, la réactivation des thématiques propagandistes «démocratiques», ces armes occidentales idéologiques de guerre, symbolisées par la classique éculée antienne atlantiste : «défense du monde libre contre les régimes autocratiques.» […].
Assurément, la guerre en Ukraine ouvre une nouvelle ère de chaos, de déstabilisation et de destruction à l’échelle internationale, excepté, comme à l’accoutumée, aux Etats-Unis, géographiquement excentrés du théâtre du conflit, économiquement et énergétiquement autosuffisants. […].
L’ironie de l’histoire, c’est que non seulement l’Ukraine est sur le point de perdre la guerre militaire, mais l’Union européenne est en train de perdre la «guerre économique» qu’elle entendait livrer à la Russie par les sanctions. On se souvient que Bruno Le Maire, le ministre français de l’Economie (de guerre ?), avait martelé que la France allait livrer à la Russie une «guerre économique totale». Pour assurer la victoire de l’Ukraine, donc du camp occidental, «nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie», assurait le ministre de l’Economie, promettant que les puissances occidentales allaient «provoquer l’effondrement de l’économie russe», avait-il proclamé sentencieusement. Or, non seulement l’Ukraine est en train de perdre la guerre militaire – dans des conditions dramatiques pour les milliers de recrues inexpérimentées qui sont envoyées au front –, mais l’Occident, et la France en particulier, est en train de perdre la «guerre économique» qu’elle entendait livrer à la Russie sous couvert de la guerre en Ukraine.
Ce n’est pas la première fois que les dirigeants des pays capitalistes occidentaux, confrontés à une crise économique systémique, pour dévoyer l’attention des prolétaires, se livrent à l’embrigadement militariste de la population pour l’envoyer s’entretuer sur les champs de guerre au nom de la défense de la patrie ou de la défense de la démocratie bourgeoise. Assurément, la guerre en Ukraine inaugure une ère de barbarie et de chaos mondialisés. […].»
Ces lignes ont été rédigées au printemps 2022.
Aujourd’hui, au début de ce printemps 2024, un accord de paix était en train de se dessiner pour mettre fin à la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Selon plusieurs sources, Vladimir Poutine serait disposé à négocier un cessez-le-feu avec l’Ukraine. Par ailleurs, de l’autre côté de la frontière, une majorité d’Ukrainiens, usés par la guerre, commencent à pousser leur gouvernement à la négociation.
Cependant, ce scénario de paix entre la Russie et l’Ukraine dérange au plus haut point les plans stratégiques des Etats-Unis. Or, comme nous l’avons noté plus haut, la stratégie des Etats-Unis, par la fomentation de la politique de la terre brûlée imposée à la Russie engagée désormais dans une guerre interminable et épuisante, vise à affaiblir sa puissance militaire et son potentiel économique, réduit à la portion autarcique congrue.
C’est dans cette perspective qu’il faut inscrire l’attentat de la salle de concert de Moscou perpétré par Daech. Qui dit Daech, dit CIA. Si c’est l’œuvre de Daech comme revendiqué, l’attentat a été donc commandité par son employeur : la CIA.
Les Etats-Unis avaient connaissance de projets d’attentats de l’organisation terroriste visant de «grands rassemblements y compris des concerts» à Moscou, selon les informations. Comment ?
Pour sa part, le président de la Serbie, Aleksandar Vucic, a déclaré que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, informés de l’imminence de l’attaque armée contre la salle de concerts de Moscou, avaient appelé, dès le 7 mars, par la voix de leurs ambassades respectives, leurs ressortissants à ne pas se rendre dans les centres commerciaux.
«Cela signifie que leurs propres services de renseignement écoutaient certaines conversations, obtenaient des informations, et qu’ils savaient que cela se produirait», a déclaré le président serbe.
Comme s’interroge mon confrère Kamel M. dans son article intitulé «La CIA actionne son bras armé Daech en Russie pour provoquer le chaos mondial», publié dans Algeriepatriotique ce 24 mars : «qu’est-ce qui pousserait un groupe armé qui se dit sunnite à commettre un attentat sanglant contre un pays qui, dans le contexte du génocide à Gaza, défend bec et ongles les musulmans massacrés par Israël avec la bénédiction des Etats-Unis ? Pourquoi ce groupe armé islamiste ne s’en est-il pas pris à l’entité sioniste ?» En effet, la question mérite d’être posée.
Seuls les Etats-Unis souhaitent par tous les moyens pérenniser le conflit armé russo-ukrainien pour les raisons évoquées ci-dessus.
La Russie n’est pas près de se dégager du bourbier dans lequel les Etats-Unis l’ont précipitée, comme le reconnaît Kamel M : «Les premiers à pâtir de cette dangereuse provocation des Américains et de leurs vassaux européens, ce sont les Ukrainiens qui verront l’armée russe passer à la vitesse supérieure en Ukraine, où celle-ci s’est contentée, jusqu’ici, de grignoter des territoires sans pour autant recourir à la grosse artillerie – proportionnellement à la redoutable puissance de feu russe.» Voilà l’objectif recherché par la Maison-Blanche : la réactivation du conflit russo-ukrainien à une échelle sanglante et destructrice inégalée. Et les gesticulations bellicistes et élucubrations guerrières de Macron ont été probablement suggérées par Washington pour attiser le conflit russo-ukrainien. Pour relancer la machine de guerre russe en Ukraine jusqu’à son épuisement.
Aujourd’hui, seul Washington tire les marrons du feu de la guerre russo-ukrainienne, sans tirer aucun coup feu. Sinon par ses mercenaires ukrainiens et terroristes de Daech. Pendant ce temps, Moscou est à feu et à sang. Et pour une longue durée. Au plus grand profit des Etats-Unis.
1) Chroniques contre la guerre généralisée en cours, éditions L’Harmattan, 2022.