A la une, Culture

L’écrivain Albert Cossery : une plume égyptienne désaliénante (3/6)

Par Khider Mesloub

Dans chacun de ses romans revient en leitmotiv cette suggestion adressée à ses lecteurs :  préservez votre vie des agitations stériles du monde aliénant. Épargnez votre énergie en vous dispensant de l’esclavage salarié.

Au reste, dans une entrevue accordée au mensuel le Magazine littéraire en 2005, à la romancière Aliette Armel qui lui demande : « pourquoi écrivez-vous ? », il lui rétorque spontanément, du tac au tac : « J’aimerais qu’après avoir lu un de mes livres, les gens n’aillent pas travailler le lendemain, qu’ils comprennent que l’ambition de vivre est suffisante, que nulle autre ambition ne vaut ! ».

Ainsi, fidèle à lui-même, en conformité avec sa philosophie de la paresse, il s’est appliqué à ne jamais travailler. Il a vécu chichement de ses droits d’auteur, sans rien posséder.

Pourtant, cet homme du Nil, né dans une famille bourgeoise copte d’Égypte d’origine grecque et syrienne, scolarisé au lycée français du Caire, tôt installé à Paris, aurait pu avoir la vie d’un bourgeois grâce à ses compétences et à sa plume. Ami de grands écrivains richissimes et de célèbres artistes fortunés, Cossery aurait pu profiter amplement de leur générosité. Il aurait pu devenir riche. Profiter de ses amis fortunés. Posséder des sculptures de son ami Giacometti, des toiles offertes par ses amis. Mais il a refusé. Car, disait-il, il les aurait vendues. Comme il aurait vendu ses dents en or, s’il en avait eu.

De livre en livre, dont chacun contient plus de sagesses et de messages que des milliers d’ouvrages rédigés par des romanciers (et non des écrivains – la différence est importante aux yeux de Cossery), le philosophe du Nil dispense le même enseignement philosophique à ses lecteurs. À tous, Cossery suggère d’épargner leurs forces, de se soustraire à l’asservissement salarial, à l’aliénation. De réaliser qu’ils ne sont rien, en dépit de leur orgueil et de leur vanité.

Au reste, les personnages de Cossery sont toujours des êtres en marge qui refusent sciemment « de participer au destin du monde civilisé » superficiel.

De manière générale, dans ses romans, sans concession, Cossery porte de violents réquisitoires contre la société occidentale, cette société en putréfaction vectrice d’aliénation. « L’Europe a voulu donner des leçons de civilisation… Le progrès, de quel progrès s’agit-il ? Je n’en vois aucun pour l’humanité… Le seul progrès possible pour l’humanité, c’est le progrès spirituel, peut-être la lucidité, la prise de conscience. Car l’illusion, l’imposture… il faut les dénoncer, il faut dénoncer les faux-semblants où qu’on soit, d’où qu’ils viennent, des tyrans ambitieux, aussi bien que des révolutionnaires velléitaires ». « Je suis contre la société répressive, la morale conformiste et ceux qui l’incarnent, l’aliénation causée par le progrès et le désir de la richesse à tout prix. Les pauvres sont des marginaux, pour eux la vie est simple, ils n’ont rien et se moquent de tout ; les autres refusent la mentalité d’esclave, le mode de vie moutonnier et choisissent de vivre différemment. Je le répète à tout moment que la vie est simple, surtout en Orient, le climat, le soleil aident beaucoup. Plus on va vers le Sud plus on a de temps pour observer, méditer, c’est cela l’Orient. Mais, en même temps, quand je décris la misère égyptienne, c’est la misère universelle, l’oppression universelle que je représente et n’importe quel lecteur dans le monde peut s’y reconnaître. Il suffit d’aimer la vie, quand on aime la vie, on la trouve n’importe où, il faut savoir être le roi de la vie (…) ». À lui seul, ce passage constitue une pièce d’anthologie de désaliénation.

À l’évidence, Albert Cossery a marqué de nombreux lecteurs par sa philosophie de la dérision. Moraliste incisif et percutant, il aime contempler les personnes pour faire ressortir leurs travers, dénoncer leur suffisance, leurs puériles croyances, leur aliénation heureuse. Comme son modèle Diogène, philosophe grec de l’Antiquité et célèbre représentant de l’école cynique, Cossery cultive le dénuement comme d’autres aiment prétentieusement fertiliser leurs comptes bancaires. Il veille à préserver sa pauvreté matérielle comme d’autres s’échinent ridiculement à fortifier leurs richesses. À combler son être comme d’autres s’acharnent à se remplir « d’avoirs ». Avec opiniâtreté et dignité, à rebours de la mode consumériste, en pleine époque d’abondance des biens matériels et de la société de consommation débridée, Cossery préfère s’adonner à l’enrichissement de son âme, à l’embellissement de son être. Diogène disait : tout ce que tu possèdes, te possède en retour. Tu crois posséder les richesses, mais en vrai tu es possédé par elles. Tu es esclave de tes biens. Appliquant à la lettre ces principes, Cossery s’est juré de ne rien posséder sinon sa liberté. Complètement détaché des « réalités matérielles », durant toute sa longue vie presque centenaire, il n’aura possédé comme biens que quelques vêtements, un téléviseur, une bouilloire électrique, de surcroît offerts par ses amis.

« Que voulez-vous, je n’ai rien à acheter, je n’ai jamais su posséder, je n’ai pas de carnet de chèque, pas de carte de crédit, non, non, je n’ai qu’une carte, ma carte d’identité égyptienne, enfin, mon permis de séjour, c’est tout… ». « Pour attester ma présence sur terre, je n’ai pas besoin d’une belle voiture », ironisait-il. Fidèle à sa philosophie, ennemi de toutes les aliénations, il refuse d’être propriétaire d’une maison ou locataire d’un grand appartement. Ennemi des superficies superficielles, il préfère jeter son dévolu sur une minuscule chambre d’hôtel, à la dimension de sa petite humble personne marquée par la modestie et l’humilité. Expression de son refus d’abdiquer sa liberté, d’aliéner sa conscience.

En fait, Albert Cossery n’a voulu qu’une seule chose dans sa vie : ne devenir l’esclave de rien, ni de personne. Pas de voiture, pas d’objet, pas d’appartement, pas de femme, pas d’enfant, pas de travail. Cossery a refusé toute forme d’attachement et de possession. Pour ne pas subir de frustration, de déception, de dégradation, de déclassement. Pour ne pas vivre les affres de son ancienne amie retrouvée par hasard, quarante ans plus tard : « Une ancienne amante. Je lui demande ce qu’elle est devenue. Trois enfants, deux divorces, quatre déménagements, etc. Et toi ? Oh moi, rien n’a changé. Je fais toujours la sieste, sur le lit où j’étais couché quand tu m’as quitté. »

Albert Cossery n’aime rien moins que les scènes de ménages et les ruptures conjugales.

Il n’a jamais rompu avec une femme. C’est une règle qu’il s’est fixé : « Les ruptures, les disputes, c’est fatigant. », aime répéter Cossery.

La dérision, une philosophie de vie

Dans ses pérégrinations parisiennes, Cossery adopte l’attitude souveraine du poète bohémien ennemi des relations marchandes : « celui qui va au marché, qui regarde partout, qui ne vend rien, qui n’achète rien et s’en va en emportant tout », autrement dit, le souverain sentiment d’avoir comblé son être par le seul bonheur d’exister, de se suffire à soi-même.

Au fil de ses successifs livres, Cossery instruit le procès interminable de la société dominante, accusée de tous les forfaits, méfaits, coupable de toutes les formes d’aliénation. Contre ce monde d’imposture dirigé par des dictateurs habillés en costume-cravate, en tenue militaire, ou en accoutrement traditionnel oriental (il abhorre aussi bien les démocraties occidentales décadentes que les dictatures orientales moyenâgeuses), il règle à sa manière philosophique ses comptes politiques.

Cossery ne prône pas la révolution. Mais la résistance passive. Dans le prolongement des ouvrages politiques de Thoreau, auteur du livre La Désobéissance civile et de Paul Lafargue (gendre de Karl Marx), auteur de l’opuscule Droit à la paresse, Albert Cossery, en romancier, prolonge cette philosophie « subversive passive » par son œuvre où la désobéissance rieuse le dispute à la paresse laborieuse. Son objectif est de démystifier les ressorts de la société marchande dominante et de l’aliénation. De dénoncer l’hypocrisie ambiante de la société. Contre ce modèle marchand dominant il prône l’édification d’une nouvelle société bâtie par les misérables, les gens dépourvus d’ambition.

Lire aussi: 

L’écrivain Albert Cossery : une plume égyptienne désaliénante (1/6)

L’écrivain Albert Cossery :une plume égyptienne désaliénante (2/6)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article sur :

publicité

Dessin de la semaine

Articles similaires