Par Mohamed Belhoucine*
« L’Acte promulgué en 1547 au nom d’Edouard VI durant la phase d’accumulation primitive du capitalisme à sa naissance, a inscrit en lettres de sang et de feu, les annales de l’humanité : « chaque homme qui reste trois jours sans travail est considéré en flagrant délit de vagabondage.
Les juges doivent immédiatement faire marquer ledit oiseux sur le front à l’aide de l’acier brulant par la lettre V, et adjuger ladite personne vivant si soigneusement au présentateur [ndm : c’est-à-dire au dénonciateur] pour qu’il soit son esclave, pour qu’il possède et tienne ledit esclave à la disposition de lui-même, de ses exécuteurs ou serviteurs par l’espace de deux ans à venir.
La fuite est punie par un châtiment corporel, par une nouvelle marque, un S, et la condamnation à l’esclavage perpétuel. La récidive de fuite est punie de mort ».
Ledit acte ci-dessus est rapporté par Marx (p.1212-1213, le Capital livre 1), qui précise que « le Capitalisme dans sa phase primitive, réduit la population à la misère et contraint à la mendicité et au vagabondage un nombre croissant de déracinés auxquels on ne laisse d’autre choix qu’entre l’extermination et la disciplinarisation à marche forcée vers le salariat qui signale l’ère capitaliste à son aurore, toute l’Europe sera soumise à ces législations sanglantes avant de généraliser l’internement comme cadre du travail forcé ». Marx ajoute, « …aussi, le terrifiant catalogue des effets de la colonisation européenne de l’Amérique dressé en 1542 par Las Casas dans sa Brevisima relacion de la destruccion de las Indias ».
[Les numéros entre parenthèses dans cet article renvoient aux pages correspondantes de Karl Marx, le Capital. Critique de l’économie politique, livre I : le procès de production du capital, PUF, 1993. 1360 pages].
Avertissement :
Que faire des théories, des concepts, des outils élaborés par Marx et Engels ? Comment les utiliser réellement et concrètement pour se saisir d’un XXIe siècle sur lequel l’Histoire et la fin des pays « du socialisme réel » pèsent encore ? On ne saurait enfermer le marxisme dans des catégories figées, partisanes et dogmatiques : c’est au contraire d’un regard renouvelé sur l’esprit et la lettre de ce vaste héritage dont nous avons besoin aujourd’hui. La théorie et la pratique exigent d’être évaluées à l’aune des réalités sociales et politiques effectives. S’interroger sur la lettre de Marx et des marxismes, notamment en les confrontant à d’autres courants théoriques, c’est de ne pas en faire un credo, mais l’occasion de croisements pluridisciplinaires, de relectures et d’appropriations nouvelles, instruits des leçons de l’Histoire mais pas stérilisés par le passé.
Michael Perelman : The invention of Capitalism and the Secret History of Accumulation, Duke University Press, 2000.
Abstract : L’accumulation primitive du capital ou de dépossession se présente sous 2 formes : La dépossession de la plus-value dans le procès de travail et la dépossession des moyens de subsistance, des ressources et des droits :
- L’extraction de plus-value de la force de travail (physique et cognitive) par le capitaliste est une forme d’accumulation par dépossession, puisqu’elle n’est rien d’autre que l’aliénation de la capacité du travailleur à produire de la valeur dans le procès du travail.
- A- Expropriation des terres des familles d’agriculteurs au profit de l’agrobusiness sans compensation équitable (au détriment des communautés locales qui en dépendent pour leur subsistance).
- B- L’extraction des ressources naturelles, peut se faire sans tenir compte des droits des population locales, entraînant des conséquences environnementales et sociales graves.
- C- Privatisation des biens communs. La transformation de ressources qui étaient auparavant considérées comme biens communs (comme l’eau et les forêts) en propriétés privées.
- D- la lutte contre le biopiratage et le brevetage du vivant par les promoteurs capitalistes.
- E- La gentrification des villes (les pauvres expulsés à la périphérie de la ville au profit des riches) et la production de sans-abris dans les capitales du monde industrialisé et celles du tiers-monde.
- F- contre les prédateurs du crédit, les banques (des dettes frauduleuses : on prête de l’argent à ceux qui n’ont pas de capacité de remboursement pour saisir leurs biens ensuite).
- L’essor de la financiarisation de l’économie, du système du crédit est un signe de la résurgence des mécanismes d’accumulation par dépossession dont les récentes mesures d’ajustements structurels couvrant plusieurs pays qui ont dépossédé les populations de leurs biens publics …
- En surface, bien des formes contemporaines de l’accumulation par dépossession n’ont pas de lien direct avec l’exploitation du travail vivant destinée à produire de la plus-value que décrit Marx dans le Capital…on pourrait continuer sans fin.
Marx avait tort de limiter le processus d’accumulation primitive ou initiale ou de dépossession à une époque antédiluvienne, à la préhistoire du capitalisme. Le capitalisme aurait disparu depuis longtemps s’il n’avait pas constamment eu recours à l’accumulation primitive ou de dépossession, et surtout à la violence impérialiste (l’agitateur Trump menace de mettre à exécution le projet sioniste de l’épuration ethnique à Gaza pour la vider de sa population palestinienne, de s’approprier par la force, des territoires tels le Canada, Groenland, Panama et de s’emparer par la violence de la flibusterie, comme au temps des écumeurs pirates de la mer des Caraïbes pour dérober les 7500 milliards d’obligations saoudiennes (dettes américaines achetées par l’Arabie Saoudite en bons obligataires) placées à Wall Street et à la City de Londres, accumulées durant des décennies).
L’idée que l’accumulation primitive ou de dépossession a eu lieu une fois pour toute, dans un passé reculé, puis elle a cessé d’avoir des effets significatifs, me parait problématique. Tout récemment, les grands théoriciens marxistes les plus autorisés (dont le plus complet, le plus actualisé et le plus systématique Michael Perelman, dans son ouvrage phare : The invention of Capitalism and the Secret History od Accumulation, Duke University Press, 2000) et aussi David Harvey (le nouvel impérialisme, édit. Les prairies ordinaires, 2010) ont suggéré que le procès d’accumulation primitive ou de dépossession est au contraire une constante de la géographique historique du capitalisme.
Marx nous instruit dans le Capital livre I, que le capitalisme repose sur 2 formes d’exploitation : 1- la production de plus-value (travail physique, de nos jours complété et élargi au travail cognitif (dans le tertiaire, à l’usine, dans la mine, dans l’exploitation agricole) et 2 – La circulation de marchandise sur le marché.
Considérée de ce point de vue, l’accumulation est un processus purement économique dans la phase la plus importante est une transaction entre le capitaliste et le salarié. Dans les deux phases cependant, à l’usine comme sur le marché, l’accumulation reste exclusivement dans les limites d’un échange de marchandises, d’un échange de grandeurs équivalentes, sous le signe de la paix, de la propriété privée et de l’équité. Mais quand le capitalisme traverse des crises (1848, 1871, 1929 et 2008), il ne génère plus de valeur, c’est-à-dire sera confronté à une crise d’accumulation du capital qui débouche sur une croissance zéro ou négative, alors il recourt aux délocalisations, à l’impérialisme, au vol, au pillage et à l’appropriation de la propriété et des ressources d’autrui, l’échange de marchandise se transforme en exploitation (Droits de douanes élevés et échanges léonins), et l’équité mue en domination de classe.
Le Capitalisme a le monde entier pour théâtre. Ici les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la monnaie, la politique des sphères d’intérêts (Droits de Douanes élevés, accès aux marchés) et la guerre.
La violence, l’escroquerie (le capital en collaboration avec ses agents compradores a mobilisé ses meilleurs juristes, de fins limiers, spécialisés dans la confection des contrats léonins), l’oppression, le pillage se déploient ouvertement sans masque, et il est facile de reconnaitre les lois rigoureuses du processus économique dans l’enchevêtrement des violences et des brutalités politiques.
Pour illustrer ces thèses, je cite l’exemple des guerres de l’opium. L’inde entre le XVIIIe et XIXe siècles était l’un des plus gros marchés étrangers pour les marchandises britanniques, et les indiens réglaient une partie de ces biens en nature, en fournissant des matières premières à la Grande Bretagne (Marx l’explique dans le Capital). Mais cela ne suffisait pas. L’opium indien était de plus en plus vendu en Chine en échange de métal argent, qui était ensuite utilisé pour payer les produits britanniques. Lorsque les chinois voulurent contrôler leur commerce extérieur, les britanniques remontèrent le fleuve Yangtsé le 7 janvier 1841 et détruisirent l’ensemble de la flotte chinoise, pour les contraindre à ouvrir les ports.
C’est pourquoi Rosa Luxemburg affirme dans son ouvrage pionnier écrit en 1916 (l’accumulation du Capital, Paris, Maspero, 1967, troisième partie, chap.31) que, pour se perpétuer sur le long terme, l’accumulation du capital doit recourir à des méthodes impérialistes. Et toujours selon elle, l’accumulation primitive s’est surtout poursuivie dans la périphérie du système, en dehors des régions dominées par le mode de production capitaliste (le centre). Dans ce cadre, le colonialisme et l’impérialisme jouaient un rôle essentiel. Mais petit à petit, Rosa Luxemburg ne survivra pas pour voir que le rôle de la périphérie a changé (notamment depuis la décolonisation après 1945). Rosa Luxemburg et son camarade Karl Liebknechet seront assassinés le 15 janvier 1919 sous les ordres du ministre de la défense des sociaux-démocrates allemands (SPD) Gustav Noske au cours de la semaine sanglante en Allemagne du 11 au 15 janvier 1919 ou plus de 120.000 communistes allemands seront exécutés.
Les stratégies d’accumulation ont pris une autre forme telles que relatées par Rosa Luxemburg, elles se sont démultipliées et ont pris une place de plus en plus conséquente dans les régions du centre dominées par le capital.
Prenons le cas de la Chine contemporaine. Sous Mao, la Chine suivait sa propre voie du développement et n’entretenait que des relations minimales avec l’extérieur. En 1978, Deng Xiaoping a complètement bouleversé l’économie du pays en l’ouvrant aux investissements étrangers. Les réformes agraires ont révolutionné la production agricole et libéré une énorme quantité de force de travail et de surproduit. Il semble incontestable que la Chine a connu, au cours des quarante dernières années, l’équivalent de ce que Marx appelle l’accumulation primitive ou initiale.
Et dans la mesure où l’ouverture de ce pays a aussi contribué à la stabilité du capitalisme mondial, Rosa Luxemburg dirait sans doute que cette nouvelle phase d’accumulation initiale a permis au capitalisme de survivre.
Dans ce cas, ce n’est pas des puissances capitalistes étrangères, mais l’appareil d’Etat chinois et son Parti communiste qui ont choisi d’emprunter une route quasi capitaliste pour accroitre la richesse nationale. C’est ainsi qu’on a vu émerger, à partir d’une population agricole, un immense prolétariat urbain travaillant pour des salaires dérisoires, un afflux d’abord contrôlé de capitaux étrangers vers des régions ou des villes précises pour employer ce nouveau prolétariat, et un réseau mondial permettant de vendre et de réaliser la valeur de ces marchandises. Dans le même temps, le marché intérieur a explosé. Il est aussi intéressant de noter le rôle des sites « vierges » dans ce développement. Shenzen a connu une croissance fulgurante en passant en deux décennies, du statut de petite bourgade à celui de gigantesque centre industriel.
Le développement y a suivi un schéma assez similaire à celui que décrit Marx dans l’incipit au début de cet article, à ceci près que la violence a été moins forte (d’aucuns diront : efficacement déguisée). Il faut savoir, que la grande lutte contre la corruption se poursuit encore de nos jours, en Chine, demeure implacable et se solde annuellement par l’exécution de plus de 120.000 chinois corrompus.
Compte tenue donc de la part de la Chine dans l’expansion continue d’un système capitaliste voué à l’accumulation pour l’accumulation et à la production pour la production, il est difficile de ne pas conclure qu’il se dégage deux tendances :
- Que des dynamiques proches de l’accumulation initiale existent bel et bien dans le capitalisme actuel, et,
- Leur perpétuation est fondamentale à la survie de ce système.
Cette thèse se vérifie presque partout aujourd’hui, comme le montrent la violence génocidaire contre la population de la RDC exercée par le Rwanda actuel, dépourvu de ressources, transformé en hub de trading (par les israéliens et les américains) pour écouler les ressources volées à son voisin la RDC riche en ressources stratégiques à l’instar de l’Afrique en général, sans oublier l’expropriation des populations paysannes de leurs terres en Amérique latine, en Asie du Sud et en Asie de l’Est.
L’accumulation initiale ou de dépossession n’a donc pas disparu ; dans certains cas elle a même tendance à s’intensifier et à engendrer de violents conflits (par exemples, en Inde, où les paysans sont expropriés pour créer des « zones économiques spéciales). Les massacres de paysans résistant aux expulsions à Nandigram, dans le Bengale occidental, constituent un exemple classique d’accumulation initiale, et auraient très bien pu avoir lieu dans la Grande-Bretagne du XVI et XVIIe siècles parfaitement expliqués par Karl Marx dans le Capital livre I.
En outre la dette souveraine et le système de crédit, que Marx présente comme des aspects essentiels de l’accumulation initiale, ont désormais pris une ampleur démesurée, au point de devenir le système nerveux central qui régule le flux des capitaux. Les méthodes prédatrices de Wall Steet et des institutions financières montrent que l’accumulation initiale se poursuit par d’autres moyens notamment par la dette frauduleuse et les mesures d’ajustement structurels (le Maroc, l’Egypte et la Jordanie, leur endettement a progressé de 3 à 4 fois par rapport à leur production de richesses, ont vu quasiment tous leurs patrimoines transférés (transfert de propriétés) et logés dans les actifs des bilans comptables des institutions internationales avec la complicité de l’oligarchie).
Aucune des parties présentées par Marx dans le CapItal I, II et III ou Grundrisse 1857-1858, n’a donc disparu, et certaines se sont même développées à un point que personne de son époque n’aurait pu imaginer. En outre, les moyens dont dispose la classe dominante pour s’enrichir et appauvrir la force de travail se sont démultipliés. Je cite, encore pour exemple, la vague de privatisation qu’a connue le monde capitaliste dans les années 1970. La privatisation de l’eau (Toutes les eaux de sources et minérales sont sujettes à la biopiraterie dans les pays de la périphérie, accaparées par l’oligarchie ou les compradores locaux), de l’éducation, des soins de santé, de l’essentiel des services publics, a profondément affecté le fonctionnement du capitalisme (en créant, par exemple, toutes sortes de nouveaux marchés) ; Quand l’Etat perd ses deux principales manettes stratégiques que sont le contrôle de la croissance et des investissements, la conséquence est immédiate, la privatisation des entreprises publiques, seront cédées à l’oligarchie à de vils prix de cession leur permettant de faire d’énormes profits en très peu de temps.
*Docteur en physique et DEA en économie